Ahmed Mahfoudh: La complainte du poète insensé
Par Tahar Bekri - Les années trente du siècle dernier, en Tunisie, continuent à interpeller écrivains, cinéastes, chercheurs, historiens, politiques, créateurs de toutes sortes, comme si ces années constituaient un vrai socle fertile à la modernité, riche en revendications d’émancipations sociales et politiques, haut en complicités artistiques et culturelles, y compris confessionnelles, porteur de paroles éveillées et audacieuses, malgré la période coloniale et ses travers, ses retors et ses freins. Et c’est dans cet antagonisme intense que l’écrivain Ahmed Mahfoudh, ancien Professeur d’université, installe son nouveau roman, comme une biographie fictive du poète Mohamed Laribi, qui faisait partie de Jamaât Tahta Essour, (Sous les remparts), groupe qui réunissait écrivains, paroliers, chansonniers, journalistes, comédiens, humoristes, etc. dans un Café populaire de la vieille ville de la capitale.
Avec minutie, moultes précisions, descriptions réalistes à l’appui, références historiques et notes de renvoi, citations de journaux et de revues d’époque, rappels d’événements, l’auteur restitue le parcours réel et imaginaire d’un poète destiné, à l’origine, à des études religieuses zeitouniennes traditionnelles, mais qui préfère fréquenter la Khaldouniya et s’abreuver à son esprit critique et d’avant-garde, pour vivre, peu à peu, sa vie de poète en marge, transgressant les interdits, rempli de défi et de dépit. L’auteur invoque Baudelaire et on ne peut, ne pas penser aussi à la vie de Mario Scalesi, le poète d’origine sicilienne et ses Poèmes maudits. Fraternité dans le vécu extrême, brouillant les pistes, où l’être est poussé à la douleur d’être, le poème comme expression ontologique, sans ambages ni œillères. Il y a des allusions à une vision religieuse conservatrice, qui se dresse devant les émancipateurs, qui a fait souffrir Aboulkacem Chebbi, Tahar Haddad, et bien de créateurs et réformistes, l’auteur voulait-il par là évoquer la situation présente?
Ahmed Mafoudh écrit un roman, avec les déboires d’un poète, rêveur contrarié, pauvre et voulant s’en sortir grâce au journalisme qui s’offre à lui, reconnaissant sa plume littéraire, aimant les femmes et subissant l’échec, ayant des rapports tendus avec les siens, nostalgique de lieux où il a habité, contraint de les quitter, pour des raisons familiales, vers la banlieue sud.
Fiction, autofiction à certains passages, nous présumons, le roman entremêle contemplations, réflexions, rêves et obstacles, ambitions et contrariétés, satisfactions et précarités, pour faire de Moha/ Mohamed Laribi, un héros de roman conflictuel, positif/négatif, écrivant la joie triste, la conscience débordant d’amour pour les quartiers populaires où la vie est vivante et démunie, moqueuse et rieuse, en dépit de la misère coloniale. Cependant, la simplicité du quotidien est là pour le transformer en dérision. La vie dans la ville européenne de Tunis, paraissant si loin!
Tant de références à la poésie française mobilisent le héros du roman, le séduisent, l’inspirent. Moha/Mohamed Laribi, font un va-et-vient permanent dans la culture bilingue, sans complexe, la littérature est au-dessus de la réalité politique, fascinante et source d’émotions, la plume est libre de l’appartenance à la langue, empreinte des mêmes sentiments humains. Dès lors, qu’écrire? La vie de Mohamed Laribi? Baudelaire? Mario Scalesi? Moha est-il les trois à la fois, unis dans la douleur d’être, dans le spleen, entre renoncement et sursaut, isolement et soubresaut, entre mise en question et anticonformisme...
Ahmed Mahfoudh, en racontant la vie d’un poète maudit, relève le combat de ce dernier contre les travers de la société, l’injustice de l’Histoire, les embûches dressées devant l’individu. De la Tunisie de l’entre-deux-guerres jusqu’à l’après fin de la seconde guerre mondiale, le pays est en proie aux difficultés des réalités coloniales, nonobstant une relative ouverture, sous le Front populaire, en 1936, où l’expression se délie, où le poète et journaliste, Philippe Soupault est chargé de fonder la Radio de Tunisie pour contrecarrer le discours fasciste.
Il y a dans ce roman comme un constat de l’impossibilité d’être un homme libre sans la liberté arrachée aux habitudes séculaires, lourdes et aliénantes, Et la question nodale de se poser: toute émancipation empêchée par une réalité historique douloureuse est-elle appelée à sombrer dans le tragique? Toute création qui se surpasse est-elle forcément née de la douleur, du mal-être, du vécu tragique? L’auteur ne répond pas à cette question pour notre bonheur.
De roman en roman, Ahmed Mahfoudh poursuit sa plongée dans la société tunisienne, entre la médina et les banlieues sud de la capitale, non sans nostalgie positive. Revisiter des lieux, des périodes, des mémoires, des souvenirs, intimes et collectifs, sont les piliers, sur lesquels s’appuie l’écrivain pour remuer la mémoire oublieuse, interpeller le présent régressif, ressusciter ce qui risque d’être définitivement révolu!
Tahar Bekri
Ahmed Mahfoudh, La complainte du poète insensé, roman, Ed. Arabesques, Tunis, Prix : 20 D/ 20 E