Ridha Bergaoui: Crises multiformes et choix stratégiques nationaux
En Tunisie, la crise climatique a laissé de graves séquelles plus particulièrement au niveau de l’agriculture et de l’approvisionnement en eau potable. Heureusement cette année, les pluies automnales ont eu des conséquences favorables pour le démarrage de la nouvelle saison agricole et le mental des agriculteurs alors que les réserves hydriques au niveau des barrages restent faibles et le taux de remplissage, en date du 18 décembre, n’est que de 20,6%. Les optimistes disent que nous sommes au début d’un nouveau cycle climatique bien arrosé, les pessimistes diront que la crise du dérèglement climatique, avec son lot de phénomènes climatiques extrêmes, de canicules, inondations et sécheresse n’est pas encore finie. Ce qui est certain c’est que le monde est en train de changer très rapidement.
Un monde instable, en crise
La crise climatique est malheureusement accompagnée d’autres crises aussi graves qui secouent le monde depuis le début du siècle. Tout s’est accéléré avec l’apparition du Covid 19. Cette pandémie mondiale, qui a horrifié et terrorisé le monde entier, a entrainé le décès de près de 7 millions de personnes. Elle a conduit à la récession de l’économie mondiale en raison des contraintes imposées sur les déplacements et les échanges et le confinement. La guerre en Ukraine, le génocide du peuple Palestinien à Gaza et le Liban, avec son lot d’horreurs et de destruction massive, ont entrainé un climat de tension internationale sans précédent.
Le monde se trouve complètement défiguré et les équilibres géopolitiques des plus fragiles. Guerres atroces, tensions et menaces de guerre, actes terroristes… sont présents dans presque tous les continents accompagnés de rivalités commerciales féroces. La famine et des horreurs (trafics d’êtres humains, mafias, drogues fortes, émigration clandestine…) frappent très fort. Une situation peu réjouissante avec la montée de l’extrémisme religieux, de l’extrême droite presque partout ainsi qu’une crise des démocraties avec une tendance au despotisme et la dictature.
Cette instabilité a favorisé le retour du protectionnisme économique étatique et du souverainisme national. Le mondialisme et le libre échange en prend un sérieux coup. Chaque pays cherche désormais ses intérêts en premier aux dépens souvent des pays moins puissants et affaiblis même au sein de la même communauté.
La mondialisation et le libre-échange sont remis partout en cause. Présentée comme levier de pacification et outil contre les inégalités et l’insécurité alimentaire, la mondialisation n’a rien résolu, au contraire elle a entrainé une augmentation de la faim dans le monde et l’apparition de conflits géopolitiques.
L’organisation mondiale du commence, maitre d’œuvre de cette mondialisation, est depuis quelques années en crise existentielle, incapable d’agir face à la montée du souverainisme et les barrières qui se dressent devant le marché mondial. Les deux plus grandes puissances économiques mondiales, les Etats-Unis et la Chine, ne respectent plus les règles de l’OMC, imitées en cela par d’autres comme l’Union Européenne.
En Tunisie, l’agriculture, un secteur stratégique primordial
L’oléiculture et les céréales constituent deux piliers importants de l’agriculture tunisienne. Deuxième producteur d’huile d’olive, la Tunisie exporte chaque année en moyenne 200 000 tonnes et réalise des recettes précieuses en devises nécessaires pour l’importation des céréales et de l’huile des graines.
La Tunisie est de plus en plus déficitaire en céréales et en importe chaque année environ 30 millions de quintaux en blé dur, blé tendre et orge fourragère. Elle est presque autosuffisante en fruits et légumes avec importation de petites quantités soit pour régulariser le marché et lutter contre la spéculation soit pour répondre à une forte demande en hors saison de production.
L’élevage est également capital pour approvisionner le consommateur en viandes (rouge et blanche), lait et œufs. Il fait vivre une frange importante de la population. Malheureusement la Tunisie importe de grosses quantités de maïs et de soja nécessaires pour l’alimentation du cheptel surtout avicole intensif. La Tunisie a atteint, dans les années 1990, son autosuffisance en productions animales et a connu même un certain excédent en lait.
Depuis quelques années, l’agriculture tunisienne est secouée par des crises successives qui ont éprouvé le secteur et ont conduit à des difficultés aussi bien au niveau des agriculteurs qu’au niveau de l’approvisionnement des marchés et des prix au consommateur. La plupart des filières agricoles (lait, viande, huile d’olive, pomme de terre…) ont été touchés et se trouvent en difficulté.
Jusqu’ici, la politique agricole nationale vise améliorer l’autosuffisance en produits de base, aider les agriculteurs et leur garantir des revenus satisfaisants, stables et assurer des prix abordables pour le consommateur tenant compte de son pouvoir d’achat. Elle vise également promouvoir l’exportation des produits agricoles et améliorer les recettes afin de réduire le déficit de la balance alimentaire.
Cette politique s’appuie essentiellement sur deux mécanismes importants : le développement d’un secteur privé dynamique et agressif ainsi qu’une politique sociale basée sur la subvention, par le biais de la Caisse générale de compensation (CGC), des produits alimentaires et de l’énergie afin de préserver le pouvoir d’achat des citoyens.
Privatisation et désengagement de l’Etat
Suite à l’échec de l’expérience des coopératives en 1969, Bourguiba avait décidé de la coexistence des trois secteurs (public, coopératif et privé) avec surtout la réhabilitation du secteur privé. Depuis ce dernier n’a cessé de se développer et l’Etat de se désengager de plus en plus. L’Etat a commencé à céder de nombreux services et biens aux privés. De nombreuses grosses entreprises ont été totalement ou partiellement cédées.
Pour l’agriculture, des Offices de développement agricoles ont été liquidés. De nombreux services de l’Office des céréales et de l’Office de l’huile ont été privatisés et leurs prérogatives ont été sensiblement réduites. De grandes fermes étatiques ont été attribuées à des «Société de mise en valeur agricole». De grand groupes de l’agroalimentaire et l’élevage ont vu le jour. Plusieurs de ces groupes ont des activités multiples, ont pratiqué de l’intégration verticale et exercent leurs activités dans les différents maillons d’une filière allant des intrants à la commercialisation. Le cas de l’aviculture est édifiant puisque seulement 3 ou 4 grands groupes détiennent aussi bien les intrants que la production et la commercialisation des produits avicoles.
Avec un marché national restreint, une situation de monopole est rapidement créée et ces quelques groupes arrivent à dominer le marché et souvent étouffer les petits qui n’ont aucun moyen pour affronter ces groupes très puissants. L’économie tunisienne souffre des lobbys et de la mainmise de groupes familiaux sur des pans entiers et sensibles.
Cette situation d’économie de rente nuit à l’économie nationale et étouffe le pays menant à une situation de monopole où ces groupes imposent leur dictat en privilégiant en premier leurs intérêts. Elle conduit également au favoritisme et à la corruption. Des perturbations du marché et des pénuries ont été souvent provoquées. L’Etat se trouve généralement impuissante et incapable de réguler le marché.
Cette situation de domination du secteur privé associée aux difficultés des entreprises publiques et la faiblesse de l’Etat ont porté un sérieux coup au petits agriculteurs et éleveurs qui se trouvent écrasés et asphyxiés par les grands groupes privés.
Les entreprises encore sous l’autorité publique souffrent, presque toutes, de corruption, de mauvaise gestion et connaissent un déficit de plus en plus croissant.
Elles représentent ainsi un lourd fardeau pour l’économie publique et la collectivité. L’Office des terres domaniales se trouve lui aussi en très mauvaise posture. Manque d’investissements, de moyens humains et matériels, accablé par des charges d’une main-d’œuvre exagérée, l’OTD se trouve incapable de gérer ses vastes exploitations. Des photos d’oliviers complètement abandonnés et desséchés, des terres en friches, des équipements en ferraille et des bâtiments en ruine, des vols de récolte et de la corruption criarde. De nombreuses terres domaniales ont été spoliées et chaque jour on entend récupérer des parcelles exploitées illégalement par des privés. Ces terres sont confiées à l’OTD qui est lui-même en difficulté pour gérer les terres directement sous son autorité.
La Caisse générale de compensation
La caisse générale de compensation fut créée en 1971 et a été utilisée pour subventionner de nombreux produits et services dont les produits alimentaires comme le pain, la farine, la semoule, les pâtes, le lait demi-écrémé, huiles végétales, le double concentré de tomate… et également les aliments du bétail, la semence de pomme de terre, la collecte du lait, les engrais, l’essence, l’énergie…
Elle devait en principe venir en aide aux classes déshéritées et moyennes. Elle a joué un rôle important dans la préservation du pouvoir d’achat du citoyen, le développement des secteurs économiques et le maintien de la paix sociale. Cette CGC a eu des retombées sur tous les secteurs économiques du pays et a permis de maintenir un cout réduit de la vie et une main-d’œuvre bon marché. Elle a permis également de maintenir les prix des produits stratégiques très bas, des prix qui ont très peu changé durant des décennies et qui sont devenus en déphasage par rapport au reste des prix de nombreux produits et services.
Cette situation a engendré un gaspillage important des produits subventionnés comme le pain ou un détournement de ces produits à d’autres usages comme pour l’huile de soja. Cette subvention profite non seulement aux classes pauvres mais surtout aux restes des consommateurs et utilisateurs professionnels comme les pâtissiers, cafés, restaurants et hôteliers…
Avec la croissance démographique, l’augmentation de la consommation et celui des prix réels des produits subventionnés, le budget alloué à la CGC ne cesse d’augmenter et créer un déséquilibre budgétaire important. L’Etat se trouve piégé et incapable de réagir face à ce monstre qui est en train de grandir. Malgré le lourd fardeau sur l’économie nationale et les inconvénients de ce système de subvention, les tentatives de réforme proposées n’ont jusqu’ici pas abouti. On n’ose pas toucher à la CGC de peur, justifiée, d’une colère des citoyens qui se plaignent d’une détérioration de leur pouvoir d’achat et d’une inflation galopante.
Nécessité d’une nouvelle approche
Secouée par les crises multiples et successives, la Tunisie se trouve fragilisée avec un taux de croissance d’à peine 1,6% pour cette année et probablement l’année prochaine. Ce taux est insuffisant pour concrétiser nos projets ambitieux de développement et assurer le décollage économique tant espéré après la révolution de 2011. La sécurité alimentaire se trouve même menacée en raison d’une part de la faible production agricole, face à une demande sans cesse croissante, les difficultés d’accéder aux marchés mondiaux et les difficultés d’approvisionnement en denrées alimentaires pour combler un déficit de plus en plus croissant.
S’agissant de la sécurité alimentaire et l’accès à l’aliment, le problème est primordial et il est nécessaire de trouver la réponse adéquate à la disponibilité en aliments pour répondre aux besoins croissants de la population. La sécurité alimentaire est par ailleurs un facteur important de cohésion et de stabilité sociale et élément de notre souveraineté nationale.
Ces crises, aussi bien internes que mondiales, doivent nous alerter et nous rappeler la fragilité de nos systèmes ainsi que les risques de plus en plus importants d’insécurité alimentaire. La Tunisie a besoin d’une nouvelle vision, de nouveaux modèles de développement, une nouvelle politique et une nouvelle stratégie pour d’une part sauvegarder notre agriculture, nos filières de production, le bien-être de nos agriculteurs et d’autre part préserver notre sécurité alimentaire, l’approvisionnement adéquat du marché et le pouvoir d’achat du citoyen.
Revoir le rôle de l’Etat, et son implication dans les différents secteurs; est nécessaire afin de préserver notre sécurité alimentaire des abus des spéculateurs et des lobbys. La place des institutions publiques, jusqu’ici érodés et essoufflés, doit être repensée afin qu’elles jouent efficacement leur rôle de régulation du marché et assurer son approvisionnement en aliments et autres denrées alimentaires. Ces établissements doivent disposer des moyens, des compétences et de la bonne gouvernance nécessaires pour faire face aux puissants groupes économiques afin de défendre et protéger les petits agriculteurs et les consommateurs.
Il est également temps de réformer la CGC pour qu’elle joue correctement son rôle social et qu’elle soit réellement au service des classes défavorisées. Sa réforme doit permettre de limiter le gaspillage et les divers usages abusifs des produits alimentaires.
Ridha Bergaoui
- Ecrire un commentaire
- Commenter