News - 17.01.2025

Le long combat contre la psychiatrie coloniale

Le long combat contre la psychiatrie coloniale

Au moment où l’hôpital Razi célèbre en cette année 2025 son centenaire, le Dr Essedik Jeddi nous rappelle dans un livre bien documenté le parcours et la pensée militante d’un pionnier de la médecine psychiatrique. Sous le titre de Le Docteur Salem Esch-Chadely, premier combattant contre la médecine coloniale (Editions Santillana), il revient aux bases de cette conception inappropriée longtemps exercée en Afrique du Nord et passe en revue les combats menés pour s’y opposer. Dans sa préface, le professeur Gilles Bibeau n’hésite pas à écrire en préface que cet ouvrage met la psychiatrie coloniale en procès.

Professeur émérite au département d’anthropologie à l’Université de Montréal, il écrit : «Ce livre courageux explore les sources de l’image péjorative du Maghrébin qui fut celle des psychiatres coloniaux et dénonce, avec des arguments solides, la légitimation scientifique qu’ils apportèrent à leurs pratiques raciales de prise en charge en s’appuyant sur de prétendus fondements biologiques censés expliquer le «primitivisme» et l’«impulsivité́ criminelle» des diverses composantes de la population du Maghreb. Par ses théorisations racistes du champ du psychisme, la psychiatrie coloniale a soutenu la pérennisation du colonialisme auprès des Maghrébins décrits sous les vocables génériques interchangeables de Nord-Africains, de musulmans ou encore d’indigènes.»

«Le docteur Essedik Jeddi, souligne-t-il, prolonge ici ses réflexions amorcées dans ses ouvrages antérieurs en se mettant cette fois en dialogue avec les historiens qui se sont penchés, dans l’esprit de l’Histoire de la Folie (1961) de Michel Foucault, sur la nature du regard porté par les psychiatres coloniaux sur les personnes dites «aliénées» qu’ils «soignèrent» dans l’absence de toute écoute à l’égard de la parole de ces malades. Dans sa présentation de la figure du Docteur Salem Esch-Chadely qui fut le premier psychiatre tunisien à mener le combat contre la psychiatrie coloniale, Essedik Jeddi fait écho à la pensée d’Edward W. Said, l’éminent professeur d’origine palestinienne de l’université Columbia (disparu en 2003), qui a déconstruit, dans L’Orientalisme. L’Orient créé́ par l’Occident (1978), le discours occidental sur les civilisations orientales, notamment celle d’Afrique du Nord. Ce livre d’Edward Said aujourd’hui considéré comme une œuvre pionnière de la pensée post-coloniale sert en quelque sorte d’horizon aux réflexions du docteur Jeddi qui a toujours été un fervent admirateur de cet auteur.» (…)

Le combat du Docteur Salem Esch-Chadely est présenté, à travers les oppositions et les outrages qu’il a endurés, comme l’œuvre de résistance du premier psychiatre tunisien à la psychiatrie coloniale française qui a provoqué, en rejetant la langue et les savoirs arabes, une puissante désubjectivation des Maghrébins. Sans jamais basculer dans l’hagiographie, Essedik Jeddi présente la vie du Docteur Salem Esch-Chadely comme celle d’un penseur qui a dénoncé la complicité́ de la psychiatrie coloniale reliant racisme et colonialisme, et comme celle d’un militant qui a inscrit son action dans un temps marqué par la violence de l’effacement des savoirs médicaux arabes provoqué par le système colonial.» (…)

Avant même la critique acerbe adressée à la psychiatrie coloniale française par le psychiatre Frantz Fanon au chapitre V («Guerre coloniale et troubles mentaux») de son ouvrage Les damnés de la terre (1961), le Docteur Salem Esch-Chadely avait déjà commencé à instruire le procès de la psychiatrie coloniale française. En tant que psychiatre d’origine antillaise, Frantz Fanon avait déjà produit, dans son premier livre Peau noire, masques blancs (1952), une réflexion décisive sur les effets aliénants du rapport colonial et de la violence de la situation de domination sur la psychologie du colonisé. Mais il faut relever un étrange paradoxe concernant l’écho suscité par les travaux de Fanon et l’héritage de son œuvre de psychiatre dans les milieux psychiatriques du Maghreb. Ses écrits ont en effet trouvé plus d’écho à l’étranger qu’au Maghreb où le milieu psychiatrique a vu en Fanon le héros des luttes anticoloniales d’indépendance de l’Algérie et le théoricien du tiers-mondisme plutôt que le psychiatre critique qui a dénoncé, à la fois la psychiatrie coloniale de l’École d’Alger et son mode de fonctionnement hospitalier, ceci, pour introduire la psychothérapie institutionnelle dans le nouvel hôpital psychiatrique qu’il allait diriger à Blida. Puis, en se retrouvant à Tunis, Frantz Fanon allait entamer un début de transformation du fonctionnement asilaire de l’hôpital Razi de la Manouba, où il allait dénoncer la légitimation «scientifique» des préjugés raciaux faite par la psychiatrie coloniale.

«À travers de nombreux faits d’armes, Essedik Jeddi montre comment le docteur Salem Esch-Chadely s’est carrément opposé à la caricature du sujet maghrébin mis en avant par des psychiatres qui se révélèrent incapables de comprendre les références civilisationnelles à partir desquelles les Maghrébins construisaient leur identité»(…)

«Un autre apport original de cette thèse est constitué par la documentation élargie qu’elle propose du mouvement de contestation de la psychiatrie coloniale en Afrique du Nord et du rôle qu’y joua la figure flamboyante incarnée par Frantz Fanon aux yeux de la postérité́ qui est la plus radicale des voix de la contestation à l’époque. En publiant son ouvrage sur la résistance du docteur Salem ben Ahmed Esch-Chadely, Essedik Jeddi montre que Frantz Fanon ne fut ni une voix unique, ni une voix isolée.»

Le Docteur Salem Esch-Chadely, premier combattant conte la médecine coloniale
du docteur Essedik Jeddi
Editions Santillana, 2024, 90 pages, 15 DT