News - 31.10.2024

Tunisie: L’interdisciplinarité à l’université

Tunisie: L’interdisciplinarité à l’université

Par Arselène Ben Farhat - On cherche aujourd’hui une interaction des connaissances et des formations afin d’assurer un dépassement de la conception traditionnelle de l’enseignement universitaire fondée sur le morcellement du savoir et sur l’hyperspécialisation qui « empêche de voir le global (qu’elle fragmente en parcelles) ainsi que l’essentiel (qu’elle dissout)» comme l’affirme Edgar Morin dans son étude, (« Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur », Unesco, 1999, p. 18). L’interdisciplinarité permet justement d’établir des liens entre les connaissances dispersées dans les différentes disciplines et d’instaurer un dialogue entre les chercheurs qui appartiennent à diverses spécialités. Elle facilite ainsi la circulation des notions, des approches et des idées entre les départements et les instituts.

L’importance de ce sujet a amené « l’Ecole Doctorale en Lettres, Arts et Humanités » dirigée par le Professeur Mustapha Trabelsi, à organiser, à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax, un colloque international intitulé «l’interdisciplinarité à l’université», les 7, 8 et 9 novembre 2024 en présence de Monsieur  Ahmed  Haj Kacem, Président de l’Université de Sfax, de Madame Najiba Chkir, Doyenne de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines et des responsables du Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique.

Ce colloque n’a pas uniquement comme objet de réflexion l’interdisciplinarité, mais il la met aussi en œuvre puisqu’il regroupe des chercheurs tunisiens, algériens, français et canadiens qui appartiennent à différentes disciplines et divers instituts et facultés (médecine, musicologie, sociologie, didactique, stylistique, lettres arabes, lettres anglaises, lettres françaises, histoire, géographie, etc.). Ces éminents professeurs et chercheurs seront appelés, dans le cadre de ce grand événement scientifique, à définir l’interdisciplinarité, à préciser les conditions de sa mise en œuvre et à souligner l’importance de son rôle dans la construction du savoir, de savoir-faire et du savoir-être. La participation, par des communications, de plus de 25 chercheurs et professeurs comme les Professeurs Jamil Chaker, Mustapha Trabelsi, Imed Gargouri, Helmi Ben Ncir, Mourad Bahloul, Moncef Guebsi, Mounir Triki, Yves Laberges, Catherine Boutin, Philippe Forges, Olivier Salmon-Monviola, Dalia Elleuch, Ons Trigui, Emna  Zayani, Radhia Besbes,  Amel Ghorbel, Boutheina Bouallégui, Soumaya Bouazizi, etc., vont certainement donner à ce débat une grande richesse ainsi qu’une lisibilité dans la représentation de l’université de demain.

Cette réflexion et ce débat sont nécessaires  pour deux raisons : d’une part, une consultation nationale qui porte sur l’enseignement est engagée aujourd’hui en Tunisie. D’autre part, l’université tunisienne vit une véritable crise déterminée essentiellement par le nombre de plus en plus élevé des diplômés de l'enseignement supérieur en chômage. Alors que l’accès au travail des jeunes diplômés était facile et qu’on considérait la réussite dans les études comme une véritable garantie qui permet d’exercer un métier, voire de réaliser une ascension sociale, il semble que la situation est devenue compliquée aujourd’hui. Être titulaire d’une licence, d’un doctorat ou d’un diplôme n’assure pas toujours un recrutement dans la fonction publique ou dans une entreprise privée et cet état d’inactivité après plusieurs années d’étude est vécu par des milliers de demandeurs d’emplois comme un échec et comme un drame.

Toutefois le chômage des jeunes n’est pas dû uniquement à la gravité de la récession économique, au taux d’investissement dérisoire, à l’augmentation de la dette publique et/ou aux faiblesses structurelles de plusieurs secteurs stratégiques comme celui des banques ou des grandes entreprises publiques. Il est également l’aboutissement du cursus de formation universitaire.
En effet, l’enseignement que doivent suivre les étudiants est réparti en lettres et sciences humaines et sociales, en gestion, en économie, en didactique, en mathématiques, en informatique, en sciences physiques, chimiques, économiques, médicales, paramédicale, etc. Il suffit de se référer au guide d’orientation de 2023 pour découvrir le nombre impressionnant des filières de formation proposées aux bacheliers. On assiste ainsi à un processus de disciplinarisation des savoirs, de l’enseignement et de la recherche universitaires et plus l’étudiant avance dans ses études, plus il se spécialise dans un domaine pointu. Or, une telle formation comporte un grand risque d'hyperspécialisation qui risque de paralyser l’étudiant quand il ne trouve pas de travail correspondant à sa spécialité. Que peut-il faire quand on réduit sa formation à un apprentissage pointu sans le doter de compétences d’ouverture et d’adaptation dans d’autres domaines et sans le préparer à une auto-formation ?

En fait, l’hyperspécialisation amène les départements et les institutions universitaires à fonctionner parfois comme des îles, sans liens les unes avec les autres, isolées du monde socio-économique. Chaque discipline dispose d’un programme, d’un mode de fonctionnement et de gestion qui lui sont propres.  Le corps enseignant universitaire est constitué de plusieurs communautés de chercheurs dont chacune dispose d’une autonomie presque totale.

Une telle hyperspécialisation a permis certes de grands progrès dans la recherche scientifique et une évolution indéniable des connaissances humaines. Toutefois, elle a engendré un morcellement du savoir et une absence de passerelles communicantes entre les disciplines puisqu’on n’a pas une interaction institutionnalisée, un échange entre les enseignants qui appartiennent à des horizons de recherche différents.  Ce qui a contribué, selon Edgar Morin, «à la focalisation et à la fermeture des disciplines» (Morin Edgar, « Introduction à la pensée complexe », Éditions du Seuil, 1990) ainsi qu’à une rigidité des méthodes d’enseignement. Pris au piège, l’étudiant ne peut que suivre le parcours de formation fixé d’avance. Sa circulation au sein de différentes disciplines est impossible. Il a uniquement le droit de changer de spécialité en première année si sa demande est acceptée et s’il réussit dans le concours de réorientation organisé par la section d’accueil ciblée. 

Aujourd’hui, les universitaires ont compris que seule la collaboration entre les divers départements et les diverses institutions universitaire assurent une formation solide des étudiants et facilite du coup leur employabilité.  L’approche adoptée n’est plus disciplinaire, mais interdisciplinaire. En ce sens, l’interdisciplinarité correspond à une nouvelle vision de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Elle annonce la naissance d’une université tunisienne interdisciplinaire fondée sur l’innovation et la création et sur la circulation du savoir et des méthodes:  

En effet, l’interdisciplinarité implique l’abolition des frontières entre les départements et entre les disciplines : les enseignants chercheurs qui appartiennent à différentes spécialités travaillent ensemble et élaborent de façon novatrice des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent.
Le but de l’interdisciplinarité est d’éviter le cloisonnement des départements et des enseignements : on veut développer chez les étudiants des compétences transversales qui leur permettent de s’adapter aisément à la vie active et au marché du travail. Rien dès lors qu’on renforce l’importance des modules transversaux et qu’on accorde une place privilégiée au croisement des   approches, des objectifs et des types d’activité.
L’interdisciplinarité permet aussi un dialogue et un échange entre les universitaires et les acteurs socio-économiques. Quels sont les besoins des entreprises ? Quel est le profil de l’étudiant qu’on cherche à recruter ? Quelles sont compétences requises pour les différentes professions ?

En somme, recourir à l’interdisciplinarité est devenu une nécessité face à la crise que traverse l’université tunisienne, mais elle demande des ajustements majeurs dans la structure de l’enseignement supérieur, dans la répartition des disciplines ainsi que dans les méthodes adoptées et les types d’activité programmés qui doivent être fondés sur une didactique de la transversalité, de l’échange et de la libre circulation des concepts et des projets. C’est que l’étudiant tunisien a plus besoin d’une tête bien faite et que d’une tête bien pleine.

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Arselène Ben Farhat

 

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