Riadh Zghal: Et si la pauvreté nourrissait la corruption?
Lorsque la pauvreté est financière, lorsqu’elle se lie à un statut de subalterne dédaigné, lorsqu’elle stimule la tendance à ignorer les normes qui régissent le vivre-ensemble et le besoin de fuir la sanction, lorsque la pauvreté étouffe la voix et empêche toute velléité de peser sur les décisions qui régissent la vie au quotidien dans un territoire ou une localité à l’intérieur du pays et d’une région, lorsque l’illettrisme et le déficit de confiance en soi et de capacité d’espérer brident l’initiative et la création, lorsqu’un arsenal juridique colossal et une administration publique peu performante sont insensibles aux griefs que l’on peut exprimer ou au désarroi que l’on peut ressentir… que reste-t-il à la personne, au groupe, à la communauté pour sortir du pétrin dans lequel elle se trouve ?
Cette image par trop négative et néanmoins réaliste dans la description d’un certain vécu de la pauvreté nous amène à considérer son rapport avec la dissémination de la corruption que ni les discours dénonciateurs, ni les décrets, ni l’arrestation d’un nombre croissant de présumés coupables ne réussissent à éliminer.
L’état de pauvreté pousse vers l’activité économique informelle licite et illicite allant jusqu’à la délinquance. L’économie informelle produit à son tour une baronnie qui trouve dans les masses des sans-ressources un vivier à exploiter sans état d’âme. Alors, une voie s’ouvre pour la corruption mais elle n’est pas la seule.
Des employés administratifs soumis à de bas salaires et une inflation galopante monnayent leurs services, d’autant que la digitalisation des services publics tarde à s’imposer. Ainsi s’ouvre une marge de liberté et avec elle la corruption.
L’enseignant déclassé socialement de par son pouvoir d’achat sans cesse réduit comparé au coût de la vie sans cesse croissant s’oriente vers l’offre de cours particuliers qu’aucun gouvernement n’a réussi à empêcher. Il semblerait même qu’un ministre de l’Education de l’ère Bourguiba avait répondu aux revendications syndicales d’augmentation des salaires des enseignants par «l’institution» des cours particuliers, une pratique qui s’est vite propagée dans tous les cycles de l’enseignement.
A l’intérieur de la fonction publique, des incorruptibles demeurent impuissants à dénoncer, voire contrer les corrompus par peur de sanctions et de blocage de leur avancement dans la carrière. Les corrompus finissent par disposer de pouvoir d’autant que le mode de gestion des ressources humaines s’appuie davantage sur l’ancienneté et le réseautage que sur la performance et la compétence.
Si la corruption arrose le système comme l’eau qui serpente le long d’une pente, chercher à l’éradiquer nécessite une approche systémique. Exprimé autrement, il s’agit de considérer de manière exhaustive tous les facteurs qui la favorisent.
On parle beaucoup de la corruption, mais à part les enquêtes auprès des chefs d’entreprise que réalise l’Iace en rapport avec le diagnostic du climat des affaires, et le document publié par l’Association tunisienne des contrôleurs publics, aucune enquête d’envergure n’a été réalisée pour mesurer l’étendue du phénomène à travers les secteurs d’activité et les institutions, les parts de la petite et la grande corruption, leur coût par rapport au PIB, l’évaluation des mesures prises pour lutter contre la corruption de manière à tirer les leçons des erreurs d’approche…Une enquête s’impose si l’on veut instituer une politique, non à l’aveuglette mais en connaissance de cause des stimulants de la corruption. Certes, il y a des facteurs d’ordre institutionnel, d’autres d’ordre individuel mais en plus, il y a des facteurs d’ordre sociologique aussi déterminants. En effet, la corruption trouve un terrain favorable, particulièrement dans un contexte d’anomie où les valeurs ne constituent plus les référents principaux des comportements individuels ou collectifs, de défiance vis-à-vis de l’establishment politique, d’essoufflement du sens du commun national et de prédominance de la soif de consommation.
Depuis quelques décennies, les études relatives à la question de la lutte contre la corruption et des expériences réalisées se sont multipliées. La corruption d’ordre géopolitique entretenue par les «enablers» des pays riches a été dévoilée par Vogl(1). Des expériences innovantes conduites dans douze pays différents entraînant un changement de système décourageant les corruptibles ont été analysées par Shaazka Beyerle(2).
Dans cet ouvrage, Beyer révèle de nombreux vecteurs de lutte contre la corruption mobilisés par des acteurs de la société civile. Ce sont des vecteurs non violents, ancrés dans le contexte particulier à chaque pays. Il ne s’agit pas de recettes prêtes à copier universellement mais d’un éclairage des voies possibles pour des politiques volontaristes efficaces. En revanche, l’auteure dégage des éléments communs aux différentes expériences présentées dans le livre.
«La corruption nourrit la corruption», écrit l’auteure, considérant la corruption comme un système d'abus de pouvoir à des fins privées, collectives ou politiques, qui implique un ensemble complexe de relations. Ce peut être des relations au sein d'une institution et/ou dans le champ des sphères politiques, économiques et sociales d'une société ou d'un groupe transnational. Leur entretien et celui des intérêts qui vont avec nécessitent de plus en plus de pots-de-vin. Il s’agit là de la grande corruption génératrice d’intérêts substantiels.
Quant à la petite corruption qui consiste en des versements de pourboires en échange d’un service ou d’un passe-droit, elle se répand parmi d’importantes proportions de la population. Examinée sous l’angle des comportements, elle peut évoluer vers une norme sociale au sens où elle est considérée par une majorité de citoyens comme un comportement normal, toléré, protégé des sanctions. Cette tolérance est soutenue par tous les dysfonctionnements évoqués au début de cet article, aboutissant à l’impossibilité de trouver un autre moyen d’obtenir un service ou de sortir d’une situation d’impuissance et de détresse.
Lutter contre la corruption nécessite un changement des règles du jeu, ce qui revient à transformer le cadre institutionnel. Cela touche les règles qui régissent l’administration publique, le système juridique, l’institution d’une gouvernance et des libertés civiques inscrites dans un cadre démocratique et délibératif. Un tel cadre donne de la voix à des citoyens qui sont libres d’exprimer les griefs qui leur sont communs, de prendre des initiatives pour faire pression sur les décideurs politiques pour y remédier. Il est intéressant de relever que les douze expériences de lutte réussie contre la corruption, initiées par la société civile et analysées par Shaazka Beyerle ont ceci de commun : ce sont les initiatives, tactiques, innovations et pressions émanant de groupes de citoyens, qui ont abouti à produire des changements profonds des règles du jeu qui commandent les systèmes économique, social et politique du pays concerné. Toutefois, la durabilité de ces changements nécessite éventuellement, et selon les contextes particuliers, d’autres recherches car les forces de la dynamique sociale ne sont pas immuables.
Riadh Zghal
(1) Crédif (2014), L’autonomisation économique des femmes. Emploi et entrepreneuriat.
(2) Hassan Zaoual (2006), «Développement, organisations et territoire: une approche sud-nord», Innovations, vol.2 no 24 | pages 9 à 40.
Joseph Schumpeter (1934), The Theory of Economic Development.
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