Ahmed Ounaies - Note de lecture du livre de Mahmoud Ben Romdhane: La Révolution Tunisienne. Une longue œuvre historique (1574-2023)
Par Ahmed Ounaïes - Le Professeur Mahmoud Ben Romdhane publie à son tour un ouvrage consacré à la Révolution Tunisienne, édité par l’Académie Beit al-Hikma en 2024. Il s’agit d’un ouvrage de plus de 500 pages, où l’acte révolutionnaire est saisi dans sa relativité et dans sa portée culturelle profonde.
Le titre définit le temps et le champ de l’étude : le parcours de l’Etat tunisien et les péripéties ayant marqué son évolution sur le temps long, soit 450 ans. Les péripéties ont un sens pour celui qui ne se limite pas à cerner les faits mais qui médite, qui évalue et qui se résout à porter un jugement. Ainsi le lecteur est-il amené à découvrir le fil de l’évolution et à s’élever à l’intelligibilité historique et philosophique, sans manquer le jugement moral. Telle est l’ampleur du projet. L’auteur assume.
Le tournant de 1574 marque le début de la gestion du territoire directement par l’Empire Ottoman. Bientôt, la dynastie Mouradite, avec Mourad Bey I en 1613, amorce la reprise en main de la destinée nationale. Le recentrage et la délimitation du territoire, déjà acquis, sont complétés par le processus d’assujettissement et d’intégration par l’impôt. Tandis que s’esquisse, d’étape en étape, la substance et l’envergure de l’Etat, la nature du régime politique et le caractère absolu du pouvoir sont mis en question.
La dynamique de l’histoire est tendue par les ressorts de la modernisation, de l’idée de progrès, de l’impératif social, de la percée du citoyen… telle est la longue œuvre historique. Ainsi s’enchaîne une dialectique dont les phases sont analysées dans leurs composantes essentielles, aussi plurielles, aussi convergentes, aussi contradictoires soient-elles. Un même souffle anime, de page en page, l’effort de recherche et de clarification. Le souffle reflète la culture du progrès, la foi dans la vertu créatrice du temps. Si prévaut la part de l’analyse économique pour l’époque contemporaine, les facteurs sont toujours multiples, les tableaux complexes, les équilibres tendus. Les grandes dates sont hissées en titres et explorées dans leur consistance et dans leurs conséquences.
Sans doute la dynastie Husseinite, fondée en 1705, occupe-t-elle la phase prépondérante de la matrice sociale: pouvoir absolu, réformes minces, crises, révoltes… dressent le relief de la scène intérieure. Parmi les monarques, Hamouda Pacha et Ahmed Bey tranchent: ils sont dûment honorés.
Le rôle de l’éducation reste décisif : parallèlement à l’institution de la Zitouna, l’enseignement d’avant-garde de l’Ecole Polytechnique du Bardo (1837-1868), puis du Collège Sadiki (fondé en 1875) et où s’insèrent les langues européennes, expliquent la montée des nouvelles élites auxquelles n’échappent guère les exigences des temps nouveaux.
Le rôle du système politique n’est pas moins décisif: les Beys ayant tous les pouvoirs, les mœurs et la misère culturelle de la majorité d’entre eux – aveuglement, inadaptation, inconscience – provoquent la faillite: ainsi s’étendent à la Tunisie les Empires coloniaux basés en Europe.
A ce titre, les facteurs proprement tunisiens n’expliquent pas tout. Un éclairage sur les transformations du système international et sur le phénomène colonial eût été bienvenu. L’interférence du système colonial induit d’elle-même l’émergence du Mouvement National et l’internationalisation. Les enjeux sont alors renouvelés.
Le moment obéit à de nouveaux paramètres. Cette évolution concerne, au-delà de la Tunisie, l’Afrique du Nord et l’ensemble des continents africain et asiatique.
L’indépendance, proclamée le 20 mars 1956, ouvre la voie à des évolutions fondamentales : l’élection de l’Assemblée Nationale Constituante, le 26 mars 1956, permet bientôt le passage paisible du régime monarchique au régime républicain. Le pouvoir, désormais, puise sa légitimité non plus dans l’institution beylicale, mais dans l’institution élue. La légitimité du pouvoir devient électorale. Ce maillon de la chaîne des révolutions tunisiennes n’est pas saisi dans sa portée révolutionnaire, sans doute parce qu’il prolonge la légitimité bourguibienne qui transcende l’état de fait et qui paraît suffire pour valider le bond institutionnel.
Habib Bourguiba, hissé à la tête de l’Exécutif en avril 1956, conçoit de longue date la Tunisie moderne, la Tunisie arrachée à l’archaïsme et qui se lance à rattraper la caravane de la civilisation. De très belles pages sont consacrées à cet épisode effervescent : la Tunisie se recrée, se resitue dans son temps, fixe les enjeux, mobilise les moyens, reconstruit l’édifice. Elle se distingue par la clarté stratégique et par la netteté de la philosophie de l’homme qui l’anime et qui l’inspire. Les témoignages des contemporains sont éloquents. La bataille du développement est déclarée plus importante que la lutte pour l’indépendance, l’impératif du progrès prévaut sur les idéaux démocratiques, la rationalité prévaut sur le dogme. L’auteur affirme : « nos progrès d’aujourd’hui et de demain seront à jamais le fruit de la Révolution bourguibienne engagée durant cette période cruciale. Et cette Révolution ne pouvait être accomplie sans ‘‘choc’’ ».
Les réformes fondamentales portent sur la conquête de la souveraineté économique, sur la construction nationale et la mobilisation de l’investissement. Elles se développent dans un contexte économique en voie de mondialisation où l’Europe occupe une position prépondérante, et dans un système mondial relativement équilibré où la Tunisie indépendante est comprise, respectée et fermement soutenue. Sur ce fond, la problématique du développement économique et les choix politiques et culturels inhérents déterminent la longue œuvre historique de la Révolution tunisienne.
Certains grands axes – la généralisation de l’enseignement, le statut de la femme, l’abolition des Habous, la promotion de la sécurité sociale– sont menés à terme. A tous égards, les réalisations sont cohérentes, le bilan positif, parfois superbe. L’auteur exalte l’instauration de la sécurité sociale, sa structuration et ses records. Ces percées constituent, dans l’histoire nationale, une révolution.
Sur le tard, le long règne de Bourguiba est brouillé par la raideur du monopartisme, le blocage de la démocratie, les frustrations consécutives aux crises économiques : les explosions de moins en moins contenues de la classe politique et de la société civile, légitimement exigeantes, posent le problème de l’autoritarisme et des libertés démocratiques.
Les prémisses de l’évolution démocratique ne tardent pas à menacer la majorité électorale, invariablement acquise au profit du système bourguibien. Les élections pluralistes du 1er novembre 1981 donnent le coup de semonce: tout prouve que des instructions émanant de Carthage dictent de proclamer la victoire totale du Parti au pouvoir. Or, au-delà de l’appel démocratique, le pluralisme recèle aussi l’appel sournois d’un courant islamiste dont nul ne soupçonnait la profondeur, ni la violence ni la résilience.
Tandis que l’Algérie voisine subit, de plein fouet, la fureur islamiste surgie aux élections municipales de juin 1990, et combattue par l’armée tout au long d’une décennie noire, la menace en Tunisie est tenue en échec dès la relève du Président Bourguiba en novembre 1987. L’épreuve entraîne la montée en puissance de l’appareil de sécurité qui s’en prévaut pour se recentrer, pour justifier et proroger l’autoritarisme et pour ouvrir la voie à de nouveaux fléaux : les affaires, les détournements, la corruption, la déchéance de l’Etat. Nul n’écoute les voix populaires.
La Révolution, c’est la voix populaire. Prévaudra-t-elle ? Mahmoud Ben Romdhane présente une thèse ample, sévère et ardente. Elle lève le voile sur l’acte même, sur les répliques et, plus au fond, sur la société tunisienne, ses envolées et ses limites.
Ahmed Ounaïes
Janvier 2025
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