La grande mosquée de Sfax enfin mise en lumière
La question reste sans réponse ! Pourquoi la grande mosquée de Sfax est restée si longtemps marginalisée, négligée, si peu connue dans son histoire, son patrimoine architectural et ornemental, ses oulémas et son rôle central dans la vie quotidienne de la ville, des siècles durant ? Ce monument islamique, qui a célébré en 2015 son 1200e anniversaire, n’est-il pas l’un des plus anciens du pays ? Construite par les Aghlabides, 14 ans après la mosquée de Kairouan, 2 ans avant celle de Sousse et 15 ans avant la Zitouna, bien que l’édifice originel n’ait pas vécu longtemps et fût reconstruit en 378/988, elle constitue une pièce maîtresse de notre patrimoine, et fait partie du génome de nombreuses générations successives. Jusque-là, hormis des mentions éparses, des recherches universitaires spécifiques et des articles scientifiques spécialisés, aucun ouvrage ne lui a été dédié.Il aura fallu attendre qu’un enfant de la ville de Sfax, le professeur Faouzi Mahfoudh, revenant sur ses années de jeunesse dans les ruelles, les souks et les édifices de la médina, rattrape ce déficit d’histoire et accomplisse ce devoir d’exploration et de mise en lumière. Dans un ouvrage intitulé La grande mosquée de Sfax, 1200 ans d’art et d’histoire (Editions Mohamed Ali Hammi), il nous fait découvrir les trésors inexplorés d’un monument qui fait référence. Il s’y exerce avec érudition, rigueur et talent. Professeur universitaire, Faouzi Mahfoudh, titulaire d’un doctorat en archéologie et civilisation islamiques, de l’Université Paris IV, Paris Sorbonne, est spécialiste en histoire médiévale, archéologie islamique, histoire de l’art et géographie historique de l’Ifriqiya médiévale. Jusqu’à tout récemment, il a été directeur de l’Institut national du patrimoine de Tunisie. Dans les documents étudiés aux Archives nationales, il retrouve la trace de son arrière-grand-père, Hassan Ben ‘Ali Ben Mahfoudh, tisserand, qui avait vécu «désenchanté et désarmé devant le drame de la colonisation française». Il lui dédiera ainsi qu’à ses ancêtres, à sa famille et à sa ville, ce «modeste travail», en fait, précieux.Méthodique, Faouzi Mahfoudh établit l’état des connaissances, restitue la place de la mosquée au cœur de la cité dans une ville religieuse, revient sur les origines de la construction et de la reconstruction, détaille la réédification, présente des documents exceptionnels, et retrace les restaurations ainsi que le dédoublement de la superficie. Le chercheur rigoureux se double d’un auteur talentueux, le récit historique, documenté, est appuyé par une riche illustration.
L’ouvrage est instructif, très agréable à lire.
La grande mosquée de Sfax
1200 ans d’art et d’histoire
De Faouzi Mahfoudh
Editions Mohamed Ali Hammi, 2024,
230 pages, 30 DT
Bonnes feuilles
Une histoire nationale palpitante et captivante de 1200 ans
«À travers cette pérégrination, nous avons voulu montrer aux lecteurs et amateurs de monuments historiques que la Grande Mosquée de Sfax occupe une place très importante dans l'histoire de la ville et au-delà dans l'histoire de l'art musulman. C'est un édifice emblématique, qui se dresse au cœur de la médina. Il fut érigé à l'époque même de la fondation de la cité, aujourd'hui plus que millénaire. Du fait de son existence dans une métropole qui dominait d'une manière exceptionnelle sons arrière-pays proche et lointain, il rayonnait, voire trônait, sur toute une région. Cette ancienneté et ce statut privilégié font de lui l'édifice le plus sacré et le plus vénéré. Avant la multiplication des mosquées à khotba au XIXe siècle, il était fréquenté, non seulement par les habitants de la médina fortifiée, mais aussi par tous ceux qui résidaient dans les campagnes environnantes et qui ne disposaient pas d’endroits pour célébrer la prière commune du vendredi. Nous sommes certains - et nous pouvons le dire sans risque d'erreur - que tous les adultes de la médina et de ses alentours l'ont connue et visitée pour y accomplir leur devoir cultuel.Les habitants lui vouaient une considération singulière, et le temple était omniprésent dans les différentes étapes et circonstances de leur vie ; ainsi, les naissances, les mariages, les décès, les fêtes et tous les moments forts de la société y étaient célébrés. Le commerce des produits de luxe : livres, textile et parfums se faisait presque sous ses murs. Monument symbole, ancré dans le cœur de la société, il s'illustra lors de l'invasion normande et servit de camp et de quartier général pour les combattants d'alors qui refusaient que leur ville fût occupée par des chrétiens. Tous les gouverneurs de la ville y ont été investis ; c'était aussi le lieu où la justice était rendue, où l'enseignement était dispensé, où les débats théologiques et les affaires de la communauté étaient examinés. Toute la population pouvait y puiser de l'eau, surtout lors des épisodes de sécheresse, et lui offrir denrées alimentaires, livres, mobiliers et argent. Aucun monument n'a eu autant de biens de mainmorte constitués en sa faveur. Les érudits et les savants musulmans qui se sont rendus à Sfax l'ont visité et décrit. C'était l'attraction absolue, le refuge et l'asile des émigrés et des sans-abri. Ce fut également un modèle architectural imité un peu partout, dans Sfax et au-delà...
(…)
Des joyaux insoupçonnés
Un monument riche qui a une longue histoire de 12 siècles, et qui renferme des joyaux insoupçonnés:
• Un minaret atypique par son allure et son décor,
• Un mihrab ziride remarquable qui est resté caché plus de deux siècles sous une épaisse couche de mortier,
• Des coupoles à trompes d'angles qui feront école un peu partout,
• Une façade orientale unique par son agencement et son allure qui révèle une ingéniosité à profiter des éléments simples comme les arcs et les listels,
• Un mihrab ottoman d'une facture assez étrange...
C'est aussi un bâtiment éclectique qui est à la croisée des chemins entre trois grandes métropoles : Kairouan, Mahdia et Le Caire. Chacune de ces trois grandes capitales de l'Islam constituait un courant artistique majeur du monde de l'Islam. La mosquée de Sfax représente une heureuse synthèse de l'architecture ifriqiyenne et orientale. Elle se voulait aussi une rencontre entre islam sunnite et islam chiite, mais aussi entre musulmans et chrétiens. Plusieurs documents de premier ordre attestent cette prédestination : l'inscription de fondation, le bas-relief aux paons et l'autel en sigma sur la façade principale, les fûts de colonnes inscrits dans la salle de prière, les chapiteaux historiés en avant du mihrab, le bas-relief en forme de mihrab dans le minaret, les inscriptions de l'époque de Hammū mais aussi celles de l'époque hafside...(…) Le monument ne compte pas moins d'une vingtaine de documents archéologiques hors pair, éclairant l'histoire du sanctuaire, mais aussi celle de Sfax et de la Tunisie. Chaque document permet d'aborder un sujet particulier et chaque objet raconte une histoire.Ainsi, les inscriptions du IXe siècle nous ont montré la parenté qu'il y a eu entre l'art de Sfax et celui de Kairouan. Elles nous ont montré que la Mosquée du IXe siècle était hypostyle et qu'elle reprenait dans ses grandes lignes le plan de la mosquée de Ziyadat Allah Ier. On recourait déjà aux matériaux de remploi. Le bas-relief incrusté sur la tour du minaret et qui dessine un mihrab en forme de coquille confirme cet avis. Il nous renseigne sur le premier mihrab qui a dû être, selon toute probabilité, assez semblable à la niche kairouanaise, puisqu'il devait reprendre ses grandes lignes. A ce moment-là, la ville de Kairouan était le centre de rayonnement artistique et ses liens avec Sfax étaient très intenses.Le bas-relief byzantin, quant à lui, montre le désir d'embellir la Mosquée mais aussi la volonté des premiers Zirides de mener une politique conciliatrice à la fois à l'égard de leurs sujets chrétiens mais aussi et surtout envers leurs maîtres du Caire. En effet, nous avons vu que le motif du paon est doté d'une forte symbolique chez les chrétiens mais aussi chez les Fatimides du Caire.(…) Le mihrab de la salle ziride ainsi que la façade orientale avec sa décoration et son ordonnancement insolites nous donnent une idée sur l'importance des influences artistiques de Mahdia sur l'art religieux de Sfax. Les niches plates et incurvées, les cannelures, les coquilles, les frises dentelées sont devenues les éléments décoratifs les plus utilisés. Le décor de pavement en vogue au temps des Aghlabides, coûteux et difficile à réaliser, est délaissé pour un répertoire plus simple et plus facile à réaliser et qui fera le bonheur des artistes tunisiens des siècles durant.
Les Quṭṭī et les Mnif
(…) L'inscription de Hammū ibn Malil, datée de 478/1085, illustre l'importance de la politique édilitaire d'un prince local qui a voulu dominer sa région et conquérir le pouvoir de Mahdia. Il se présentait et se conduisait en tant que roi incontesté, et c'est à ce titre qu'il réalisa des grands travaux dans la Mosquée. Celle-ci est devenue non seulement un lieu de culte emblématique mais aussi et surtout un symbole de domination et de détention d'un pouvoir. A Hammū revient donc le mérite d'avoir refait la galerie narthex et le décor du minaret. Son œuvre corrige les idées que nous avons de ces principautés locales souvent perçues comme incultes. Les Barghawata de Sfax, autant que les Khorassanides de Tunis, ont été des bâtisseurs et des monarques absolus.Les inscriptions hafsides révèlent les noms de quelques familles constructrices de la ville. Les Quṭṭī et les Mnif ont marqué de leur empreinte la Grande Mosquée de la ville de Sfax mais aussi presque tout le sud tunisien: on les trouve à Gafsa, à Gabès et à Tozeur. Ils furent, à n'en pas douter, des entrepreneurs publics au service du pouvoir ; ils ont exporté leur savoir-faire là où ils étaient. La plus ancienne attestation des Mnif se trouve dans notre Mosquée ; elle date de 1425. Elle sera suivie par une autre que nous connaissons à travers un document d’archives datant de 1425 et qui évoque un certain Ahmad Mnif possédant un atelier de menuiserie à l'étage, dans le souk dédié à cette profession (ANT, C2-carton 31- dossier 105). A l'époque ottomane, les membres de la famille dominent encore le secteur de la construction.
(…) La Grande Mosquée a su, à elle seule, garder tout le répertoire artistique de la ville, depuis l'Antiquité en passant par les premières dynasties arabes de l'époque médiévale et jusqu'aux derniers Ottomans. Ce monument symbolique de la ville servira de prototype et de référence. Il sera la source d'inspiration inépuisable, non seulement pour la ville de Sfax mais aussi pour les autres villes tunisiennes. C'est ainsi par exemple que les oratoires de la ville ont toujours tendance à se doter d'une réplique de son mihrab.
Une histoire nationale palpitante et captivante de 1200 ans
L'influence de Sfax va se sentir à la Grande Mosquée de Kairouan où des portes tout à fait similaires ont été exécutées par des artisans sfaxiens pour embellir les entrées sous la galerie narthex (Saladin, 1899, p.91). Jacques Revault soutient que les Sfaxiens ont appris la technique de sculpture du bois des maîtres ottomans; ce qui montre le degré d'intégration de la ville dans le système du monde de l'époque. (Revault, 1948, p.458). Il est bien possible que le fait que les Sfaxiens aient été en étroite liaison avec le monde oriental, surtout l'Égypte et la Turquie, a amélioré leur compétence. Le musée de l’Art traditionnel de Sfax garde encore un moucharabieh importé d'Égypte au XVIIIe siècle. De nos jours, les Sfaxiens sont considérés encore comme étant les meilleurs de Tunisie dans le travail et la sculpture du bois.Une comparaison rapide entre la Mosquée de Sfax et celle d'al- Hakim au Caire, construite vers 990, c'est-à-dire à la même époque que la nôtre, montre combien les deux villes puisaient en tout cas dans un même fond commun. L'art à Sfax s'est manifestement très orientalisé depuis les Zirides. Il le restera des siècles durant.
Voilà comment un monument ignoré à l'échelle locale, mais reconnu par ailleurs, raconte une histoire nationale palpitante et captivante de 1200 ans.»