Harmonica, la nouvelle de Hassan Nasr, traduite par Tahar Bekri
Par Tahar Bekri - Mourad s’arrêta devant la vitrine d’une boutique qui vend des objets d’antiquité et des jouets. Un harmonica, de brillance attirante, retint son attention, un instrument de musique à vent qu’il est possible de contenir dans une seule main.
Il s’arrêta l’examiner, saisi. Dessus était écrit son nom et celui de la ville d’où il parvint, du bout du monde, de Shanghai. Il resta là, planté, comme ensorcelé, immobile, s’oublia et oublia le monde entier. Il se refaisait ses airs, doux comme ceux qu’il entendit pour la première fois, joués par une fille assise avec sa mère sur un banc en bois, au jardin du Belvédère. Il espéra en posséder un. Cet instrument qui le remplissait d’amour.
L’harmonica est exposé devant lui, avec le prix affiché, mais il ne l’a pas. Son père ne permet pas cela. Il considère les sons de musique comme l’œuvre de Satan, jusqu’à s’interdire d’acheter un poste de radio, comme tous les voisins. Alors que Mourad aime la musique, en est fou à lier. Son père est maintenant en voyage pour le pèlerinage, comme il le fait de coutume. Sa belle-mère tient le budget familial, il ne peut en attendre ne serait-ce qu’un millime. Il lui faut obtenir cet harmonica. Il déambule, libre pendant les longues vacances scolaires d’été. Une idée lui vint à l’esprit, pourquoi ne pas travailler? Il cherchera un travail et achètera cet instrument qui occupe son âme.
Il chercha d’un endroit à l’autre, finalement, il trouva un travail dans une imprimerie, il transporte les caractères en plomb qu’aligne l’ouvrier spécialisé. En un mois et quelques jours, il obtint l’argent nécessaire et acheta l’harmonica comme il le souhaitait et le désirait, un petit instrument qu’il se mettait dans la poche sans que personne ne s’en aperçoive, qui emmagasine dans son creux tous les sons de la musique. Il se mit à s’y entraîner et découvrir ses secrets. Il allait dans les jardins publics et les endroits déserts, lui confiant ce qu’il ressentait et il lui répondait, il l’appelait et il acquiesçait. Il lui disait ses complaintes et il l’entendait. Les sons montaient, rêveurs, remplis d’espoir, parfois, inquiets et tristes, d’autres, calmes, satisfaits ou furieux, en colère, jusqu’au jour où son père se rendît compte des sons de la musique.
Mourad était seul à la maison, il ferma la porte de la chambre et se mit à jouer ses airs. Son père arriva à l’improviste, entendit la musique, envahit la chambre, furieux, les yeux terriblement menaçants: C’est quoi ces sons de péchés, combien de fois ne te l’ai-je interdit, ne sais-tu pas qu’ils sont l’œuvre de Satan ? Il lui arracha l’harmonica, le jeta par terre violemment, se mit à le piétiner et à l’écraser jusqu’à ce qu’il fût en morceaux.
Mourad s’étrangla d’un seul coup et se tut. Les traits de son visage perdirent toute vie, Depuis ce temps-là, il n’approcha ni nourriture ni boisson. Pendant trois jours, il sortait errant et revenait silencieux, les sons de musique lui montaient à la tête, exaspérés, explosifs.
Et vint la maudite nouvelle, Mourad a été déchiqueté par un train sur les rails des chemins de fer. Qu’est-ce qui l’a emmené vers les rails? Peut-être que cet air qu’il cherchait lui avait-il répondu!
Ils disent: Mourad traversa les rails sans faire attention.
Et disent: Il y avait quelqu’un qui courait après lui.
Et ils disent; C’est lui-même qui se jeta sur les rails.
Beaucoup de propos, mais la vérité, personne ne la connait, pas même son père. Comment pouvait-il la savoir, lui, qui ne faisait que satisfaire Dieu et Son prophète.
Tahar Bekri
Revue Al-Hayat Ath-thakafiya, n° 350, Tunis, octobre 2024.
• Hassan Nasr: Romancier et nouvelliste, né en 1937 à Tunis, voix importante de la narration tunisienne. Parmi ses œuvres, en arabe : Le pain de la terre ; Les nuits de la pluie ; Dar El Bacha ; Comme la mer est belle.
• Nouvelle traduite de l’arabe par Tahar Bekri
• Portrait de Tahar Bekri par Fethi Zbidi