News - 18.07.2024

De Beykoz à Sidi Bou Saïd: Le verre voyageur dans tous ses éclats

De Beykoz à Sidi Bou Saïd: Le verre voyageur dans tous ses éclats

Mounir Hentati a tenu sa promesse ! Après avoir publié, il y a 4 ans, en 2109, «Ennjema Ezzahra, Treasures unveiled, Artworks and objets d’art, in Baron d’Erlanger’s palace in Sidi Bou Saïd», sans avoir épuisé le sujet, il revient dans une version française, éclatée en plusieurs opuscules d’une soixantaine de pages chacun, traitant plus en profondeur cette magnifique collection.

Le premier de la série vient de paraître, présentant dans sa totalité ou presque la collection de verrerie ottomane dite de Beykoz, sans doute l’une des plus belles exposée au palais Ennejma Ezzahra. Plus qu’un catalogue raisonné, comme le souligne l’auteur, il s’agit de mettre en avant des traditions artistiques et de jeter la lumière sur le contexte des acquisitions.Mounir Hentati a occupé le poste de conservateur du palais Ennejma Ezzahra de 1995 à 2014, acquérant une expertise en préservation et restauration des collections muséales. Auparavant, il était un membre actif du comité de pilotage chargé du lancement du Centre des musiques arabes et méditerranéennes (Cmam) et de l’ouverture au public du palais du baron Rodolphe d’Erlanger en 1992. Depuis son départ à la retraite, il poursuit sa collaboration avec le Centre, y apportant son expertise et son talent, en plus de sa passion.

«Les verreries de Beykoz, lit-on dans ce magnifique ouvrage, ont une belle histoire, aussi brève et fulgurante qu’elle soit. Selon la tradition, reprise par la plupart des auteurs qui se sont penchés sur l’histoire des Beykoz, dont Murat Bengisu, Fuat Bayramoglu, même si l’industrie du verre existait déjà au XVIe s., la production de verre à Istanbul s’est réellement développée avec un derviche mevlevi du nom de Mehmed Dede. Ce dernier est envoyé en Italie par le sultan réformateur Selim III, aux fins d’apprendre l’art du verre et de parfaire ses connaissances.» Une saga commence.

De Beykoz à Sidi Bou Saïd,
Le verre voyageur

Texte : Mounir Hentati
Photographies : Eduardo Javier Nycander von Massenbach, …
Design graphique : Nebras Charfi
Editions Ennejma Ezzahra,
février 2024, 76 pages
Centre des Musiques Arabes
et Méditerranéennes

Bonnes feuilles

L’une des rares collections privées et la seule collection publique de cette envergure

Rassemblant plus de 70 objets, la collection est principalement composée d’objets en verre soufflé incolore transparent, lisses ou taillés, dorés ou en cristal de verre. Elle comprend également des objets en verre soufflé opaque de couleur bleu nuit ou transparent de couleur bleu-cobalt, taillés et rehaussés de dorures. En plus des objets en verre, elle présente un bel ensemble d’opalines. On y retrouve tous les motifs emblématiques de l’iconographie classique des verreries de Beykoz: cœurs, feuilles de persil, roses, œillets stylisés, tulipes, soit peints, soit dorés.Dans la plupart de ces pièces, la dorure est souvent passée. Cela, de l’avis des spécialistes, serait dû au fait qu’elle ait été appliquée au pinceau puis cuite à basse température pour la fixer. Mais la trace résiduelle qui demeure témoigne incontestablement de l’authenticité de l’objet, et déjoue les imitations.

Sur le plan morphologique, les objets qui composent la collection présentent une exceptionnelle variété: aspersoirs, vases, bocaux, brocs, bonbonnières, coupes, aiguières et bassins, confituriers, sucriers et autres verseuses.

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La verrerie de Bohême, devenue un véritable art en Europe au XVIIe s. et au début du XVIIIe s., avait atteint des dimensions considérables grâce à la présence de nombreux artistes, peintres, graveurs et maîtres verriers. Le verre de Bohême était exporté presque partout, de l’Inde à l’Amérique du Sud et du Nord. Des « Maisons de Bohême » ont été ouvertes pour vendre les verreries dans 12 grandes villes et ports d’Europe, d’Amérique et du Proche-Orient, tels que Baltimore, Beyrouth, Le Caire, Mexico, New York et même Izmir. En résumé, les verriers de Bohême avaient conquis le monde avec un « artisanat du verre » nouveau et différent.L’un des produits les plus répandus de la verrerie de Bohême dans l’Empire ottoman était le cristal taillé. La taille du verre avait atteint des sommets à partir des années 1700, avec plus de 100 mètres de la taille et de la gravure, dans différentes régions de Bohême.

Selon l’historien tunisien Mohamed Yacoub, «Les verreries de Bohême ont commencé à envahir la Tunisie dès le début du XIXe s. jusqu’aux premières décennies du XXe s., après un long périple qui les a conduites de Bohême, soit vers l’Italie, soit vers les grands centres urbains d’Orient tels que Le Caire ou Constantinople, avant d’arriver en Tunisie.» Yacoub explique le succès de cette verrerie en Tunisie, «autant par sa morphologie qui rappelle celle de la verrerie islamique traditionnelle que par l’usage qui en est fait, tel que les lance-parfums». Il ajoute également que «certaines verreries que détenaient les familles aisées à Tunis provenaient des ateliers de Beykoz» (Yacoub, 2000).Il est donc possible que la collection de verrerie ottomane des d’Erlanger ait été acquise en partie dans les souks de Tunis. Il n’est pas non plus exclu que Rodolphe d’Erlanger, qui entretenait de solides relations avec des familles tunisoises aisées, avait connaissance des quelques collections privées de Beykoz qu’elles détenaient et en acquérait chaque fois que l'occasion s'offrait à lui. Mais ce ne sont là que des hypothèses.

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Au-delà de ces aspects scientifiques, le présent ouvrage aura eu au moins le mérite de révéler une collection inestimable qui mérite, à notre avis, d’être préservée et célébrée, et ce pour deux raisons essentielles. Tout d’abord, il s’agit de l’une des rares collections privées et la seule collection publique de cette envergure de ce type d’objets d’art en Tunisie. De plus, les objets qui la composent sont rares, même à l’échelle mondiale, et se trouvent principalement dans quelques musées et collections privées. Cet ouvrage est également un hommage à un collectionneur éclairé et passionné, qui a su capturer l’essence de l’Orient à travers ses nombreuses collections, y compris ces précieuses verreries.