L’université de demain en Tunisie: Compte rendu du colloque international «L’interdisciplinarité à l’université»
Préambule
Par Arselène Ben Farhat - Le choix du sujet du colloque «l’interdisciplinarité à l’université» manifeste un retour à une question fondamentale qui concerne la situation actuelle de l’université tunisienne, ses difficultés et son avenir. On aborde le problème de l’orientation des bacheliers et celui de la répartition des facultés selon les spécialités et selon les objectifs, les contenus de l’enseignement et les approches mises en œuvre (le savoir, le savoir-faire, les programmes, les enseignements désirés, etc.). Cependant, l’interdisciplinarité suscite, chez les chercheurs, les enseignants et les responsables, plus des questions que des réponses: quels sont les rapports entre les diverses disciplines? Doit-on maintenir les frontières entre les départements et entre les facultés? Peut-on aujourd’hui continuer à adopter un enseignement hypercomplexe et hyperspécialisé? Est-il acceptable de continuer à ignorer ces cris de détresse, ces cris de colère de nos jeunes diplômés que nous avons formés et qui sont incapables de s’adapter au marché du travail et incapables de s’auto-former pour retrouver leur voie? Est-il acceptable que l’université soit inadaptée à la diversité des apprenants et à la multiplicité de leurs besoins? L’enseignement supérieur peut -il se remettre en cause et évoluer? Quel est l’avenir de notre université? Le colloque international, «l’interdisciplinarité à l’université», organisé par «l’Ecole Doctorale en Lettres, Arts et Humanités» dirigée par le Professeur Mustapha Trabelsi, a tenté de répondre à ces questions. Ila été tenu les 7, 8 et 9 novembre 2024 à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax.
Ouverture du colloque
Dans un climat chaleureux et stimulant, le colloque a réuni vingt-cinq participants venus de France, d’Algérie, du Canada et de Tunisie appartenant à diverses spécialités en lettres, langues, civilisation, histoire, sociologie, médecine, musique, gestion, histoire, etc. Dans son discours d’ouverture de cette manifestation scientifique, Monsieur Hassen Mnif, Vice-Président de l’Université de Sfax a salué l’initiative de l’Ecole Doctorale en Lettres, Arts et Humanité et a souligné l’importance de «l’interdisciplinarité» comme objet de réflexion et comme modèle d’enseignement. Il est bien difficile, selon lui, d’assurer une amélioration réelle de la formation des étudiants et de faciliter leur intégration à la vie active et au marché du travail si on adopte une vision de l’enseignement fondée sur le cloisonnement des facultés et des départements et sur un morcellement du savoir. Il faut, d’après Monsieur Hassen Mnif, abolir les frontières entre les instituts universitaires et instaurer un échange entre les enseignants chercheurs qui appartiennent à diverses spécialités afin qu’on puisse améliorer la qualité de la recherche et de l’enseignement et renforcer en conséquence la position de l’Université de Sfax dans les classements internationaux.Madame Najiba Chkir, Doyenne de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax, a pris ensuite la parole. Elle a souhaité la bienvenue à tous les invités et a indiqué que le colloque concrétise réellement l’interdisciplinarité, puisqu’il regroupe des enseignants de l’Institut Supérieur de Musique de Sfax et de Sousse de la Faculté de Médecine, de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax, de la faculté de gestion et du management et de la Faculté des Sciences de l'information et de la communication de l’Université de Clermont-Ferrand. Les enseignants et les chercheurs de ces établissements universitaires sont appelés, dans le cadre du colloque, à échanger des idées et des expériences ainsi qu’à travailler ensemble et à voir s’il est possible d’élaborer de façon novatrice de nouveaux programmes de formation et de nouvelles stratégies d’enseignement adaptées aux besoins des étudiants.
Enfin, M. Mustapha Trabelsi, le directeur de «l’Ecole Doctorale en Lettres, Arts et Humanités» est intervenu. Il a souhaité la bienvenue au Vice-Président de l’Université de Sfax, Monsieur Hassen Mnif, à Madame Najiba Chkir, Doyenne de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax et aux participants à cette activité scientifique et a présenté le programme du colloque.
Sciences humaines, narratologie, littérature française et francophone et musicologie
Le colloque débute par une conférence de Jamil Chaker. Il signale que l’interdisciplinarité permet aux étudiants d’accéder à de nouvelles connaissances et d’acquérir de multiples compétences grâce à différents parcours de formation qui appartiennent à divers départements. On arrive ainsi à promouvoir l’excellence académique à travers une meilleure circulation du savoir et du savoir-faire. Cependant, une telle vision de l’enseignement peut engendrer la fusion des disciplines et donc leur disparition. Pour éviter un tel risque, il faudrait, selon Jamil Chaker, que tout projet de formation interdisciplinaire soit rattaché clairement à une discipline majeure. Ce qui confère une visibilité et une cohérence au parcours d’apprentissage choisi par l’étudiant.
Pour illustrer son analyse de l’interdisciplinarité, Jamil Chaker s’est référé à la sémiotique narrative. Il a montré que la narratologie contemporaine n’a pas rompu totalement avec la narratologie classique, mais elle l’a critiquée et l’a prolongée et l’a développée. Ainsi certains chercheurs contemporains comme David Herman et Raphael Baronine considèrent pas le récit comme un monde clos sans lien avec la biographie de l’auteur, ni avec le contexte social et historique. Ils se fondent sur une approche qui n’est plus structurale, mais elle s’ouvre sur la sociologie, la psychanalyse, la philosophie ainsi que sur les diverses branches des sciences cognitives comme les neurosciences, la linguistique computationnelle, l'anthropologie cognitive, la psychologie cognitive, la philosophie de la cognition et l'intelligence artificielle. David Herman, l’un des fondateurs de la narratologie post-classique, dit: «le terme narratologie très généralement, d’une façon qui le rend plus ou moins interchangeable avec études narratives. Cet emploi général reflète d’ailleurs, sans doute, l’évolution de la narratologie elle-même. Ne désignant plus tout juste un sous-ensemble de la théorie littéraire structuraliste, narratologie peut maintenant s’employer pour désigner toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre.» (David Herman, «Narratologies: New Perspectives on Narrative Analysis», The Ohio State Press, 1999, p. 27).Jamil Chaker montre ainsi que l’approche mobilisée en narratologie post-classique ne peut pas être unidimensionnelle, ni monologique mais interdisciplinaire et le corpus ciblé ne se limite plus à des œuvres narratives littéraires, mais concerne toutes les production fictionnelles ou non fictionnelles comme les films, les bandes dessinées, les mémoires, les romans d’espionnages, les récits picturaux, les opéras, etc.
Mustapha Trabelsi partage la même vision avant-gardiste de la création et de la réception des textes littéraires. Selon lui, il existe une interaction interdisciplinaire permanente entre la création littéraire et les sciences humaines. Sigmund Freud ne s’est-il pas inspiré de l’une des tragédies de Sophocle, «Œdipe roi», pour concevoir et élaborer le complexe d’Œdipe et l’ériger comme l’un des fondements de la psychanalyse? Georg Lukacs ne considère-t-il pas Balzac comme un sociologue qui nous offre, dans ses romans, un tableau descriptif détaillé du contexte historique et social de Paris et de la province française au XIXe siècle? Mieux encore, les héros balzaciens sont des types sociaux représentatifs de l’artiste romantique (Frenhofer dans «Le Chef-d'œuvre inconnu»), du savant (Louis Lambert dans «Louis Lambert»), dudandy ( Lucien de Rubempré dans les «Illusions perdues»), de l’avare (Félix Grandet dans «Eugénie Grandet»), de la célibataire (Rose-Marie Cormon dans «La Vieille fille»), etc. Chacun de ces personnages représente un groupe social et à travers un panel de portraits et de représentations spatiales, Balzac nous dévoile l’évolution économique, politique et historique de la société de son époque. C’est ce qui a amené Nathalie Heinich à considérer Balzac comme «un précurseur de la sociologie». Elle affirme dans un célèbre article intitulé «Balzac en précurseur de la sociologie analytique»: «Si Balzac fut un précurseur de la sociologie, c’est sous la forme particulière de la sociologie dite «analytique », triplement héritée de Max Weber par la dimension compréhensive plutôt qu’explicative, par la neutralité à l’égard de l’objet, et par la méthode idéal-typique.» («L’Année balzacienne Balzac ou la pluralité des mondes», 2020,PUF, p. 207).
Pour valider cette analyse, Mustapha Trabelsi s’est référé à trois romans: «Les Années» d’Annie Ernaux, «Les Tropiques de la violence» de Nathacha Appanah et «Les lendemains d’hier» de Ali Bécheur. Certes les trois œuvres se distinguent au niveau spatial et actantiel. Le premier roman «Les Années» se déroule en France, le deuxième à Mayotte dans l’océan Indien et le troisième en Tunisie. De même, les personnages n’ont pas le même profil et ne partagent pas le même projet de vie, ni le même rêve.
Cependant, au-delà de leurs différences, ces trois écrivains se rejoignent. Ils sont post-modernes et leurs trois œuvres sont hybrides étant fondées sur une interaction entre deux parcours: l’un littéraire et l’autre sociologique et sur un échange entre l’intime et le collectif, le «je» et le «il» lié au «on». Annie Ernaux mêle ainsi, dans Les Années (Gallimard, 2008), le récit intime de ses relations avec sa mère atteinte de la maladie d'Alzheimer au récit de la lutte de la femme pour son émancipation. L’enquête sociologique inspirée par Bourdieu coexiste avec l’écriture autobiographique dans le même espace romanesque.
Ali Bécheur va beaucoup plus loin dans «Les lendemains d’hier», car son projet ne consiste pas à retrouver son père, uniquement tel qu’il était, mais aussi tel qu’il aurait pu être. Or, s’il est apparemment facile d’accéder au « lendemain » à partir d’aujourd’hui comment reconstituer le récit des «lendemains d’hier» surtout que l’auteur ne dispose que d’un matériau disparate de la mémoire? Pourtant, c’est ce projet romanesque que va tenter de réaliser Ali Bécheur. Il mobilise «la sociologie» et «l’histoire» et arrive à reconstituer habilement l’univers d'avant l'indépendance. Le romancier nous fait ainsi découvrir les odeurs, les sensations, les plaisirs de l’époque et nous plonge au cœur de la Médina où nous côtoyons des femmes arabes voilées avec leur sefsari, des européennes, des hommes portant leur jebba… De ce monde plein de vie et de vitalité surgissent, par la magie de l’écriture, un présent qui est celui de son père et de «ses pères» qui rêvent des lendemains, l’indépendance la Tunisie. La quête du père devient une quête d’un passé-présent- avenir, une quête de la naissance d’une nation indépendante et libre.
Cette vision optimiste disparait dans «Les Tropiques de la violence» de Nathacha Appanah. On plonge dans l’enfer de la violence, du viol, de la misère et de la drogue sur l’île française de Mayotte. C’est là où le jeune héros Moïse se retrouve sans père, ni mère après le décès de sa mère adoptive, Marie. Livré à lui-même, il se métamorphose en un assassin: «je m’appelle Moïse, j’ai quinze ans et, à l’aube, j’ai tué» (p. 33) L’enquête sociologique de Nathacha Appanah lui a permis de décrire sans porter de jugement le milieu où est né ce monstre; c’est un quartier surnommé Gaza géré par des bandes armées: «C’est un bidonville, c’est un ghetto, un dépotoir, un gouffre, une favela, c’est un immense camp de clandestins à ciel ouvert, c’est une énorme poubelle fumante (…) Gaza c’est Mayotte, Gaza c’est la France.» (p. 51). Tous les marginaux et les exclus se retrouvent à Gaza. Mais le but de Nathacha Appanah est double. Elle décrit Mayotte comme l’ile des contrastes, terre des magnifiques paysages insulaires et terre de la violence. De plus, elle ne se limite pas à représenter la vie de Moïse à travers une seule voix monologique mais à travers un jeu de voix: la voix de Marie (la mère adoptive), celle de Moise (le héros), celle de Bruce (un chef des bandes à Gaza), celle d’Olivier (responsable d’une association d’aide aux jeunes).
Pour Mustapha Trabelsi, c’est l’approche interdisciplinaire qui permet l’analyse des trois romans contemporains évoqués. Il s’agit d’une approche «auto- socio-biographique» selon la terminologie d’Annie Ernaux.
La deuxième séance a visé l’approfondissement de la question de l’interdisciplinarité en musicologie. Elle a ciblé les rapports de la musique avec les sciences de l’informatique, avec la phonologie, les sciences de l’éducation et la médecine.
L’étude des rapports entre la musicologie et l’informatique est, d’après Helmi Ben Ncir, importante dans une perspective interdisciplinaire, car elle dépasse une conception traditionnelle qui considère la musique d’une part comme un domaine autonome pouvant être étudiée en elle-même, pour elle-même et d’autre part comme un art ne mobilisant que l’esthétique, le don et le talent. Helmi Ben Ncir propose une vision plus large et mieux adaptée à la modernité. L’informatique permet une saisie rapide des données musicales et une édition efficace des textes musicaux. On peut se poser plusieurs questions: l’ordinateur peut-il intervenir dans la création musicale puisqu’on dispose de «synthétiseur» capable d’exécuter la synthèse des sons? Peut-on enregistrer numériquement des sons et les transformer automatiquement en un morceau musical? La composition musicale va -t-elle devenir automatique grâce aux multiples logiciels disponibles? L’ordinateur peut-il nous aider à saisir et à sauvegarder notre patrimoine musical national et arabe?
Ahmed Haj Kacem et Sihem Chaari ont prolongé, dans leurs interventions, cette réflexion de Helmi Ben Ncir. Mais ils se sont intéressés essentiellement aux aspects acoustiques au niveau artistique et linguistique. Nous notons qu’Ahmed Haj Kacem a porté son attention à des questions d’ordre technique essentiellement. Il a tenté de voir, dans sa communication, comment les différentes formes d’intonation se manifestent dans la langue arabe et comment elles agissent sur la musique. Doit-on nous limiter aux variations de hauteur et d'intensité que prend la voix en parlant, et qui forment la courbe mélodique de la phrase ou accorder aussi de l’importance aux accents, aux inflexions, au rythme, au ton, etc.? Est-ce que le contexte joue un rôle? Pour améliorer notre intonation dans une langue donnée, doit-on apprendre à prononcer chaque mot parfaitement, sans chercher à comprendre comment ils s’articulent les uns par rapport aux autres ou s’entrainer à prononcer des phrases entières? En fait, l’intonation prosodique est une composante essentielle de la prononciation. Non seulement elle structure le discours, mais elle lui confère également des nuances de sens et traduisent les diverses émotions éprouvées par le locuteur: la colère, la révolte, le doute, la surprise, le regret, l’amour, etc. Il est donc nécessaire de préserver en musique la précision et la justesse de la hauteur tonale des notes jouées ou chantées et de veiller constamment à l’adaptation de la voix au contexte d’énonciation.
Sihem Chaari s’est intéressée à la même problématique étudiée par Ahmed Haj Kacem mais au lieu de privilégier l’analyse théorique des aspects acoustiques de la langue, elle a opté pour l’approche didactique et pédagogique. Manifestement, l’intonation est l’un des éléments importants du contexte d’apprentissage du français. Elle permet de développer les compétences en lecture grâce à la lecture à haute voix qui théâtralise le sens du texte ainsi qu’en expression orale grâce à l’interaction «élève-élève» et «professeur-élève».
Toutefois, en se fondant sur une approche didactique interdisciplinaire, Sihem Chaari nous a montré que la musique est un moyen efficace d’apprentissage du français comme langue étrangère. En effet, le chant est un exercice ludique qui suscite le plaisir chez l’élève et qui l’entraine à l’écoute, à la bonne articulation des énoncés et à l’expression orale. De plus, le chant développe la mémoire auditive et assure l’autonomie de l’apprenant. En somme, la chanson joue un rôle important dans l’apprentissage de l’oral en assurant une théâtralisation de la voix et une bonne maitrise des éléments essentiels dans les conversations et les interactions verbales: l’intonation, le rythme, la pause, la tonalité, etc. Sihem Chaari a surpris les participants au colloque en proposant de magnifiques séquences vidéos qui montrent de jeunes élèves du primaire en situation d’apprentissage du français par des chants. L’état de joie de ces adorables enfants-chanteurs a conféré à notre colloque un air de bonheur et de fraicheur indescriptibles.
Mohsen Abdelmalek a adopté une même méthodologie de recherche fondée sur l’interdisciplinarité. Son hypothèse de recherche consiste à prouver que la musique qui est un facteur d’acquisition des langues étrangères est aussi un moyen thérapeutique efficace. Pour valider cette thèse, le jeune chercheur a voulu mener des expériences à l’hôpital. Cependant, les obstacles sont multiples. On considère qu’il n’est pas habilité à prendre en charge des malades puisqu’il n’a pas eu la formation requise. De plus, certains médecins pensent que la musique est un art et donc peu efficace face à des maladies qui affectent le corps. Seul un protocole fondé sur les médicaments peut soulager le malade et le guérir. Mohsen Abdelmalek n’a pas renoncé à son projet de recherche et a pu être convaincant. Il a réussi à être membre d’une équipe chargée de soigner des malades du cancer. Après de multiples expériences, il a établi un dispositif de soin fondée sur trois étapes: dans un premier temps, il mène une enquête auprès de chaque malade. Elle définit la situation sociale du malade, ses problèmes personnels, ses passions et ses préférences musicales. Dans un second temps, on établit un programme de musique et de chant adapté au profil du malade ciblé. Dans un troisième temps, on expérimente ce programme et on le rectifie en fonction du gout et des réactions du malade.
La musique apparait donc comme un moyen thérapeutique efficace: elle limite l’utilisation des médicaments anti-douleur et anxiolytiques et améliore efficacement la santé mentale, physique et émotionnelle des malades. Mohsen Abdelmalek est le premier doctorant de l’Institut Supérieur de Musique de Sfax à avoir conçu et mis en œuvre dans un hôpital tunisien une musicothérapie.
Médecine et civilisation arabe
Dans le même cadre médical, Imed Gargouri, Professeur Hospitalo-Universitaire à la Faculté de Médecine de Sfax, signale dans sa conférence que ses recherches académiques et ses enseignements sont fondés sur l’interdisciplinarité qui implique un décloisonnement du savoir et une interaction permanente entre des enseignants appartenant à diverses disciplines. Le but est d’accéder à l’excellence scientifique grâce à ce que le chercheur appelle «une intelligence collective».
Imed Gargouri nous a présenté trois exemples qui illustrent son analyse: le premier se réfère à un master qu’il a dirigé: «la Biostatisitique». L’enseignement dispensé dans le cadre de cette formation est interdisciplinaire puisqu’on fait appel à des spécialistes en médecine, en biologie, en mathématique, en statistiques, en pharmacie et en sciences humaines. De même, la méthodologie préconisée est interdisciplinaire. En ce sens, aucun module n’est étudié en lui-même, pour lui- même. Il est constamment en interaction avec les autres modules. Les mémoires qu’élaborent les étudiants sont le fruit d’une telle vision qui privilégie le multiple, l’hybride et le dialogue. Ce mastère a eu un grand succès auprès des universitaires et des étudiants, car il a une portée scientifique indéniable et une portée sociale.
Le deuxième exemple d’interdisciplinarité proposé par Imed Gargouri est lié à la recherche appliquée: «Santé et Environnement». Il s’agit d’étudier d’une part les effets de la pollution sur l’environnement, sur le milieu professionnel et sur la santé des gens et d’établir d’autre part des rapports d’expertise des dangers des entreprises industrielles actuelles sur l’environnement et sur la vie des gens. Ce type d’étude est interdisciplinaire dans son contenu et sa démarche car il mobilise divers domaines de recherche comme la sociologie, les sciences économiques, l’environnement, la biologie, la médecine, etc. Le dialogue entre les experts qui appartiennent à ces différents domaines est nécessaire et doit aussi se faire avec le pouvoir politique afin d’assurer un meilleur avenir à notre pays.
Le troisième exemple d’interdisciplinarité que propose Imed Gargouri s’inscrit aussi dans la recherche appliquée: «SabatSfakys». Il s’agit d’étudier la fabrication des chaussures à l’intérieur de la Médina de Sfax. «Le sabatsfakys» nécessite 150 tâches à accomplir et mobilise du coup différentes spécialités. Selon Imed Gargouri ce savoir-faire artisanal ne peut être sauvegardé et développé que si on adopte une approche interdisciplinaire innovante qui mobilise des spécialités variées comme le design, le marketing, la gestion, l’industrie de fabrication, la médecine, la maitrise des déchets, etc. Il s’agit d’un patrimoine à sauvegarder en conciliant les jeunes avec le «Sabat Sfakys» et en assurant la coexistence de l’artisanat avec les nouvelles technologies de fabrication des chaussures.
En somme, l’interdisciplinarité a, chez Imed Gargouri, a une texture humaine et elle est investie d’une dimension humanitaire. Il partage la même vision éducative de Jean Houssaye qui dit: «Humain, oui ; trop humain, le pédagogue! Quel est donc celui d’entre eux qui ne l’a pas vécu dans sa chair? […] N’oublions pas Ferrer qui, en tombant sous les balles du peloton d’exécution, trouvera encore la force de crier: "Vive l’École moderne!"» («Avant-propos», dans «Quinze pédagogues: leur influence aujourd’hui», Paris, Colin, 1994, p. 15).
Une telle vision se retrouve chez les collègues du département d’arabe qui ont participé au colloque et qui sont des spécialistes de la civilisation arabe : Morched Kobbi, Ons Trigui et Fatma Gargouri Bahloul.
Notons tout d’abord que Morched Kobbi a choisi d’aborder la question de l’interdisciplinarité non pas à partir de ses fondements théoriques, mais de sa mise en œuvre en classe. C’est pourquoi il a choisi comme thème de réflexion la leçon de civilisation: quels est le contenu d’un cours de civilisation? Quels sont les objectifs qui lui sont assignés? Quelle est la démarche qui doit être adoptée? En fait, ce cours ne se limite pas à l’histoire littéraire, ni à l’histoire des idées, ni au contexte historique, économique et social, il fournit des connaissances transversales sur la civilisation arabe et permet de connaitre moins le passé que la société d’aujourd’hui. L’étudiant doit acquérir le sens de l’altérité grâce à cet enseignement. Il se découvre à travers l’Autre.
Ons Trigui soutient le même point de vue concernant l’enseignement de la civilisation à l’université. Il nous offre ainsi un premier exemple de thème qui peut être programmé dans le cadre de cet enseignement : l’herméneutique. Elle est à la fois la recherche de la compréhension des phénomènes dans leur singularité et une «science» qui interprète les signes et qui définit leurs valeurs symboliques cachées. OnsTrigui s’est référé à plusieurs reprises à Michel Foucault qui définit l’herméneutique et la distingue de la sémiologie: «Appelons herméneutique l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens; appelons sémiologie l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de distinguer où sont les signes, de définir ce qui les institue comme signes, de connaître leurs liens et les lois de leur enchaînement» (Michel Foucault, «Les Mots et les choses», Gallimard, 1966, p. 44).
Ce pendant, l’herméneutique n’est pas uniquement l’art d’interpréter; elle est aussi l’approche qui permet de construire et d’élaborer le sens. Quant à l’herméneutique philosophique, elle s’intéresse au contexte de l’interprétation et de la compréhension. Aujourd’hui, c’est la philosophie herméneutique qui domine. Elle accorde une place privilégiée à la compréhension et à l’être. Le défenseur de cette vision de l’herméneutique est Hans-Georg Gadamer, un héritier de Heidegger. Comprendre n’est pas, pour ce philosophe allemand, connaitre, mais «être» et s’imposer comme «un être-au-monde» («Vérité et méthode», Seuil, 1996, p. 280). Gadamer s’oppose ainsi à Descartes et à sa méthode rationnelle ainsi qu’au courant positiviste. Mieux encore, Gadamer veut aller au-delà du sujet bien-pensant vers les fondements de l’être. Sa philosophie herméneutique prend la forme d’une ontologie.
Cependant, l’un des aspects importants de l’herméneutique, essentiel dans la formation des étudiant est, d’après Ons Trigui, la vision moderne de la réception et de l’interprétation. En ce sens, d’après la philosophie herméneutique, la lecture n’est pas une simple opération de déchiffrement passive, mais une expérience dynamique de participation et de partage fondée sur des hypothèses de lecture constamment revues. Dès la lecture d’un incipit, on esquisse une signification globale qu’on applique à l’ensemble du texte. Ce sens esquissé est confirmé ou infirmé par la suite des passages lus. Il est l’objet d’une révision constante. Le lecteur est du coup actif. Il participe à la découverte, par-delà de la surface du texte et de ses manifestations externes, son sens caché. Gadamer écrit: «Dès que se montre un premier sens dans le texte, l’interprète se donne en ébauche un sens du tout. À son tour ce premier sens ne se dessine que parce qu’on lit déjà le texte, guidé par l’attente d’un sens déterminé. C’est dans l’accomplissement d’une telle pré-esquisse, constamment révisée il est vrai à partir de ce que livre le progrès dans la pénétration du sens, que consiste la compréhension de ce qui est donné.» (Gadamer, «Vérité et méthode», Seuil, 1996, p. 288 ).
Fatma Gargouri Bahloul s’est intéressé aussi aux courants de la pensée contemporaine. Elle nous a présenté, dans sa communication, un deuxième exemple de thème qui peut être programmé dans le cadre de l’enseignement de la civilisation et qui est un domaine de recherche interdisciplinaire peu connu en Tunisie: la futurologie. Ce concept a une portée plus riche et plus générale que les termes de prospective ou de prévision. Il s’agit d’une réflexion sur l’avenir fondée sur une vision philosophique. Cependant, la réussite des recherches en futurologie dans un domaine donné nécessite une bonne maitrise des connaissances propres à ce domaine. Cela permettra au chercheur est de pouvoir prévoir les futures avancées dans cette sphère de spécialité. Notons toutefois que la futurologie mobilise différentes spécialités (sciences, techniques, sciences humaines). En effet, les futurologues sont des experts d’horizons variés: ingénieurs, médecins, biologistes, administrateurs, hommes politiques, gestionnaires, financiers, banquiers, artistes, écrivains de science-fiction, etc. Leur trait commun, c’est qu’ils veulent tout connaitre sur l’avenir et cherchent à le prédire et à le prendre en charge. De ce fait, ils établissent, à partir de multiples indicateurs et de plusieurs paramètres scientifiques, des études fondées sur des pronostics, des prévisions des plans d’action et des feuilles de route qui préparent les responsables politiques et les gens à toutes les éventualités. Ils sont confrontés à de multiples questions. A quoi sert la futurologie? Comment sera le monde de demain? Doit-on se référer à l’imagination ou à un pronostic rationnel pour le définir ? Peut-on se fonder sur les futurologues pour déterminer l’avenir? Peut-on distinguer ce qui est inévitable quoi qu’on fasse de ce sur quoi on peut agir? Qu’est-ce qui définit l’avenir de l’homme ? Est-ce le destin, l’histoire ou la fatalité? Pour Fatma Gargouri Bahloul, le futurologue ne se propose pas de répondre à toutes ces questions, mais de choisir celles qui correspondent à son projet d’analyse et qui permettent de deviner l’évolution de l’état présent.
En somme, Fatma Gargouri Bahloul nous a présenté, dans sa communication, les caractéristiques de la futurologie, les approches mises en œuvre, les résultats des études réalisées et les grands courants qui dominent dans ce domaine. Elle pense que l’un des rôles de «la Civilisation» à l’Université comme module ou comme spécialité est d’enseigner la futurologie et de conduire les étudiants à pouvoir lire l’avenir de notre pays et l’état du monde de demain.
Langue et civilisation anglaises, didactique et sociologie
Au cours de la sixième séance du colloque, nous avons eu quatre communications en anglais. Grâce à la précieuse aide de Dalia Elleuch qui maitrise bien la langue de Shakespeare et celle de Molière, j’ai pu avoir les éléments essentiels des interventions des participants à cette séance. La première est intitulée «Negotiating (inter) disciplinarity» de Mounir Triki. Etant professeur de linguistique, M. Trikiinscrit son étude dans le champ des travaux modernes des activités langagières. Mais, il ne se limite pas à un tel cadre de recherche, il aborde aussi les stratégies nécessaires pour créer des passerelles entre les disciplines et explore la dynamique de négociations et de collaboration entre diverses spécialités au sein d’un contexte propice à l’interdisciplinarité, permettant ainsi une compréhension plus holistique des problématiques complexes. Cependant, les défis liés à l’intégration des savoirs distincts sont nombreux. Comment surmonter cette difficulté ? Pour Mounir Triki, il faut repenser les frontières disciplinaires et adopter une vision flexible et collaborative pour répondre aux exigences des environnements académiques et professionnels contemporains...
Dalia Elleuch a adopté une approche différente, car elle est spécialisée en neurolinguistique et psycholinguistique clinique et ses travaux s’inscrivent dans un cadre interdisciplinaire mobilisant quatre domaines de recherche : la médecine, la psychologie, la linguistique et la technologie pointue. Dans sa communication qui est intitulée «Advancements in Artificial Intelligence for Early Detection and Diagnosis of Primary Progressive Aphasia: A ComprehensiveReview», Dalia Elleuch explore les avancées récentes en intelligence artificielle (IA) pour la détection précoce et le diagnostic de l’aphasie progressive primaire (APP). Sa présentation offre une revue détaillée des outils technologiques actuels, en examinant comment l’IA contribue à améliorer la précision des diagnostics tout en réduisant le délai de détection. Elle analyse également les défis rencontrés, notamment les biais algorithmiques et l’accessibilité à la technologie. En mettant en avant les applications cliniques, cette communication démontre comment l’IA peut révolutionner les approches médicales dans le domaine des troubles neurodégénératifs liés au langage, tout en ouvrant la voie à des perspectives prometteuses en matière de soins personnalisés.
Dans sa communication qui est intitulée «Crossing the Discipline Boundary in the Class of Poetry», Radhia Besbes explore les possibilités offertes par l’approche interdisciplinaire dans l’enseignement de la poésie. En fait, le texte poétique traverse les frontières disciplinaires et peut être exploité comme support de l’enseignement de la civilisation, de l’histoire, de la philosophie et de la sociologie. Le professeur peut aussi faire appel au théâtre et au chant dans l’enseignement de ce genre littéraire. Cette approche interdisciplinaire favorise une compréhension plus riche et plus nuancée du texte poétique, au-delà de sa seule dimension esthétique.
Dans sa communication, «De compartment alizing Epistemology in the EFL Classroom», Emna Zayani propose une même réflexion didactique, mais qui porte sur l’enseignement de l’anglais comme langue étrangère (EFL). Selon elle, les frontières traditionnelles entre les diverses disciplines et entre les différentes approches pédagogiques, méthodologiques et cognitives doivent être repensées. En valorisant une perspective interdisciplinaire, elle met en lumière l’importance d’un enseignement qui relie la théorie et la pratique, tout en stimulant une pensée critique et une compréhension globale chez les apprenants.
Il en va de même dans l’enseignement du français comme langue étrangère (FLE). L’approche mobilisée est également interdisciplinaire. Trois Professeurs, Catherine Boutin, Philippe Forges et Olivia Salmon-Monviola de «l’Université de Clermont Ferrand» ont présenté ensemble, en français, une communication intitulée «"les seriousgame", un outil interdisciplinaire et interculturel adapté à la formation en langues étrangères appliquées». Les trois chercheurs ont décrit leurs expériences en licence et mastère: «Langues Étrangères Appliquées (LEA)». Il s’agit d’une une formation pluridisciplinaire, professionnalisante et ouverte sur l’international. Les étudiants suivent des cours qui s’inscrivent dans un projet d’apprentissage interdisciplinaire impliquant la maîtrise de deux langues étrangères et l’études des modules qui s’inscrivent dans des disciplines variées comme le marketing, l’économie, la gestion, le droit, etc. Les étudiants français et étrangers sont attirés par cette formation, car elle leur permet de travailler en France ou à l’étranger.
Selon les trois professeurs, deux langues au moins sont étudiées dans le cadre de la licence «Langues Étrangères Appliquées (LEA)»: l'anglais, langue obligatoire et une deuxième langue au choix (l'allemand, le russe, l’italien, l'arabe, le chinois, l'espagnol, l'italien, etc.) et certains étudiants étrangers doivent également suivre un apprentissage du français comme langue étrangère. On a cité l’exemple d’une vingtaine de chinois ayant suivi leur formation dans le cadre de cette licence: LEA. Plusieurs approches didactiques sont mobilisées pour assurer cette formation linguistique, mais la plus intéressante est, d’après les trois chercheurs, "les seriousgame". C’est un moyen d’apprentissage interdisciplinaire efficace. Ce jeu sérieux se définit comme une combinaison entre un contenu linguistique, discursif et thématique sérieux et une mise en récit d’un scénario ludique. Les étudiants sont engagés chaque fois dans une situation donnée qui nécessite l’emploi d’un langage, des structures linguistiques, d’un type de discours et d’un vocabulaire donnés. L’apprentissage d’une langue ne se réalise pas à partir d’un apprentissage des règles mais à partir de l’emploi de ces règles. De plus, la découverte d’une langue étrangère permet la découverte de l’Autre, de sa culture, de son mode de vie et de ses traditions. C’est un moyen de formation interculturelles qui rend attrayant des contenus sérieux transmis, par une interaction verbale proche de la conversation authentique.
Ce point de vue est partagé par Mourad Bahloul. La didactique est, selon lui, plus qu’un art d’enseigner, c’est aussi un art de vivre et d’être dans le monde. Le choix d’une telle vision s'explique par le désir de «cet expert auprès de l’UNESCO en éducation, enseignement et formation», de situer la problématique du colloque au sein d’un contexte épistémologique lisible. Il oppose, dès le début de sa conférence, deux approches: l’une est disciplinaire et l’autre interdisciplinaire. La première présuppose une vision rationnelle fondée sur la spécialisation dans les domaines scientifiques, techniques, culturels, éducatifs, etc. La discipline d’enseignement se définit, selon Mourad Bahloul, à la fois comme une matrice, et comme un cadre axiologique. Bahloul ajoute qu’elle est constituée d’un ensemble de composantes: un savoir, des tâches, des concepts et d’un savoir. La formation des élèves et des étudiants va obéir à une répartition des enseignements en de multiples disciplines institutionnalisées dans des cursus programmés et finalisés. Les instituts et les établissements de formation obéissent à une répartition disciplinaire. Chaque enseignant est spécialisé dans un domaine précis et doit transmettre des tranches du savoir selon un programme préétabli. Cet enseignement disciplinaire est fondé, selon Mourad Bahloul, sur le cloisonnement et le grand danger c’est une disciplinarisation excessive. Elle peut avoir des effets négatifs d’abord sur les apprenants: ils ne saisissent pas la cohérence des cours qu’ils suivent, ni les finalités de ces enseignements. Elle a ensuite les mêmes effets négatifs sur les enseignants: ils se sentent isolés, incapables de faire face à un système éducatif hyperspécialisé et hypercomplexe et à une école qui apparait d’après Mourad Bahloul comme «une machine lourde et rigide, peu adaptée à la diversité des enfants», imposant à tous les apprenants «les mêmes normes, les mêmes traitements, les mêmes rythmes et les mêmes méthodes» (Mourad Bahloul, «la Pédagogie de la différence, l’exemple de l’école tunisienne», Mohamed Ali Editions, 2003, p. 9). L’absence du travail collégial et de la souplesse organisationnelle renforce l’isolement des enseignants et accentue leur incapacité à accomplir aisément leur noble mission.
Selon Mourad Bahloul, c’est la vision éducative interdisciplinaire qui permet de surmonter tous les problèmes engendrés par l’enseignement disciplinaire. Elle implique un franchissement des frontières entre diverses spécialités et assure un échange et une circulation des connaissances, des concepts, des approches et des contenus ; ce qui « conduit à des interactions proprement dites, c’est-à-dire à une certaine réciprocité dans les échanges, tel qu’il y ait au total enrichissement mutuel» comme l’affirme Jean Piaget («L’épistémologie des relations interdisciplinaires», dans «L’interdisciplinarité: problèmes d’enseignement et de recherche dans les universités», OCDE, 1972, p. 167).
Les deux dernières séances du colloque ont traité la question de l’interdisciplinarité, mais dans son application à l’une des sciences humaines: la sociologie. Dans sa conférence, Moncef Guebsi montre que, dans un environnement en constante évolution, cette science humaine est en relation dynamique avec les institutions, l'éducation, la justice, l’économie, les finances, la santé, etc. Elle se situe au-delà des frontières d’une discipline donnée, à l’intersection de plusieurs domaines de recherche. Pour soutenir son point de vue, Moncef Guebsi nous présente deux grands penseurs qui ont joué un grand rôle dans la naissance de la sociologie: Ibn Kaldoun et Karl Marx. Le premier définit, dans la «Muqaddima», les fondements d’une nouvelle science autonome, la «science de la culture ou de la civilisation humaine» (‘ilm al-‘umrân). Il propose une étude de la société en accordant une place importante à divers facteurs, comme l'économie, les événements historiques, les phénomènes sociaux ou psychologiques. Ibn Kaldoun confère une dimension interdisciplinaire à la sociologie dès sa naissance. C’est aussi le cas de Karl Marx. Il est vrai qu’il n’est pas un sociologue, mais il nous offre de multiples études sociologiques en établissant une relation dialectique entre l’histoire et les forces économiques, sociales et idéologiques. La transformation des structures sociales, des normes et des comportements, par exemple, est déterminée par des facteurs économiques, politiques et historiques.
Dans la deuxième partie de sa conférence, Moncef Guebsi nous présente deux sociologues importants: Marcel Mauss (1872-1950) et Pierre Bourdieu (1930-1922). Ils ont privilégié, dans leurs études l’approche interdisciplinaire. Mauss cherche la jonction entre le psychologique et le sociologique dans l’étude, par exemple, de la personne saisie non pas comme une donnée abstraite mais comme une réalité concrète, engagée dans la vie individuelle et collective et marquée par le contexte économique, politique et historique. Cependant, au-delà de l’étude des cas particuliers, il faut repérer et analyser les structures rationnelles profondes. D’après Moncef Guebsi, le point de vue de Pierre Bourdieu est plus complexe, plus difficile à résumer en quelques phrases. Pour cet universitaire français, la sociologie implique l’analyse «des mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales» fondés plus sur «des facteurs culturels et symboliques» que sur des facteurs économiques. La réalité du monde social ne repose pas sur les individus ni sur les groupes, mais sur la dynamique de leurs relations. Trois concepts sont au centre de la sociologie de Bourdieu: le champ, le capital et l'habitus. Le champ se définit comme l’espace de lutte, d’appropriation et de circulation de différents types de biens, de services, de connaissances et de ressources du pouvoir. Bien plus, c’est un espace qui met en scène une lutte pour un enjeu entre des agents qui occupent diverses positions sociales structurées par la distribution inégale de capitaux symboliques. Bourdieu affirme que « pour qu’un champ marche, il faut qu’il y ait des enjeux et des gens prêts à jouer le jeu » (P. Bourdieu, «Questions de sociologie», les Editions de Minuit, 2002, p. 114). Le capital est le deuxième concept chez Bourdieu: il constitue le « fondement du pouvoir ou de l’autorité spécifique caractéristique d’un champ» (P. Bourdieu, «Questions de sociologie», les Editions de Minuit, 2002, p. 114). Il existe trois formes de capital, à savoir le capital économique (revenus et patrimoines), le capital culturel (biens culturels, tableaux, livres, dictionnaires, instruments, etc.) et le capital social (l'appartenance à un groupe constitué d’agents dotés de propriétés communes et unis par des liaisons permanentes et utiles). Enfin, Pierre Bourdieu définit ainsi l’habitus comme des structures "structurées" puisque l’habitus est le produit de la socialisation; mais également comme des structures "structurantes" car il est générateur d’une quantité infinie de nouvelles pratiques : ««L’habitus est cette sorte de sens pratique de ce qui est à faire dans une situation donnée» dit Bourdieu («Les conditions sociales de la circulation internationale des idées», «Actes de la recherche en sciences sociales», n° 45, décembre 2002, p. 5).
Dans la troisième partie de sa conférence, Moncef Guebsi propose un modèle d’analyse que les chercheurs peuvent suivre dans leurs travaux. Ce modèle se fonde sur de multiples enquêtes et sur des statistiques rigoureuses et mobilise une approche interdisciplinaire qui se réfère à un croisement de données historiques, sociales, économiques, psychologiques et environnementales. Il s’agit d’une «recherche-action» ouverte sur le milieu socio-culturel et adaptée aux besoins du marché du travail.
A la suite de la conférence de Moncef Guebsi, cinq jeunes chercheurs qui appartiennent au même laboratoire «Omrane Pluriel» de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax ont mis en application ce modèle d'analyse interdisciplinaire. Ils ont présenté les résultats de leurs enquêtes sociologiques et ont pu associer une réflexion théorique à une recherche empirique. Amel Ghorbel s’est attachée à étudier l’enseignement. Elle a montré qu’à la différence de l’approche traditionnelle qui n’implique pas la participation active des élèves, l’approche moderne est interdisciplinaire. Elle est novatrice et fonctionne par projet. Les apprenants sont en ce sens mobilisés dans la construction de leurs apprentissages par la réalisation de projets, le plus souvent en groupe, sous la responsabilité du professeur.
Boutheina Bouallégui a centré ses interrogations sur l’état de pollution à Sfax et a signalé les diverses politiques mises en œuvre pour lui faire face. Mais les conséquences de ce fléau sont terribles et les solutions nécessitent beaucoup d’efforts et de sacrifices. Soumaya Bouazizi s’est intéressée au rôle des mouvements sociaux dans le développement des sciences humaines alors que Fatma Asfouria pris comme exemple la Révolution du 14 janvier pour explorer les spécificités des changements politiques en Tunisie, mais cette étude a nécessité la mobilisation d’une approche interdisciplinaire. Sghira Ben Hmidi tente de montrer, dans sa communication, que le brassage des informations en provenance de champs multiples dans des études en «histoire» implique l’exploitation d’une approche interdisciplinaire.
La dernière conférence constitue un bilan du colloque. Yves Laberge définit deux concepts fondamentaux: l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité. Le conférencier canadien distingue les deux concepts et présente comment ils peuvent être exploités. Il montre que l’interdisciplinarité n’est pas une simple méthodologie de recherche, mais un mode de pensée et une vision du monde moderne et adaptée aux besoins de l’homme.
Conclusion
Au terme des trois journées du colloque, nous notons l’étendue du champ d’investigation suggéré par la thématique abordée et la diversité des disciplines interrogées et des démarches utilisées. Il est clair que cette activité scientifique a atteint ses trois objectifs fondamentaux:
• Saisir, en premier lieu, les différentes significations de l’interdisciplinarité, son statut, ses enjeux et ses rôles;
• Ériger, en second lieu, l’interdisciplinarité non pas uniquement comme un objet de réflexion théorique, mais également comme une pratique grâce au dialogue dynamique entre d’éminents professeurs et chercheurs qui appartiennent à différentes disciplines et à divers instituts et facultés (médecine, musicologie, sociologie, didactique, stylistique, lettres arabes, lettres anglaises, lettres françaises, histoire, géographie, etc.)
• Établir, en troisième lieu, l’image de l’université tunisienne de demain et le profil des étudiants des prochaines années.
Les trois journées se sont déroulées selon un même parcours fondé sur un échange fructueux. Les divers présidents de séance ont joué un rôle important: Mustapha Trabelsi, Jamil Chaker, Lassaad Zouri, Riadh Miladi, Imed Gargouri, Mourad Bahloul, Arselène Ben Farhat et Moncef Guebsi ont créé un débat dynamique. Chaque thème de réflexion a été étudié, non seulement à partir de l’analyse d’un intervenant, mais également à partir du débat qui suit cette communication et à partir de la confrontation de plusieurs points de vue, mêlant les voix des narratologues, des stylisticiens, des linguistes, des musicologues, des sociologues, des didacticiens, des arabisants, des anglicistes, des médecins, des historiens, des philosophes, etc. De telles voix s’opposent, se complètent et se construisent mutuellement.
Arselène Ben Farhat