Opinions - 12.11.2024

Habib Batis: L’énergie à l’heure des changements environnementaux

Habib Batis: L’énergie à l’heure des changements environnementaux

De nos jours, dans un contexte mondial très incertain, le concept d’énergie est très présent dans les discours politiques et économiques et aussi omniprésent dans les médias qui l’abordent par le biais des questions sociétales. Le débat actuel sur l’énergie se déroule sur fond d’une crise globale qui commence à présent à s’imposer dans le public. Il donne lieu à des discours sur l’effondrement et débouche sur un branlebas tous azimuts adressé aux pouvoirs politiques de la part aussi bien des lobbies énergétistes que des détendeurs d’opinions théoriques fragmentaires. Bref, c’est à croire que cette notion protéiforme s’est imposée comme les «lunettes» indispensables pour regarder le monde et assurer le confort acquis par la modernité.

Depuis plus de deux siècles, l’émergence d’une civilisation thermo industrielle a ouvert la voie à une utilisation effrénée des différentes formes de l’énergie. Conséquence, elle provoque une boulimie énergétique qui ouvre une spirale dévorante et un risque sur l’économie. De ce fait, l’alimentation de la machinerie mondiale qui accompagne l’activité humaine, produit inévitablement une quantité importante de déchets (au sens d’entropie). De ce point de vue, l’énergie présente l’avantage incontestable d’être un marqueur de la totalité des nuisances humaines qui ont ruisselé sur le système terre depuis plus de deux siècles. Les travaux scientifiques sont désormais nombreux et documentés qui considèrent que le système terre est impacté par cette activité humaine. Cette dernière est assumée à une force géologique qui, par son action, bouleverse les forces naturelles régissant jusque-là l’évolution du système terre. Le dérèglement climatique est entre autres résultat le plus spectaculaire que l’homme ait pu récolter par son action sur son environnement au risque de le détruire. Cette thèse a été avancée par le prix Nobel de chimie de 1995, P. Crutzen, publiée en 2002 dans la revue Nature. Le grand succès qu’elle a connu a conduit son auteur à considérer que la terre est entrée dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène.

Sens et contre-sens de l’Anthropocène

La nouvelle ère géologique dénommée Anthropocène (anthropos: être humain, cène (kainos): récent, nouveau) vient donc succéder à l’Holocène, période géologique interglaciaire dans laquelle l’humanité s’est développée depuis 12000ans qui, elle-même, succédait à l’époque glaciaire du Pléistocène marquée par une montée des températures et du niveau des mers. L’Anthropocène aurait débuté dès la fin du XVIIIème siècle c’est-à-dire avec la révolution industrielle et l’avènement de l’énergie.

Il va de soi que la définition d’une nouvelle ère géologique ne peut se faire que sur la base de critères objectifs ayant l’aval de la communauté scientifique des géologues. Ces critères tiennent compte des marqueurs de cette transformation géologique du système Terre. Sous cet angle, la formalisation du constat des nuisances causées par l’activité humaine sous forme d’une nouvelle époque, n’a pas fait l’objet d’un consensus entre les géologues. Mais, par-delà les arguments des uns et des autres qu’on peut qualifier de techniques, on peut penser que l’avantage de la notion d’Anthropocène ne vient pas que de sa force à constater la vérité des faits. Elle rend aussi explicite l’idée que les activités humaines sont devenues les principaux moteurs des changements qui affectent le système Terre et donc elle fournit une référence à ces actions, susceptible de leur donner un sens. C’est dire que l’avènement de cette époque sonne le glas de la vision binaire de l’homme séparé de son environnement.

Sur un autre registre, cette notion est sujette à débat au moins pour deux raisons. La première est qu’elle laisse entrevoir une tentative de dépolitisation des sujets qu’elle met en lumière et des phénomènes qui en sont les causes. Le concept donne en effet, l’illusion d’une humanité très homogène, unie dans une œuvre commune de destruction et, est également responsable des nuisances infligées au système terre. A titre d’exemple, et, pour ne prendre que le dérèglement climatique qui est l’une des principales caractéristiques des changements environnementaux, il convient de garder à l’esprit que 70% des rejets de gaz à effet de serre sont produits par environ un milliard d’individus. Un fait qui vient questionner la théorie selon laquelle l’accroissement de la population mondiale serait la principale cause du dérèglement climatique. La deuxième raison est que cette notion s’appuie sur les théories énergétiques du XXème siècle qui posent une équation plaquant une échelle de temps (le temps humain) sur une autre (le temps géologique) qui n’a aucune commune mesure avec elle, et, suggérant que toutes les activités humaines sont supposées contribuer à la dissipation entropique de l’univers. Cependant, elle dit bel et bien la vérité d’une civilisation capitalistique développée dans un cadre technoscientifique assujettie à sa cause. Car, en dissipant en deux siècles des stocks qui ont mis des millions d’années à se constituer, il ne fait aucun doute qu’à l’échelle historique, ceci représente l’essence même d’un gigantisme entropique. Dès lors, certains (Malm A., The Anthropocenemyth, The Jacobin, 2015; Moore J.W., The capitalocene, Part I, The Journal of Peasant Studies, 44, 3,594-630; PartII, The journal of peasant studies, 45,2, 237-279) préfèrent à la notion d’Anthropocène, la notion de «Capitalocène» pour souligner le rôle majeur qu’ont joué les rapports de pouvoir et d’exploitation du système de production capitaliste. Bien sûr, une économie fondée sur l’exploitation des ressources fossiles n’est pas l’apanage d’une économie capitaliste. En effet, sur le plan planétaire, capitalisme et socialisme sont logés dans la même enseigne pour entretenir des sociétés thermo-industrielles énergivores avec leurs propres mécanismes de croissance liés au charbon, au pétrole et au gaz. Au-delà de la fausse précision des étiquettes, il est important de comprendre l’impact des nuisances, qu’elles soient produites dans un système capitaliste ou socialiste, comme un processus tourbillonnaire ou récursif qui a déchaîné des forces que nous n’arrivons pas à maîtriser.

Le paradigme énergétiste et l’illusion de la prétendue générosité illimitée de la nature

Le paradigme énergétiste qui a émergé au cours de la première révolution industrielle a donné lieu au développement de la machine (notamment la machine à vapeur) avec la volonté d’en améliorer le rendement mais aussi et surtout une nouvelle vision du monde. Il implique d’une part, que le travail produit par cette machine est potentiellement en mesure de remplacer la force de travail de l’homme. D’autre part, que tous les processus naturels sont interprétés comme s’ils étaient provoqués par une «force de la nature» comprise de manière vitaliste, qui se traduit par des «prestations de travail» toujours changeantes. Cette description strictement moniste de la nature, trouve écho dans ce qu’écrivait Helmholtz en 1896: «L’univers possède une fois pour toutes un trésor de force de travail qui ne peut être modifié, augmenté ou diminué par aucun changement de phénomènes et qui entretient tout changement qui se produit en lui.»

Cette vision du monde dissimule un point de vue très réducteur sur les processus naturels: la réversibilité parfaite de tous les processus existants régnerait dans la nature. Or, ces processus ne sont en réalité, pas réversibles mais caractérisés par une directionalité ou irréversibilité due à l’impossibilité d’une transformation intégrale d’une forme thermique de l’énergie, en travail. Dit autrement, la dégradation inévitable de la qualité de l’énergie ou de son utilisabilité dans les systèmes réels, impose des limites claires à la transformation de toute forme d’énergie. Ceci implique des charges économiques et écologiques considérables au vu de l’émergence d’une civilisation thermo-industrielle très énergivore. De ce fait, au-delà des approvisionnements limités de ressources naturelles, le remplacement du travail humain par celui des machines et l’affolement technologique qui s’en suit, ont un coût énergétique dont la conséquence est la production effrénée de déchets c’est-à-dire en terme thermodynamique de l’entropie (de l’énergie de moins en moins utilisable). Dans ce décor, l’énergie semble alors être un slogan, un aphorisme et presque un synonyme pour résumer la «capacité de travail» illimitée de la nature en vue de subvenir à un besoin d’une productivité qui semble insatiable. Or cette prétendue générosité illimitée des « forces de la nature » n’est que pure fiction. Et il va de soi que si on regarde le concept d’énergie avec un peu de hauteur de vue, on se rend compte que derrière, on va capturer des tas de nuisances dont il faut s’occuper et qui font que l’énergie est de fait au cœur des changements environnementaux.

En effet, quand on regarde l’histoire des deux derniers siècles, on peut se rendre compte que les trois indicateurs qui évoluent de concert sont la taille de l’économie, la quantité consommée des diverses sources d’énergie et la quantité de gaz dit à effet de serre (gaz qui absorbe le rayonnement infrarouge émis par la surface de la terre) rejetée dans l’atmosphère. Actuellement, cette augmentation synchronisée ne semble pas changer et ce, malgré les dégradations qui en résultent. Elle signifie que pour répondre à une production effrénée, il faut toujours plus d’énergie pour faire tourner la machinerie mondiale. Il va donc de soi que les nuisances dues à la consommation de ces sources d’énergie d’origine essentiellement fossile qui sont quantitativement une contrepartie des activités humaines en volume, constitueront l’essentiel de la rétroaction positive du système biosphère.

La notion de «développement» à l’heure des changements environnementaux

Enfin, les changements environnementaux viennent questionner la notion de développement, un maitre-mot qui se trouve au carrefour de toutes les vulgates idéologico-politiques du siècle dernier. C’est une notion qui s’est imposée comme notion-maitresse, à la fois évidente et euphorique, mesurable et signifiant croissance, épanouissement, progrès de la société et de l’individu. L’idée de Développement est adossée à quelque chose de paradigmatique à savoir l’idée que la science et la technique s’associent pour assurer l’épanouissement de l’homme. Comme la science et la technique se sont développées sur le mode quantitatif, on est persuadé que l’accroissement quantitatif implique toujours un développement qualitatif. C’est sur ces bases, que le mythe du développement s’épanouit en s’affirmant sur le mythe de la société industrielle dont le moteur est la croissance économique que nous croyons contrôlée par la technique. Il est clair qu’assurer la croissance c’est assurer par enchainement nécessaire toutes les formes de développement.

Or les divers changements environnementaux auxquels l’humanité fait face, sont venus remettre en question des certitudes bien arrêtées. La problématique du Développement, inscrite au plus profond de l’imaginaire occidental, se heurte au bien-fondé de ce crédo qui ne s’appuie que sur ses présupposés. En effet, les pays industriels n’ont plus la réputation de détenir la capacité à permettre aux autres pays un rattrapage qu’ils ont eux-mêmes défini en utilisant la notion et son «pseudo-contraire»: Sous-développement en voie de développement. Ce dernier n’étant lui-même qu’un objectif assigné à ces pays, alors qu’eux-mêmes en ont peut-être d’autres visions, d’autres conceptions.

Progressivement, la notion de développement est entrée en crise en apportant désormais, non seulement bonheur, liberté, mieux-être, mais aussi souffrance, esclavage, mal-être, destructions. Parce que la notion de développement a expulsé hors d’elle-même tout ce qu’elle ne peut pas intégrer, à commencer par la complexité du système Terre en général, et celle de l’être vivant en particulier, qu’elle s’est montrée sous son vrai visage, aussi obscure, incertaine, mythologique et pauvre. De plus, par le Développement, on a cru pouvoir édifier une civilisation de sécurité, de maitrise du monde et du bonheur; les changements actuels viennent nous faire comprendre que loin d’éliminer le risque, cette entreprise en produit de nouveaux. Une civilisation qui vient se fracasser contre les données de la thermodynamique qui posent une limite quantitative et qualitative indépassable. Celles-ci, avec la mise en marche de la première révolution industrielle, confèrent, deux siècles plus tard, une assise sociale et technologique à l’illusion d’une idée de Développement perpétuel dont la logique paradoxale se montre dans l’évidence même des destructions qu’il engendre.

De ce fait, l’année 1992 est marquée par la conférence de Rio quand la notion de développement cède la place à sa forme émolliente de développement durable comme fil conducteur des politiques publiques environnementales. La fragilité de cette nouvelle notion tient dans l’harmonie qu’elle a envisagée entre les dimensions économique, écologique et sociale. Malheureusement, force est de constater que, parce que la raison économique n’a eu de cesse de phagocyter les deux autres dimensions, les déséquilibres environnementaux et les inégalités sociales n’ont fait qu’augmenter. On se demande alors si le terme Durable qui s’est mis à bourdonner dans tous les discours (politiques, écologiques, économiques…) prétextant limiter la boulimie énergétique, n’est tout simplement pas destiné à limiter la fragilité du système économique actuel et non à changer de voie pour un nouveau commencement.

Habib Batis
 

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