News - 08.12.2024

Ahmed Ounaïes: Une perception tunisienne du monde présent

Ahmed Ounaïes: Une perception tunisienne du monde présent

Je suis invité à vous présenter brièvement une perception du monde présent.

Les évolutions sociales

Nous observons d’emblée un bond de civilisation à travers la conviction générale de l’unité de la famille humaine et du droit égal au respect de la vie et de la dignité de la personne. Un même concept de l’homme s’affirme dans les sociétés de notre temps. Il s’agit d’un progrès essentiel.

Ce progrès entraîne à son tour des évolutions fondamentales : l’admission d’un socle de principes communs, la foi dans des valeurs de portée universelle et l’instauration d’institutions chargées de veiller à leur respect. La charte des Nations Unies est le symbole du XXe siècle.

Mais le progrès est lent. A titre d’exemple : deux tiers des pays du monde ont aboli la peine de mort, tandis que 54 Etats l’appliquent encore, y compris la Tunisie. L’humanité avance modérément… du moins avance-t-elle.

Nous observons également, à l’échelle du monde, des sociétés dynamiques et proéminentes et d’autres, stagnantes, soumises à des dogmes soustraits à la critique de la raison. Les sociétés ouvertes admettent le doute philosophique et se donnent des lois évolutives en fonction de l’esprit de relativité et de l’expérience historique. Elles s’adonnent à l’effort de recherche, d’innovation, de percée dans la sphère de l’inconnu. A la source, deux conceptions du temps : le temps clos et le temps infini.

Nous observons enfin une prise de conscience mobilisatrice : la dégradation des ressources naturelles. Ce serait la hantise du XXIe siècle.

Les évolutions politiques

Le tableau politique se présente avec des acteurs inégaux et interdépendants. Nous sommes 193 Etats membres des NU. En dépit de notre commune adhésion aux buts et principes de la Charte, nous sommes loin de partager une même vision de la paix, loin de maîtriser les ressorts de la violence. Le tableau se présente sous quatre axes.

1. Premier axe. Nous observons d’emblée la suprématie du pôle occidental, ainsi que la centralité des Etats-Unis.  

La puissance des États-Unis repose sur plusieurs facteurs : à la fois un géant économique (le plus important PIB mondial), un poids militaire, le centre d’un réseau d’alliances à l’échelle mondiale, un foyer de rayonnement scientifique et d’innovation technologique.

Les Etats-Unis se proclament en outre un exemple de démocratie : cette prétention est confortée par le respect des libertés et la garantie des institutions, mais elle est contrariée par la violation de la légalité internationale et par des élans de suprémacisme et de racisme remontant à leur histoire propre. 

Les Etats-Unis ont opposé 52 fois le veto à des résolutions du Conseil de Sécurité relatives aux droits du peuple Palestinien. Ils rejettent délibérément les Avis et les Jugements de la Cour Internationale de Justice et de la Cour Pénale Internationale. Ils se dérobent aux obligations inhérentes aux buts et principes de la Charte des Nations Unies et déploient une politique de puissance qui tend à paralyser leur mise en œuvre.

Les autres Etats composant le pôle occidental et qui s’étendent sur l’Europe, l’Amérique et l’Asie, se définissent comme démocratiques, libéraux et attachés à la défense du droit et des libertés. Ensemble, soit une quarantaine d’Etats, ils forment le système d’alliances militaires le plus large, avec un réseau d’influence captant un pan géographique encore plus étendu. 

Le pôle occidental entretient en son sein un dialogue d’essence démocratique en mesure d’exercer la critique et de dénoncer les déviations. Ce pôle se démarque toutefois par le double-standard qui ternit la culture politique de notre temps.

2. Deuxième axe. Nous observons deux autres puissances affirmées, la Russie et la Chine. 

La Russie et la Chine se posent en tant que puissances. Elles dénoncent l’hégémonie du pôle occidental et affirment leur solidarité avec les peuples en lutte pour la liberté. Leur potentiel commun pourrait réaliser l’équilibre stratégique et constituer un second pôle, mais ce potentiel, faute d’être structuré et pro-actif, ne forme guère, à ce stade, une composante de l’ordre mondial. Des actes majeurs mettant en cause les principes du droit, telle que la guerre d’extermination en cours contre le peuple Palestinien, ne leur inspirent pas plus que des proclamations sans conséquence.

Dans le présent, les capacités respectives de la Russie et de la Chine les prémunissent certes contre l’agression, mais tant qu’elles s’affirment isolément, elles ne garantissent pas le maintien de l’ordre international, elles ne prémunissent pas la sécurité du monde. L’entente Russie-Chine pourrait peser… moyennant la prise de responsabilité effective dans toutes les situations de rupture de la paix en tout point du globe. Tel n’est pas le cas. La question de fond tient à une hésitation profonde:

L’entente Russie-Chine pourrait devenir une composante de l’ordre mondial et former un équilibre stratégique, pourvu que leur potentiel commun s’affirme structurellement et qu’il se manifeste dans tous les enjeux de la paix et de la sécurité internationale, à l’instar de l’URSS dans l’Après-Guerre;

A défaut, l’ordre mondial est fragmenté : la sphère Chine-Russie est épargnée, tandis que la suprématie occidentale s’étend au reste du monde. Un tel tableau, qui rappelle la longue phase coloniale, laisse craindre un affrontement inéluctable. L’hypothèse est inhérente aux contradictions de tout statut de domination.

Depuis l’implosion de l’Union Soviétique, l’équilibre stratégique est rompu. L’ordre mondial présent n’est pas en mesure de nous épargner les ravages de la politique de puissance et de mettre fin à l’agression et au recours à la force. C’est un fait que le Conseil de Sécurité est impuissant à stopper les bombardements en Palestine durant 14 mois et que la Cour Internationale de Justice et la Cour Pénale Internationale sont impuissantes à mettre en œuvre leurs jugements. 

3. Troisième axe, le tableau stratégique indécis

Nous réalisons la précarité de l’ordre mondial présent. D’une part, les deux guerres en cours, celle d’Ukraine et celle de Gaza, témoignent de l’inachèvement de la carte politique consécutive à la dernière Guerre Mondiale et consécutive à la décolonisation. En Europe, au Moyen-Orient, au Maghreb et en Mer de Chine, les frontières et les périmètres de souveraineté sont contestés.
D’autre part, les armes nouvelles ne sont pas entièrement révélées et nous mesurons mal l’échelle d’inégalité entre les centres de puissance. Les alliances en vigueur, au nombre de six, reflètent le déséquilibre stratégique :

Dans l’espace transatlantique, l’alliance militaire la plus large, l’OTAN, passe de 16 membres en 1990 à 32 membres en 2024 ; les pays membres sont parties prenantes des guerres en cours et fournissent en armes les belligérants : l’Ukraine et Israël ;
Dans l’espace transpacifique, une nouvelle alliance, AUKUS, est proclamée en 2021 ; AUKUS s’ajoute aux traités d’alliance liant aux Etats-Unis le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, l’Australie et la Nouvelle Zélande ;
Dans cet espace, les Etats-Unis déploient une centaine de bases militaires –soit dans les pays alliés, soit dans des îles du Pacifique – ainsi que deux flottes permanentes : la 7e Flotte basée au Japon et la 5e Flotte basée à Bahreïn ;
En Eurasie, l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC, signée le 7 octobre 2002 et entrée en vigueur le 18 sept 2003) réunit, autour de la Russie, 5 pays d’Europe et d’Asie : Biélorussie, Arménie, Kazakhstan, Kirghizie et Tadjikistan. Curieusement, l’OTSC est absente du théâtre Ukrainien : en revanche, l’interférence de la Corée du Nord dans cette guerre soulève la question de la cohérence géopolitique de l’OTSC ;
Enfin, dans le théâtre Indopacifique, l’Organisation de Coopération de Shanghai, sans revendiquer le statut d’alliance, constitue un ancrage stratégique avec 10 pays membres, incluant la Russie, la Chine, l’Inde, le Pakistan et l’Iran. Il s’agit de la masse continentale la plus vaste et qui compte quatre puissances nucléaires, ou cinq si l’on ajoute la Corée du Nord voisine.

En outre, divers indices projettent la perspective d’une OTAN asiatique. Les substrats existent : il s’agirait de fédérer les Etats asiatiques liés au pôle occidental et d’étendre l’engagement de sécurité collective à de nouveaux acteurs dans ce théâtre. Cette perspective, soulevée en 2020 par Mike Pompeo, SE durant le mandat de Donald Trump, et par Shigeru Ishiba, le nouveau PM du Japon, ressurgit par suite de deux faits nouveaux : la proclamation de l’AUKUS en septembre 2021, et le Sommet des îles du Pacifique, inauguré à Washington le 29 septembre 2022. 

Le retour de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis en janvier 2025 laisse présager la radicalisation des fronts transatlantique et transpacifique. Ce sera l’un des épisodes les plus risqués de la course vers les extrêmes.

Le quatrième axe : la question de Palestine

C’est le conflit le plus ancien depuis l’avènement des NU et la conséquence de la défaillance stratégique des Etats arabes. Rappelons le référentiel:

La partie Palestinienne endosse le Plan de Paix basé sur le partage du territoire et conforme à la légalité internationale ; Israël ne propose aucun plan de paix ;

L’Etat de Palestine est reconnu par 147 pays ; depuis le 29 novembre 2012, il a le statut d’Etat observateur non membre des NU. Son adhésion en tant qu’Etat membre de plein droit est rejetée par le veto des Etats-Unis le 18 avril 2024. Rappelons que les Etats-Unis ont émis à ce jour 52 vetos contre la reconnaissance des droits du peuple Palestinien ;

Dans son Avis du 19 juillet 2024, la CIJ déclare illégale l’occupation des territoires Palestiniens, y compris l’occupation de Jérusalem-Est ;

Le 3 novembre 2024, Israël notifie aux NU l’interdiction des activités de l’UNRWA dans les Territoires Palestiniens occupés. Cette décision, qui viole le Droit Humanitaire, met en cause les privilèges des NU et prive les Palestiniens dans les territoires occupés des services vitaux fournis par l’Agence ;  

La Cour Pénale Internationale, dont l’Etat de Palestine est membre depuis le 1er avril 2015, lance le 21 novembre 2024 des mandats d’arrêt contre le Premier Ministre d’Israël et contre un ancien Ministre de la Défense d’Israël pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Le Procureur de la Cour avait réclamé ces mandats le 20 mai 2024. Ce développement force les Etats Européens à clarifier leur rapport au droit international et à la justice internationale.

En dix mois, d’octobre 2023 à fin août 2024, les Etats-Unis ont fourni à Israël une aide de 50.000 T d’armement ;

Israël détient le monopole nucléaire dans la région et maintient un écart d’armement en volume et en qualité, y compris quant à l’armement de nouvelle génération.  

La menace d’annexion

L’annexion des territoires occupés, menace récurrente, ressurgit lors des élections israéliennes de mars 2020. La coalition gouvernementale fixe pour juillet 2020 le commencement du processus d’annexion. Le Président Trump, qui avait déjà reconnu la souveraineté israélienne sur Jérusalem (6 décembre 2017) et sur le Golan (20 mars 2019), cautionne le plan d’annexion. C’est quand il annonce, le 13 août 2020, la reconnaissance diplomatique entre les Emirats Arabes Unis et Israël que le plan d’annexion est déclaré ‘‘suspendu’’ par le Premier Ministre israélien. Les Etats-Unis se placent au cœur du litige.

Le Président Trump lance l’initiative baptisée Accords d’Abraham visant la normalisation sans condition entre Israël et les Etats arabes. Ces Accords sont dûment signés entre septembre et décembre 2020 par les EAU et Bahreïn d’abord, ensuite par le Soudan et le Maroc. Dès lors, les Etats-Unis substituent la finalité de la normalisation avec Israël au règlement de la question de Palestine.

Le souffle de la résistance

La résistance Palestinienne lance, le 7 octobre 2023, un coup d’éclat d’une grande ampleur, au sein même du territoire israélien, et inflige à la puissance occupante un échec retentissant qui sonne le coup d’arrêt des Accords d’Abraham. La Résistance saisit en particulier 251 prisonniers, chiffre qui ne saurait compenser les 10.000 prisonniers détenus dans les prisons israéliennes, ni 6 millions de Palestiniens soumis à l’occupation et sur lesquels Israël exerce le droit de vie et de mort. Mais l’acte d’audace élève assurément la capacité de négociation de la Résistance.

Israël déclenche aussitôt une opération de représailles. Nous sommes, en Tunisie, familiers des déchaînements de massacres et de barbarie par les forces coloniales. Tel est le destin de la Palestine. Durant 14 mois, les forces armées israéliennes bombardent chaque jour les cités Palestiniennes, y compris les installations humanitaires des Nations Unies. Au bout de deux mois, le 29 décembre 2023, une plainte contre Israël pour génocide est déposée auprès de la CIJ par l’Afrique du Sud, complétée le 28 octobre 2024 par un dossier de preuves substantiel.

La campagne militaire provoque à ce jour 46.000 morts et plus d’un million de réfugiés supplémentaires ; Israël recourt à la famine comme arme de guerre et utilise, depuis novembre 2024, un nouveau type d’arme léthale qui escamote les cadavres.

La Cour Internationale de Justice et la Cour Pénale Internationale dénoncent l’entreprise monstrueuse de Ia puissance occupante, sous l’angle juridique et sous l’e criminel. Aux yeux du monde, Israël viole le droit, commet un génocide et défie la justice internationale.

Concluons sur trois points

D’abord, nul affrontement militaire direct n’a opposé les grandes puissances depuis 1945. Vivons-nous, pour autant, un état de paix? L’ordre mondial semble s’accommoder de la longue guerre de Palestine et de la nouvelle guerre en Ukraine sans se donner une perspective de paix définie ;        

D’autre part, si Israël s’acharne contre la cause Palestinienne par le fer et par le feu, si les Etats-Unis perpétuent l’occupation des territoires Palestiniens par le veto et par la fourniture des armes à la puissance occupante, la cause Palestinienne tient par la vertu de la Résistance, par la Justice Internationale et par le soutien de plus des 2/3 des Etats du monde. L’épreuve illustre la culture politique de notre temps.

Enfin, saluons l’Afrique du Sud qui se distingue, dans le monde, par sa grandeur morale.
Ces points résument, à notre sens, la question de l’ordre mondial de notre temps. /. 

Ahmed Ounaïes
6 décembre 2024