Safia Farhat: L’engagement par l’Art
Par Aicha et Azza Filali - L’année 2024 marque le centenaire de la naissance de Safia Farhat. La commémoration de ce centenaire a eu lieu le dimanche 20 octobre 2024 au musée qui porte son nom et qui est abrité par le Centre des arts vivants de Radès.
Le programme de la journée a comporté trois volets : un ensemble de communications évoquant son parcours, des témoignages de personnes qui l’ont connue et un florilège de ses travaux jusque-là jamais réunis dans le même espace.
Il serait injuste à l’égard de Safia Farhat de n’évoquer que l’artiste, en laissant dans l’ombre la militante et la femme. Ou alors faut-il l’évoquer à la manière qu’elle désirait, à travers une image éloignée de tous les clichés.
En investissant un univers sans cesse renouvelé, de formes, couleurs et matériaux, Safia Farhat donne le ton à tout ce qu’elle entreprendra dans d’autres domaines. Il est indéniable que sa forte personnalité aurait été à l’étroit dans une carrière artistique d’appoint, dédiée à la joliesse, comme il était habituel de décrire les femmes artistes.
Si la femme mène à l’artiste, il est tout naturel de commencer par la première. Volutes chantantes. Pour cela quoi de mieux que d’évoquer son rire, facile, léger, éclatant pour un rien, puis roulant en volutes chantantes.
Armée de son rire et d’une habileté manuelle innée, Safia grandit dans une famille aisée et conformiste, en accord avec l’air du temps : sa mère, analphabète, douce et discrète, lègue à Safia et sa sœur aînée l’art de la réserve et un goût marqué pour la solitude. Safia se défera partiellement de ces deux héritages. Quant au père, visage sévère, orné de moustaches symétriques, il était doublement inflexible : par sa fonction de juge à la cour de première instance (l’ouzara) et par son appartenance à la tribu des Zlass, un des bastions de la résistance contre le colonialisme, vivant au sud de Kairouan dans une steppe âpre et sèche, propice à la spiritualité. Est-ce de cette spiritualité infuse que Safia Farhat va tirer son intérêt pour les questions existentielles, allant jusqu’à se passionner pour le père Teilhard de Chardin ? Jésuite, philosophe, épris de mécanique quantique et de thermodynamique et pour lequel matière et esprit ne sont que les deux faces d’une même réalité.
Les deux sœurs vont à l’école française, obtiennent le certificat d’études ; mais là s’arrête leur instruction. Tout en brodant et en s’occupant des affaires domestiques, Saida, l’aînée, parvient à décrocher un poste d’institutrice, tandis que Safia entreprend des études de dessin par correspondance.
En novembre 1944, les deux sœurs se marient le même jour. C’était la guerre, tout manquait ; les deux futurs époux avaient taillé leurs costumes de mariage dans un tissu de rideaux et extrait les draps de leurs lits à partir de vieux parachutes allemands. Même dans le mariage, la politique pointait déjà son nez. Safia épouse Abdallah Farhat, originaire de Ouardanine, une bourgade du Sahel. Abdallah était inspecteur à la poste et militait activement au sein du Néo-Destour. Le jeune époux, au vu des performances manuelles de Safia, l’incite à s’inscrire à l’Ecole des beaux-arts. Lui est engagé à plein temps dans l’action politique et sa femme va ainsi disposer d’une occupation emplissant ses journées. Cet équilibre se maintiendra tout au long de leur vie de couple : Abdallah, pris par ses fonctions ministérielles, consacrant ses dimanches à la chasse et Safia de plus en plus plongée dans une activité artistique aussi prolifique que diversifiée.
Le couple Safia et Abdallah Farhat fut, par la nécessité des circonstances, moderne avant l’heure. Chacun était plongé dans un domaine qui le (ou la) passionnait. Aucun n’avait d’horaires. Mais, ils se ménageaient toujours un espace à deux en soirée, dînant ensemble dans leur chambre, commentant les nouvelles de l’un et de l’autre, tout cela rythmé par les rires de Safia qui égayaient la nuit. C’est sans doute cette paix séparée, cette vie où deux personnes solitaires mais solidaires traversaient les jours sans se perdre de vue qui a permis à chacun de s’épanouir pleinement et de vivre sa passion. Les soucis politiques, les problèmes de l’Ecole des beaux-arts étaient ramenés à la maison, en toute simplicité, et ni Abdallah, ni Safia n’y voyaient une ingérence dans leur intimité. Le pays s’invitait dans la chambre à coucher, cimentant un lien d’une solidité à toute épreuve et qui allait perdurer leur vie durant.Safia fréquente l’Ecole des beaux-arts en pleine Seconde Guerre mondiale, dans une Tunisie qui était encore une régence française, mais où les bottes des soldats allemands battaient le pavé. Une telle situation justifie l’extrême militantisme qui a imprégné la femme et l’artiste. Le 5 décembre 1952, Farhat Hached, grand ami de la famille, est assassiné au petit matin par la Main Rouge. Jour de grand malheur qui s’est étendu jusqu’au Maroc, jour de drame pour Saida, Safia et leurs conjoints. Tout de suite Safia s’attelle à un portrait de Farhat Hached, certainement la première toile de lui après sa mort.
Le fait est que la femme, tout autant que l’artiste, était préoccupée au plus haut point par les problèmes de la jeune Tunisie indépendante. Ce militantisme l’a amenée à rêver d’un art tunisien, qui raviverait les matériaux ancestraux et les sublimerait en une métamorphose bienheureuse.A ce militantisme s’associaient une autonomie et une indépendance, encore rares pour une femme des années 1960. Safia voyageait seule et souvent, se rendant régulièrement aux manifestations artistiques internationales, telle la biennale de Venise, ou celle de Lausanne consacrée à la tapisserie. Plus tard, devenue directrice de l’Ecole des beaux-arts, elle partait en voyage de travail pour établir des contacts avec d’autres institutions. Plus simplement, il arrivait à Safia de prendre sa petite coccinelle bleue, et de faire, également seule, l’aller-retour Tunis-Gabès en une journée pour suivre l’évolution d’un chantier d’hôtel auquel elle consacrait quelque bas-relief ou préparait une tapisserie. Le coffre avant de la coccinelle était alors alourdi par un sac de sable afin que le véhicule et sa conductrice ne s’envolent pas sous l’effet d’une bourrasque imprévue. La succession des matériaux utilisés par l’artiste exprime le tempérament touche-à-tout de Safia : crayon, fusain, pinceaux, céramique, vitraux. Puis est venue l’activité centrale de son œuvre: la tapisserie. Ce métier traditionnel, ouvrage à vivre pour une multitude de femmes à travers le pays, ne pouvait pas laisser notre artiste indifférente. La laine possède une sensualité, une dimension tactile dont sont dépourvus d’autres matériaux plus froids, tel le verre, ou même les couleurs.Dans ce sens, deux tapisseries pourraient être choisies. Dans la première, le travail de la laine fuse dans l’espace, délaissant la platitude et s’ornant de creux, de bosses, de volumes saillants. La tapisserie devient un paysage mouvant, de plaines et de montagnes, habité par un souffle inédit et une mobilité qui ressemble à la vie. En cela, Safia a conféré à la tapisserie tunisienne une liberté de formes jusque-là inconnue. On voit alors cette tapisserie, objet avant tout utilitaire en Tunisie, érigée en œuvre d’art et ornant les murs de halls de banque ou d’administration.A cette liberté de formes, s’ajoute une indépendance dans le traitement des thèmes. Dans une tapisserie, réalisée après un pèlerinage à La Mecque, Safia tisse un grand carré noir, opaque, omniprésent, obstruant le paysage. Au bas du carré, des mains se tendent. Mais que peut un carré aussi aveugle, aussi abstrait, face à la détresse des mains tendues ?Cette liberté créative va de pair avec une autre liberté: certes épouse de ministre, certes jouissant de privilèges que certains lui ont reprochés, elle ne s’est jamais embrigadée dans une activité politique officielle, ni dans une association féministe au label déposé. Elle n’a jamais non plus arboré de tenue terne ou engagée : la femme était coquette, soucieuse de son apparence. De plus, elle était loin d’être recluse dans son atelier : elle avait constitué un cercle d’amis, artistes hommes, qui venaient à la maison : Zoubeir Turki, Abdelaziz Gorgi, Ammar Farhat. Tous sont aussitôt devenus les amis de Abdallah, son mari. Mais Safia a surtout été une grande novatrice. Sous son impulsion, de multiples initiatives voient le jour: en 1959 la voici qui crée une revue féminine tunisienne qu’elle intitule Faïza. Cette revue de haute volée, écrite et illustrée par les meilleures plumes du pays, connaît un grand succès. Les objectifs de cette revue étaient de rompre avec la chose coloniale, d’instaurer une culture tunisienne, et de familiariser la femme avec le Code du statut personnel. Très vite, Safia va faire évoluer la portée de la revue vers une allure moins connotée féminine, étendant l’univers du féminin à des champs considérés comme « moins futiles ». Ainsi, en janvier 1961, dans un éditorial intitulé « Faïza vous présente Faïza », on peut lire que Faiza « n’a jamais cherché ni contribué à faire de nos femmes des êtres artificieux avides de bijoux et de mondanités », mais que « face à tout le travail en profondeur qui se fait dans notre Tunisie et en particulier dans le domaine féminin, nous nous devons d’en informer le plus complètement nos lecteurs et lectrices ». L’expérience de Faiza indique que tout est question d’amour et de volonté : Safia Farhat s’est lancée dans Faïza sans aucune expérience journalistique, en une sorte« d’amateurisme fondateur », mais sa foi et son énergie débordante ont suffi pour faire de cette revue la première (et l’unique) du genre en Tunisie.Autre innovation : en 1962, Safia crée avec Abdelaziz Gorgi la Société Zin. Cette société de décoration visait à intégrer des techniques artisanales revisitées dans le circuit économique. Et les productions de la Société Zin orneront les halls des banques, des hôtels, disséminant les œuvres de Safia et des artistes qui lui étaient associés à travers le pays. En 1966, nommée directrice de l’Ecole des beaux-arts, elle la réorganise par décret, un an plus tard. Mais, la novation la plus importante est sans aucun doute la transformation de l’Ecole des beaux-arts en Institut tunisien d’art, d’architecture et d’urbanisme (Itaaut), institut universitaire accessible uniquement aux bacheliers.En 1981 Safia démissionne de la direction de l’Itaaut. Mais, dernière novation et non des moindres, voici qu’elle s’attelle à la création de ce qu’elle appelle d’abord une académie populaire d’art à Tunis : elle l’installe à Radès et le nom définitif choisi pour l’institution est : le Centre d’arts vivants de Radès. Safia a toujours eu la volonté de mettre l’art à la portée de tous et pour cela de créer une institution où n’importe qui peut venir apprendre la peinture, le dessin, la céramique, la sculpture. A ces élèves sans diplômes d’entrée requis, le centre ne délivrera pas non plus de diplômes de fin d’études. Mais entretemps, durant les deux ou trois années où l’élève fréquente le centre, il a tout loisir d’apprendre une technique dont il pourra faire son gagne-pain, ou qui lui permettra de poser sur le monde un regard nouveau. A travers le centre d’arts vivants, Safia exprime avec acuité son militantisme agissant, son amour de la Tunisie et des Tunisiens. D’ailleurs, en 1979, ce centre fait l’objet d’une cession à l’Etat et sa gestion passe entre les mains du ministère de la Culture. En 2016, grâce à Aicha Filali, le centre a été enrichi par la construction d’un musée, destiné à la mémoire de Safia Farhat et voué à abriter les tapisseries souvent gigantesques qu’elle a créées.
Pour des actions d’envergure, il faut des êtres exceptionnels ; Safia Farhat était l’une d’elles. Son énergie débordante, son inventivité, son talent l’ont menée là où on réalise des œuvres destinées à défier le temps. En dépit des difficultés, cette femme du début de l’indépendance reste un modèle pour les Tunisiennes dont rêvait Bourguiba en promulguant le Code du statut personnel. Malgré l’oubli, cette fatalité qui, dans notre pays, efface les grands acteurs de l’histoire, l’œuvre de Safia Farhat lui survit. Grande dame de son vivant, grande dame cent ans après, Safia Farhat a démontré que l’art et la beauté étaient les seuls lieux d’accomplissement d’une conscience humaine.
Aicha et Azza Filali