Il y a 50 ans naissait la CNEL (BH Bank): le témoignage de Mohamed Kilani
Par Mohamed Kilani - Lorsque est adopté, en février 1989, le projet de loi transformant la Caisse Nationale d’Epargne Logement (CNEL) en Banque de l’Habitat, l'ambition était grande. La providence a fait que je sois le coordinateur général de ce dossier et le rédacteur du projet de loi, en ma qualité de chargé des relations extérieures de la Caisse. Lors d'un aparté avec l'artisan de cette action, Habib Neifar, le PDG qui a succédé à un grand commis de l’Etat Habib Alouini, on créditait la nouvelle banque d'une probable perspective de devenir la première banque du pays eu égard à son matelas financier et à la résonance de la CNEL au cœur de la société. Malheureusement, Habib Neifar quitte la banque, un an après, et des contextes particuliers n’ont pas permis de tenir les promesses de départ. Il aura laissé l’image d’un homme compétent et probe. (Voir annexes.)
Genèse
Le 19 juin 1974, la CNEL démarre simultanément avec l'Agence foncière de l'Habitat (AFH). Les deux institutions sont présidées au départ par Mohamed Jomaa, avec un siège social à l'avenue Habib Bourguiba, au- dessus du Café de Tunis, qui deviendra, en 1996, une succursale de la BH. Pour remplir sa mission, la CNEL dut recruter des cadres expérimentés et de nouveaux candidats à l'emploi à former sur le tas. Le réseau d'agences se limite aux chefs-lieux des gouvernorats.
En 1979, mon entrée à la CNEL s'est inscrite dans un projet d'accélérer la vulgarisation des vertus de l'épargne-logement, le véritable sésame qui assure l'accès à la propriété d'un logement. Il faut préciser que la création de la CNEL et de l'AFH s'inscrivait dans l'optique de trouver des solutions à une crise aiguë de logement. Quinze jours après mes débuts, je me suis retrouvé face au public lors d'une campagne de vulgarisation au gouvernorat de Jendouba. Mes précédentes expériences dans le secteur privé et dans le journalisme sportif m'avaient déjà éclairé sur la réalité du pays profond, mais le contact avec les salariés de toutes les couches sociales avait une autre originalité, du charme même. Mon empathie pour avoir fréquenté le milieu rural m'a aidé à communier avec des personnes conscientes que le début d'un rêve commençait à leur ouvrir une voie qui promet la dignité. Posséder un logement était l'aspiration de tous, chacun selon ses capacités. Durant quinze mois, je me suis délecté de parcourir la Tunisie, délégation par délégation, avec des péripéties insolites. (Voir annexes).
En même temps je me suis réjoui de quelques découvertes en assistant des fois à l'exercice de missions par les chefs d'agence, lors des marchés hebdomadaires, empruntant des fois le transport public, pour susciter des souscriptions ou collecter l'épargne, en se contentant d'une chaise, parfois sans disposer d’une table. C'est en quelque sorte un travail de militants, avec le risque du transport de fonds en prime; et ces hommes-là sont les véritables pionniers de la future banque. Qu'ils soient ici reconnus et honorés, même à titre posthume pour les décédés.
Pour favoriser la réalisation des projets immobiliers par la SNIT, le souvenir des réunions mixtes hebdomadaires revient très souvent d'autant que les deux cadres qui représentaient respectivement les deux institutions avaient une pointure supérieure : Fadhel Ben Salah, mon directeur à la CNEL, et Ali Chaouch, le brillant directeur de l'exploitation de la SNIT, futur ministre. Les rencontres étaient d'une efficacité remarquable dans la convivialité totale. Même le sport trouvait dans les pauses la place qui lui revenait.
L'accélération des réalisations des programmes de mouvements boostaient les souscriptions à la CNEL. Et la planification des projets trouvait dans les statistiques des épargnants dans les régions des indicateurs fiables.
Pendant quinze ans, le tandem CNEL-SNIT a fonctionné à merveille, tout en réservant aux promoteurs privés, qui étaient peu nombreux, les mêmes commodités de préfinancement, tant que les projets étaient destinés aux épargnants. Une fois la crise du logement résolue, l’Etat s'est rendu compte que la création d’un secrétariat d’Etat à l’Habitat s'imposait. Une étude diligentée par le PDG de la CNEL et coiffée par Feu Mohamed Ali Bouleymane a abouti à la nécessité d'élargir le champ d'action de la CNEL pur varier des ressources et son périmètre d'intervention pour le logement ancien, la restauration, le financement des terrains à la construction, etc. Naturellement, une fois la banque créée, il lui revenait de se déployer dans les activités commerciales, tout en prenant les précautions nécessaires pour se prémunir contre les clients ayant mauvaise réputation dans le secteur. Au préalable, une opération doit être effectuée, c’est l’évaluation de la CNEL. Le commissaire aux apports Fethi Kchouk, s’en est chargé. Elle a dégagé une valeur de 21 millions de dinars (fonds propres, patrimoine immobilier et mobilier, matériel roulant, trésorerie, etc.). Le fonds industriel, c’est-à-dire le savoir-faire, a été évalué à 200 mille dinars.
Ainsi est donc née la Banque de l'Habitat, en 1989, avec un capital de 15 100 mille dinars. Les actionnaires autres que l’Etat sont, avec une participation globale de 100 md, la CNRPS, la CNSS, la SNIT, la SPROLS, la STAR et la Ruche immobilière. La Banque de l’Habitat, ainsi créée, a été appelée à restituer à l’Etat les six millions de dinars dégagés comme surplus selon un échéancier sur six mois. Il y lieu de rappeler que le capital de la CNEL a été, en 1974, de 500 md, dont seulement 420 md ont été libérés.
Ce qui est évident, c’est que la Tunisie a connu grâce à la CNEL devenue la BH, et au concours des promoteurs immobiliers, publics notamment, et de l’AFH, un bond remarquable, quantitatif et qualitatif du secteur de l’habitat.
Aujourd’hui la BH Bank, dont le capital est de 238 Md, devenue Groupe de 13 sociétés, se déploie pour améliorer sa position dans le secteur ainsi que son concours à l’économie, avec un objectif déclaré par son directeur général Wajdi Koubaa, lors de l’AG de 2023, en aspirant de devenir autour de 2026 la 2ème banque du pays. Ses fonds ou capitaux propres étant au 21 décembre 2023 de 1 333,4 Md, elle doit toutefois accroître ses fonds propres et les actionnaires n’ont pas manqué de soulever la question lors de la dernière assemblée générale en avril 2024, exhortant le Conseil d’Administration à plus d’ingéniosité pour y parvenir.
La BH Bank ne se contente pas aujourd’hui de performances bancaires, elle accorde à la RSE l’importance qu’elle requiert. C’est sans doute l’un des principaux legs de la CNEL dont le rôle social a été toujours sa préoccupation et même son crédo.
Mohamed Kilani
Annexes
Hazoua
En 1980, quelques mois après mes débuts à la CNEL en tant que jeune cadre chargé de la promotion du régime d’épargne-logement, je me trouvais dans une délégation très reculée du gouvernorat de Tozeur. C’est Hazoua, à la frontière algérienne. Le rendez-vous est pris avec les citoyens au bureau du délégué. Première surprise, cela a coïncidé avec le prêche du vendredi. Il a donc fallu attendre une demi-heure l’arrivée du délégué, bien distingué en tenue traditionnelle. Jusque-là, rien de particulier même si les données socioéconomiques n’étaient pas de nature à produire un effet immédiat quant à la propension à l’épargne. Et pour cause, le récit du délégué, une fois la réunion de vulgarisation levée, apporte en aparté les explications les plus insolites. Le voici:
« Jusqu’en 1980, Hazoua était une Imada n’ayant de ressources que les produits de son oasis et de menues activités artisanales et commerciales. J’en étais le Omda exerçant ma fonction avec assez de tact en raison des sensibilités sociales et d’une certaine précarité. Comme je me débrouillais en poésie, j’ai été retenu pour déclamer un poème lors des festivités du 3 août à Monastir le jour consacré au gouvernorat de Tozeur. Mon inspiration recueille l’admiration du Combattant suprême, que je vénérais. Ma surprise est totale quand Bourguiba, ayant pris connaissance de mon statut professionnel, décida de promouvoir Hazoua au rang de délégation et de me nommer séance tenante délégué. Cela dépassait mon rêve, ainsi que celui des habitants de Hazoua. Je devenais du coup un héros local, mais je n’ai pas perdu le nord pour autant, les nouvelles charges m’ayant rapidement éveillé sur le calvaire d’un responsable démuni face à la demande des habitants, opérant loin de l’autorité régionale et très loin du pouvoir central. »
(Extrait de mon ouvrage Voyages, juin 2023)
Perspicacité
A la CNEL, le PDG Habib Neifar a le souci de gérer en bon père de famille. Lorsqu’un jour il décide de remplacer sa voiture de fonction, une BMW vieille de plus de sept ans et comptablement amortie, il opte pour une Peugeot 505, soit une gamme en dessous. La péripétie m’interpelle et je profite d’un aparté pour le lui dire : « Comment acceptez- vous de rétrograder sur le registre auto ?» Sans hésiter, il me sort un argument qui me conquiert : « Ma voiture personnelle est une 505 ; ainsi, si je venais à être démis, mes enfants ne s’apercevraient de rien. »
Depuis, mon patron est devenu pour moi, non seulement une école de formation, mais un modèle de rectitude, doublé d’un sage. Malheureusement une maladie chronique et handicapante, la sclérose en plaques, l’empêchera de donner la pleine mesure de son immense talent, reconnu par tous. Ni de servir le pays plus longtemps…
Extrait de mon ouvrage Partage, mars 2020