Alexis Tsipras - FMI: les mesures d'austérité conduisent à plus d'inégalité et de pauvreté sans pour autant mener à la croissance
« Nous avons besoin d'une politique industrielle européenne plus forte et d'une coopération plus étroite avec les marchés voisins tels que la Tunisie. Nous avons besoin d'une politique d'immigration axée sur une immigration sûre, ordonnée et légale, comme nous l'avons décidé au Maroc. Avec des itinéraires légaux sûrs. Nous avons besoin d'une politique énergétique durable en Méditerranée, qui établisse un équilibre entre l'agenda vert et les besoins de la société. Et nous avons besoin que les institutions financières mondiales donnent la priorité au développement durable et à la stabilité, en particulier dans les régions où les conflits et le changement climatique entraînent des flux migratoires plus importants. »
L’ancien Premier ministre grec Alexis Tsipras (2015-2019) y va directement. Invité d’honneur de l’Iace lors de la célébration de son 40e anniversaire, il a livré une lecture pertinente de la nouvelle géopolitique et des nouvelles tendances économiques.
Sans concession, il estime que « l’Occident doit revoir les erreurs qu’il a commises, notamment en matière d’interventions militaires. Il doit cesser de faire deux poids deux mesures. » Il affirme que « la communauté internationale doit, aujourd’hui, être plus honnête qu’elle ne l’a été au cours des 30 dernières années. ». Et d’ajouter : « le FMI commettrait une grave erreur en prenant des mesures sans tirer les leçons de ses erreurs ».
Extraits
Nous sommes entrés dans une nouvelle période historique.
Nous avons été confrontés à une pandémie qui a entraîné la mort de millions de personnes et a eu des conséquences extrêmement graves pour l'économie mondiale. Une crise pandémique qui a permis à certains gouvernements de profiter de la situation pour restreindre les droits démocratiques, l'État de droit et les contre-pouvoirs institutionnels, ainsi que pour accroître la corruption.
Nous avons traversé et traversons encore une période marquée par deux guerres dans notre voisinage immédiat, au cours desquelles des milliers de civils ont été tués et sont tués chaque jour. Dans le même temps, nous assistons à une aggravation de l'instabilité en Afrique subsaharienne, en Afghanistan et en Syrie.
Cela entraîne de nouvelles crises de réfugiés, des crises de l'énergie et des prix, ainsi que de graves problèmes dans la chaîne d'approvisionnement alimentaire.
Nous constatons qu'en raison de la crise climatique, notre région - la Méditerranée et le Moyen-Orient - se réchauffe plus rapidement que tout autre région du monde.
J'étais au sommet de la COP21 à Paris en 2015 et je me souviens très bien de l'espoir qui s'était créé. Mais au fil du temps et de la crise énergétique, nous constatons que la volonté d'atteindre nos objectifs n'est pas au rendez-vous.
Dans le même temps, au lieu d'une transition équitable vers l'agenda vert, nous voyons le fardeau peser de plus en plus sur les citoyens et les régions les plus vulnérables.
Cela conduit à une crise de l'immigration encore plus intense, qui est également déclenchée par la crise climatique.
Dans le même temps, nous constatons que la communauté internationale et l'Europe en particulier n'élaborent pas de politique migratoire globale et efficace, fondée sur le respect de la vie humaine, et qu'elles ne font pas face à ces nouveaux développements.
En décembre 2018, j'étais dans votre région, au Maroc, où la communauté internationale a adopté le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et légales.
Qu'est-ce qui a été fait dans ce sens ces dernières années ?
Malheureusement, le débat est dominé par l'extrême droite aux États-Unis et en Europe.
Et je crois clairement que nous devons nous élever contre la rhétorique xénophobe que nous entendons de la part de Donald Trump.
Nous devons redoubler d'efforts pour garantir une immigration sûre, ordonnée et légale. Comment les personnes qui tentent d'échapper à la guerre et à la persécution seront-elles protégées ? Comment les personnes qui ne sont pas dans cette situation seront-elles renvoyées ? Comment s'attaquer aux réseaux de trafiquants ? Et comment soutenir le marché du travail européen qui a besoin de plus de travailleurs, avec des voies d'immigration légales et des politiques d'inclusion et d'intégration.
Dans ce contexte, je pense que nous pouvons tirer certaines conclusions concernant l'économie mondiale.
Tout d'abord, comme le prévoient les économistes, la croissance économique mondiale devrait se situer entre 3 et 3,5 % en 2025, et l'assouplissement de la politique monétaire garantit l'élan de l'économie mondiale. Il est très important que l'économie européenne ait évité la récession et que la productivité des États-Unis soit élevée grâce aux politiques de développement de M. Biden. Mais il s'agit là d'un revers de la médaille. (…)
Deuxièmement, si les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient se poursuivent, ils affecteront davantage les prix de l'énergie.
Troisièmement, nous devons voir ce qui se passe en Chine. La Chine a été affectée par la crise de la pandémie et la bulle immobilière. Si le paquet de soutien économique ne la relance pas, il y aura de graves conséquences pour le reste du monde. N'oublions pas que la croissance économique chinoise va encore ralentir, passant de 5,2 % en 2023 à 4,2 % à la fin de 2025.
Quatrièmement, l'évolution de la situation en France sera difficile, tant sur le plan politique qu'économique, et aura des répercussions sur l'Europe. Le déficit est d'environ 6 % et le budget de décembre contiendra des mesures fiscales d'environ 60 milliards d'euros pour éviter d'entamer le processus de déficit excessif. Il ne sera pas facile de le faire adopter par un gouvernement minoritaire. Dans le même temps, la croissance cumulée de l'Allemagne depuis 2019 est inférieure à 1 %. Elle est fortement affectée par la pandémie, les prix élevés de l'énergie après la guerre en Ukraine, l'affaiblissement de l'économie chinoise, ainsi que la concurrence de l'industrie automobile allemande avec les voitures électroniques chinoises.
Dans ces conditions, la croissance européenne ne devrait pas dépasser 1 % en 2025.
Une vision d’avenir
Je suis convaincu qu'il y a des conclusions importantes à tirer des tendances géopolitiques et économiques susmentionnées, mais surtout de la vision et des politiques dont nous avons besoin pour l'avenir.
Premièrement, nous traversons une période de crises multiples. Une période de crises, de rivalités et de conflits interconnectés qui se déroulent parfois en parallèle, parfois en continu, aux niveaux mondial, régional et européen.
Dans le même temps, nous vivons une transition historique vers un monde multipolaire où le rôle international des États-Unis est prépondérant, mais pas dominant.
Nous devons développer une nouvelle architecture multilatérale dans les domaines de la finance et de la sécurité.
Dans notre région, nous devons faire davantage pour la coopération régionale.
Le partenariat euro-méditerranéen et la politique de voisinage du Sud sont des initiatives très positives.
Il en va de même pour le sommet Med9 que j'ai fondé avec le président de l'époque, François Hollande, et d'autres dirigeants.
Mais ces initiatives ne sont pas suffisantes.
Nous avons besoin d'une nouvelle initiative euro-méditerranéenne pour la paix, la sécurité et le développement durable.
Revoir les erreurs commises
Dans le même temps, nous avons besoin d'un autre type de leadership de la part de l'Occident. Un leadership fondé sur une vision qui accepte que le monde est multipolaire et qu'il n'est pas dirigé uniquement par les États-Unis.
Il ne suffit pas de parler de valeurs si nous ne tirons pas les leçons des erreurs du passé. La communauté internationale doit - aujourd'hui - être plus honnête qu'elle ne l'a été au cours des 30 dernières années. L'Occident doit revoir les erreurs qu'il a commises, notamment en matière d'interventions militaires. Et il doit cesser de faire deux poids deux mesures.
Il est important d'adopter une position active contre la violation de l'intégrité territoriale de tout pays. C'est ce qui s'est passé avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
En même temps, il est important que l'Europe utilise tout son pouvoir diplomatique en Ukraine, pour une paix basée sur le droit international.
De même, il est important de condamner le terrorisme et tout État qui le soutient. Mais en même temps, nous devons souligner que le terrorisme ne peut pas être combattu en tuant des milliers de civils, y compris des milliers d'enfants, comme nous le voyons dans les opérations israéliennes en Palestine. Il faut également insister sur la nécessité d'un cessez-le-feu immédiat au Moyen-Orient et sur le retour de tous les otages. Dans le cas contraire, des sanctions européennes doivent être imposées à Israël. En d'autres termes, nous devons tout mettre en œuvre pour soutenir à la fois la paix et le droit international. Y compris la reprise des pourparlers après le cessez-le-feu sur une solution à deux États basée sur les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale de l'État palestinien. Deux États vivant en paix, côte à côte avec Israël.
Il en va de même pour un plan de paix pour la Libye et la Syrie.
Et bien sûr pour une solution juste et durable à la question chypriote sur la base des résolutions de l'ONU.
L'Union européenne a-t-elle la volonté politique et le leadership pour une telle politique ? Pour l'instant, non.
Mais ce devrait être l'objectif. Et j'espère que les États-Unis auront la volonté politique d'adopter une telle vision après les élections.
D’importantes conclusions à tirer du rapport Draghi
Deuxièmement, nous devons redéfinir nos politiques en nous projetant dans les 10 à 20 prochaines années. Le rapport de M. Draghi sur l'avenir de la compétitivité européenne souligne les dangers du manque de productivité et d'innovation de l'Europe par rapport aux États-Unis, ainsi que sa dépendance à l'égard des pays tiers, en particulier dans les domaines de l'énergie et de la technologie.
Les solutions proposées par le rapport sont l'approfondissement du marché intérieur pour exploiter les économies d'échelle, la politique industrielle pour soutenir de nouveaux groupes européens forts dans les secteurs clés des marchés mondiaux, ainsi que l'investissement dans la recherche et l'innovation à une échelle sans précédent - près de 5 % du PIB par an entre 2025 et 2030.
D'importantes conclusions peuvent être tirées à cet égard. Depuis 2000, la croissance du PIB de l'UE a en effet été en moyenne inférieure de 0,5 % à celle des États-Unis, mais près de 80 % de cette différence est due à la démographie. Cela signifie que si l'Europe veut devenir plus productive, elle doit réfléchir aux moyens de renforcer et d'intégrer sa main-d'œuvre. Dans le même temps, elle doit promouvoir la politique d'émission d'une dette commune et le renforcement de la fiscalité nationale.
Qu'est-ce que cela signifie pour la Méditerranée?
Nous avons besoin d'une politique industrielle européenne plus forte et d'une coopération plus étroite avec les marchés voisins tels que la Tunisie. Nous avons besoin d'une politique d'immigration axée sur une immigration sûre, ordonnée et légale, comme nous l'avons décidé au Maroc. Avec des itinéraires légaux sûrs. Nous avons besoin d'une politique énergétique durable en Méditerranée, qui établisse un équilibre entre l'agenda vert et les besoins de la société. Et nous avons besoin que les institutions financières mondiales donnent la priorité au développement durable et à la stabilité, en particulier dans les régions où les conflits et le changement climatique entraînent des flux migratoires plus importants.
FMI: il n'existe pas de modèle de programme unique pour tous
J'en viens à mon troisième et dernier point.
Comme vous le savez, je me suis battu avec acharnement pour que la Grèce sorte de la crise économique et renoue avec la croissance en 2019. Et pour protéger les couches les plus vulnérables de la société. Et il y a eu des moments où nous étions seuls face au FMI et aux créanciers. Je sais que votre gouvernement et votre pays sont confrontés à des défis similaires aujourd'hui. J'ai dit clairement à l'époque, et je sais que vous l'avez dit clairement au FMI, qu'il n'existe pas de modèle de programme unique qui convienne à tous les pays et à toutes les circonstances. Et que les mesures d'austérité conduisent à plus d'inégalité et de pauvreté sans pour autant mener à la croissance.
Dans un monde multipolaire en proie à de multiples crises, la stabilité économique et la cohésion sociale sont encore plus importantes qu'auparavant. Bien entendu, il incombe aux gouvernements de se tourner vers l'avenir et d'agir de manière responsable sur le plan budgétaire, en particulier dans l'intérêt des générations futures. Et surtout, la seule voie à suivre est celle, difficile, de la démocratie et de l'État de droit. Mais l'austérité est le choix financier le plus dangereux dans le monde d'aujourd'hui. Et le FMI commettrait une grave erreur en agissant sans tirer les leçons de ses erreurs.
Dans le domaine de la sécurité, je dirais la même chose de la politique étrangère occidentale et de la planification des opérations militaires. L'Occident commet une grave erreur en prenant des mesures sans tirer les leçons de ses erreurs. (…)
Nous devons nous assurer que nous disposons de l'autonomie stratégique, de l'espace et de la flexibilité nécessaires à une politique étrangère et économique qui nous permettra de protéger et de soutenir nos peuples, nos intérêts et nos économies dans ce nouveau monde multipolaire aux crises multiples. Et cela implique de prendre des décisions courageuses. Avec nos partenaires, lorsque c'est possible. Sans eux et au-delà d'eux, lorsque c'est nécessaire.»
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