Ahlem Boussandel Jammali: Penser le musée…
Ni salon, ni exposition, ni collection, ni surtout un dépôt, un simple lieu de rassemblement de ce qui est à conserver, à protéger, un musée, bien pensé, est un lieu où une «chose donnée», spontanément livrée à la perception, se métamorphose subrepticement en monde. Le perçu sensible recueilli par de l’art, à la différence du perçu pris en charge par la philosophe en général et la philosophie de l’art en particulier, se transforme en pensée abstraite, sans rien perdre de son essence sensible comme si la «chose donnée» subissait des transmigrations indéfinies, des métempsychoses successives, des destinées en séries à peine ressenties, qui, en dernière instance, s’abîment dans ce qu’il est convenu d’appeler une ‘’œuvre d’art’’.
Aussi faut-il distinguer, dans le concept de musée, sa fonction et sa vocation: alors qu’en tant qu’espace techniquement approprié à la conservation et à la protection de ce que l’on y dépose, le musée fonctionne comme un lieu de «rassemblement» des «objets artistiques», sa vocation transcende cette fonction. Disons que celle-ci consiste, administrativement parlant, à mettre à la disposition d’un public réel, ou virtuel, des «choses», naturelles ou imaginaires, muées en «objet d’art».
La vocation propre d’un musée dont le concept est adéquatement élaboré, bien réfléchi, est de transformer d’abord une «chose» en «un objet d’art», enfin en «une œuvre d’art».Voilà ce qui requiert une autre distinction concomitante à la première, entre faire, agir et créer, notions auxquelles, pour faire bref, on peut donner, grosso modo, un nom synthétique, celui d’activités, sans toutefois négliger les nuances sémantiques qui les départagent.La nutrition, l’effervescence chimique, l’irruption volcanique sont des activités mécaniques et involontaires. En revanche, il est de tradition de considérer la protestation sociale, le sport, la peinture, la musique, comme des activités conscientes et volontaires. Comme telles, elles ont en commun un statut social à partir duquel se définissent des champs de savoir, ainsi que des droits et des devoirs.
L’activité artistique n’échappe pas à cette logique générale, désormais classique depuis Dilthey. C‘est par là aussi que ces activités prennent place dans un englobant communément appelé culture ou civilisation.
Toutefois, si l’art tient par mille filets invisibles à toutes les dimensions de la culture dans laquelle il vit, il n’en reste pas moins vrai qu’il tient constamment à s’en différencier.Posons qu’un acte est, en général, le résultat d’une action. L’idée, resplendissant dans la forme perçue, s’incruste dans le sensible. Il s’ensuit que le traditionnel dualisme matière /forme, sens /signifiant, âme /corps, est, pour le spectateur libéré de ses illusions, derrière elle. C’est dans un dialogue silencieux entre l’œuvre et le spectateur que naît le bonheur esthétique. Mieux, il y va d’une communication profonde, d’une communion. C’est pourquoi, adéquatement pensé, un musée est un lieu de recueillement, fût-il un contact fugitif avec l’universel, l’intemporel, l’absolu, le beau !
Du même coup, l’œuvre d’art se trouve, dans cet instant de recueillement du spectateur, détachée des contingences de sa création, de son appartenance culturelle, de ses déterminations socio-économiques, de sa valeur marchande, de sa fonction pédagogique ou religieuse. Bref, dans un musée voué à l’art pur, à l’art pour l’art, nous sommes dans le règne de la liberté bien partagée. Telle est, esquissé à grands traits, le statut transcendantal, conforme à sa vocation, auquel veut, aujourd’hui, accéder notre MAMC. Une détermination essentielle sans laquelle il demeurera sans horizon, ni ambition. C’est là aussi une œuvre commune à faire, une avanie de concert avec une politique culturelle nationale en voie de se refaire pour se parfaire ; une politique qui se veut un hymne à la vie dans le progrès.C’est pourquoi, à la différence de l’épistémologique et de l’éthique, l’art se définit uniquement par le beau. Libéré de la contrainte théorique du vrai et du faux, tout comme des exigences pratiques du bien et du mal, l’esthétique se joue dans le sensible, juste pour la jouissance des sens, le plaisir de l’instant, sans être aucunement dans l’obligation d’observer telle ou telle règle. Or, le beau est ce qui plaît universellement sans concept, aimait dire Kant.
Disons, pour éviter toute polémique, que ce n’est pas le respect d’une quelconque règle qui permettrait de produire une belle œuvre et que la beauté de l’art ne saurait être l’effet, si généreux soit-il, de l’imitation d’un modèle, si sublime qu’il soit. Aussi a-t-on placé, à l’origine de l’art, la notion de génie : une manière de dire que l’art est une création sui generis.
Rompu à son métier, l’artiste tunisien, homme ou femme, le sait presque instinctivement, existentiellement. Sans prétendre en théoriser la notion, l’artiste tunisien vit le génie dans sa chair. C’est pourquoi, bien que limitée, l’actuelle exposition permanente se veut un hommage vibrant que lui rend le MAMC. Un hommage bien mérité, d’ailleurs, parce que l’artiste tunisien, à la fois, passionné, responsable et conscient, sait que le génie ne livre ses secrets qu’à celui qui sait travailler, faute de quoi, il n’est qu’une «superstition», comme dirait Nietzsche. Seul l’effort continu est à même de cultiver ce que l’on croit relever du génie, du naturel, du spontané, du don, du talent inné, de l’exceptionnel et de l’original. Sans un medium partagé, socialisé, tout le lexique du romantisme tournerait, volets clos, au soliloque, à l’enfermement, à la rupture inévitable des liens avec autrui, si le génie créateur n’accepte pas une certaine forme de contrainte.L’un des droits fondamentaux de l’artiste est de rêver à devenir «comme maître et possesseur de la nature», comme dirait Descartes, tout en sachant pertinemment que l’on ne saurait «commander à la nature qu’en lui obéissant», comme dirait Bacon. Mutatis mutandis, l’art ne saurait être le lieu d’émergence de la beauté, de la jouissance pure sans consentir aux exigences, conscientes et inconscientes, implicites ou explicites, de la sociabilité. Technicien, artisan ou artiste travaillent toujours selon «les règles de l’art». On prend mieux alors la mesure de cette réflexion de G. Duhamel : à Djerba, disait-il, «j’ai cherché des poètes, j’ai trouvé des potiers». L’analogie n’est pas seulement sonorifique. Elle est sémantique. Poète, peintre ou artisan sont, silencieusement mais constamment, au moment même de leur effervescence créatrice, à l’écoute de la voix de leur public réel ou virtuel. Un horizon d’attente aux murmures duquel on ne saurait être indifférent. Ne faut-il pas d’abord grandir pour être grand. On n’oubliera pas le mot du jeune Victor Hugo : «Je veux être Châteaubriand ou rien». C’est à cette condition, combien laborieuse, qu’il pourra dire plus tard qu’il a mis un bonnet rouge à son dictionnaire et que soufflant un vent révolutionnaire, il a fait «une tempête au fond de l’encrier». Autant dire que, bien mesurée, la liberté de l’art requiert la discipline de l’artiste.
S’il en est ainsi, on court, subrepticement, le risque de succomber à la tentation de dire de l’artiste ce que Marx disait de l’humanité dans son rapport à sa propre histoire: l’homme fait l’histoire, mais il ne sait pas quelle histoire il fait ! En fait, elle l’entraîne beaucoup plus qu’il ne la commande. En partie, au moins, il est dans la même situation que l’artiste qui, lui aussi, fait l’art, sans savoir quel art il fait. Car sortie de son univers, l’œuvre d’art échappe à son autorité ; désormais elle le transcende.
C’est pourquoi une œuvre d’art se présente, en soi et pour soi, comme un monument unique. Décontextualisé, idéalisé, voire sublimé, l’art est, en dernière analyse, sans histoire, sans devenir, sans changement possible.Les contextes de la production artistique, ses accalmies, ses tempêtes, ses vicissitudes concernent différents métiers, ceux du sociologue, de l’économiste, du marchand, de l’historien, du psychologue, de l’anthropologue et du publicitaire...Mais l’art en tant que tel n’est concerné que par la création et n’est régi que par ses propres normes. Cette autonomie rend difficile, sinon veine et même épistémologiquement impossible, toute comparaison, toute périodisation, en un mot toute historicité. Aucun créateur n’est meilleur qu’un autre. Aucun artiste ne corrige l’autre. L’idée de progrès est étrangère à l’art. Même le matérialisme historique le plus audacieux souscrit sans réserve à cette autonomie de l’art.
La sphère de l’art serait une sphère où l’activité humaine échappe à l’aliénation. A la différence de la production marchande qui crée un objet de consommation pour un sujet consommateur, l’art produit un sujet pour contempler le beau sans le consommer, sans le transformer réellement en marchandise. L’art grec a donné naissance à un monde qui a subsisté au monde grec dans lequel il est né.
Posons donc qu’une œuvre d’art vit comme un monument éternel, jamais comme un moment temporel. C’est pourquoi, même si pour des considérations pratiques d’ordre historique donc empirique et, somme toute, contingentes, dans l’actuelle exposition permanente, le passage matériel d’un espace à un autre, ou d’un moment de l’histoire des artistes de la Tunisie à un autre, compris selon ses dimensions esthétiques, constitue, à vrai dire, une rencontre d’une œuvre d’art qui fait «époque» ; une œuvre qui arrête le temps pour le bonheur du spectateur. Un moment de communion entre l’éternité de l’oeuvre et l’instantanéité de la jouissance de celui qui la contemple.
Force est de reconnaître, toutefois, que si l’art n’a pas d’histoire, l’artiste en a nécessairement une. Or, une pensée qui s’exerce à penser l’essence du Musée doit, responsabilité tant théorique que pratique oblige, s’appesantir davantage sur ce sujet.
En effet, comme tout créateur, l’artiste appartient à une culture, à une nation, à une histoire, bref, il est de son temps, bien qu’il vise, à juste raison d’ailleurs, à le transcender. Mais si sublimé, ou si idéalisé qu’il soit, l’acte artistique, comme tout acte producteur, prenant conscience de la vérité de son œuvre, travaillant à l’absorption de la matière inerte dans la sublimité de la beauté, ne saurait faire l’économie de l’atmosphère à l’intérieur de laquelle l’âme a respiré, ni des moyens de sa réalisation effective donnant ainsi naissance à un monde œuvré.
Aussi faut-il en conclure, en bonne logique, que l’acte artistique ne crée librement, n’en déplaise aux romantiques, qu’en se soumettant, peu ou prou, à l’inertie du monde, à l’épaisseur de l’histoire, à la résistance des habitudes invétérées, aux exigences de la communication sociale, aux réquisits de la communion mystique, faute de quoi, on le devine, la parole devient soliloque, le tableau illisible et la danse se mue en simple agitation.
Autant dire que l’art, en général, ne saurait prétendre au génie qu’au prix d’un long apprentissage, un dur travail. Faute de quoi, le don naturel, l’inspiration silencieuse, le talent inné, ne seraient que superstition et fausse conscience de soi et de son labeur.
Une telle discipline ne revient jamais à imiter simplement les «classiques», ou à se mettre à l’ombre d’un «génie» à moins que ce ne soit pour des considérations pédagogiques raisonnablement dosées. Car le génie authentique ne brille de tout son éclat que dans l’acte même d’inventer, de poser une différence qui surplombe la répétition. II instaure une rupture. Il définit une ère artistique. C’est pourquoi si le beau, idéal sans cesse recherché, est atemporel, la production artistique est bien inscrite dans l’histoire du monde réel : l’histoire empirique, celle d’une culture, d’une civilisation, d’une patrie.
Telle est la raison pour laquelle cette exposition permanente s’est placée sous le signe de «Mémoire de générations» couvrant trois grandes périodes, allant de 1894 jusqu’à 2004 et abritant plus de 300 tableaux qui offrent aux spectateurs l’occasion de connaître l’artisan à l’œuvre.
Une scénographie bien affinée, doit, croyons-nous, mettre en relief, autant que faire se peut, des approches variées, des «influences» croisées, des traces encore vivantes, surtout des «styles» différents, rebelles à toute tentative de standardisation, ou d’unification, à moins que ce ne soit par un regard esthétique à même de percevoir le mouvement par lequel les formes se muent, subrepticement, en art.
A cet effet, dans un souci plutôt historiographique que purement esthétique, trois grande «sélections» ont été privilégiées : la première rend hommage aux pionniers de tous bords. La deuxième salue l’avènement de l’artiste tunisien à «l’Ecole de Tunis et ses contemporains»… A partir de la troisième sélection, l’exposition permanente est ouverte à de nouvelles générations plutôt plurivoques, qui offrent à des styles diversifiés l’occasion de montrer à l’œuvre ce dont l’artiste est capable. Dans cette troisième sélection, surtout, se donne à lire comme à ciel ouvert l’émergence de l’art tunisien contemporain. Mieux, il est loisible de dire que dans les années 80 du XXe siècle, l’art pictural tunisien a désormais pris son envol…
On est bien averti : ces données, esquissées à grande ligne, n’ont ni l’ambition d’offrir une périodisation des moments du devenir de l’art tunisien, l’art étant ce qui «suspend le cours du temps», ni non plus d’en décrire les «intérêts» ou les «finalités», l’art étant une «finalité sans fin», ni, surtout, la prétention d’en décrire les différents «styles», le style étant «l’homme lui-même». S’il est permis à cette exposition permanente d’avoir une ambition, ce sera celle de laisser le génie artistique se manifester dans tout son jour, dans tous ses états !.
Ahlem Boussandel Jammali