«La Quête de l’Espoir Sublime» de Héla Jenayah Tekali comme récit de voyage
Par Arselène Ben Farhat - «La Quête de l’Espoir Sublime» de Héla Jenayah Tekaliest un roman singulier dans sa forme et son contenu. Dès les premières lignes, le lecteur est attiré par Hope, une héroïne insaisissable, évanescente engagée dans une errance dans l’espace et le temps. La romancière accumule les références à divers pays et différents continents. Nous avons ainsi, dans les onze chapitres de cette magnifique œuvre, une succession de lieux dont le seul lien est leur inscription dans le parcours du personnage voyageur. Notre hypothèse de lecture consiste à montrer que «La Quête de l’Espoir Sublime» (Editions «Arabesques», Tunis, 2024, 211 pages) s’inscrit dans le dispositif générique du récit de voyage. Nous montrerons que Héla Jenayah Tekali a cherché à renouveler ce type de récit en inventant des techniques d’écriture adaptées au profil de son héroïne et au contenu diégétique de son œuvre.
L’examen de «La Quête de l’Espoir Sublime» montre clairement que l’auteur utilise la forme et la structure du récit de voyage. En effet, le roman se définit comme un compte rendu d’un long déplacement. Il s’ouvre par un départ forcé de l’héroïne, Hope, d’un univers marqué par l’équilibre, l’harmonie et le bonheur et s’achève, à la fin de l’œuvre, par un retour vers ce paradis comme le montrent les deux extraits ci-dessous: le premier est tiré du premier chapitre du roman (Extrait 1) alors que le second texte est tiré du dernier chapitre (Extrait 2).
Extrait 1
«Le conte des "Mille et une Nuits" semblait évoquer la triste histoire de Hope chassée de son Paradis […] Laissée seule sur terre, au beau milieu d’une pleine aride, la jeune fille était allongée à même le sol, le visage humide par les larmes amères qui s’échappaient de ses yeux…» (p. 35)
Extrait 2
«Tout à coup, les portes du paradis s'ouvrirent et une immense et mystique envolée de rossignols et de pigeons blancs devancés par huit anges gardiens symbolisant foi et éternité vinrent à la rencontre de Hope. Ils portaient ensemble une paire d’ailes en or afin de lui offrir le meilleur accueil. Ils se félicitaient de son retour au Paradis.» (p. 205)
Comme dans la littérature de voyage, on a un départ et un retour. Héla Jenayah Tekali établit des liens entre les deux parties qui constituent les zones stratégiques du récit. En ce sens l’incipit (Extrait 1) apparait comme un reflet inversé de la clausule (Extrait 2). En fait, Hope se définit comme un personnage exceptionnel qui émane des "Mille et une Nuits". En comparant les deux extraits 1 et 2, on constate que ce personnage principal a subi une double métamorphose: dans la séquence d’ouverture (extraits 1), elle a été «chassée du paradis» et a été fortement affectée, blessée dans son amour-propre étant piégée par son bien-aimée et trahie par son amie. De plus, elle se retrouve seule, isolée, rejetée et désespérée. Dans la clausule (l’extrait 2), Hope est bien accueillie, bien entourée et semble épanouie en accédant au paradis perdu.
Le voyage remplit donc trois fonctions fondamentales: d’une part, il permet à l’héroïne de découvrir le monde. D’autre part, il assure son initiation à la vie. Enfin, il établit un lien entre les deux fragments-limites de l’œuvre romanesque, initial et terminal, si éloignés soient-ils l’un de l’autre et crée ainsi l’unité de «La Quête de l’Espoir Sublime» au niveau structural et thématique.
Investi d’une dimension imaginaire, le voyage de Hope apparait aussi comme le récit d’un déplacement dans l’histoire de l’humanité. Héla Jenayah Tekali conduit le lecteur vers un ailleurs et l’emmène à découvrir un monde différent du sien, mais pour assurer l’adhésion totale des lecteurs à l’univers fictionnel, la romancière aurait pu s’appliquer à se rendre invisible dans son œuvre et privilégier l’illusion comme fondement de son esthétique romanesque. Or, nous remarquons que l’écrivaine n’hésite pas à utiliser différents procédés qui soulignent le caractère documentaire rigoureux de son récit. Elle fournit une riche bibliographie scientifique, philosophiques, psychanalytiques, littéraires et religieuses en français, en anglais et en arabe. Je cite à titre d’exemple les documents des auteurs suivant: «Le Coran» publié par Amana Corporation, «Hadith le prophète dans le chapitre 3, extrait de sahih Boukhari et Muslim», Albert Camus, «L’homme révolté», Carl Jung, “Archetypes And The Collective Unconscious”, Gibran Khalil, «Le Fou», Gibran Khalil, « Les Ailes Brisées », Max Jammer, “Einstein and Religion, Physics and Theology”, Russel, Bertrand, “Mysticism & Logi, Sigmund Freud, «Introduction à la psychanalyse», Sophocles, “Œdipe Roi”, TS Eliot, “Tradition and the Individual Talent”, etc.
Héla Jenayah Tekali recourt également à d’autres stratégies paratextuelles pour rendre son roman plus accessible et plus attrayant. Nous remarquons que les illustrations ne sont pas, dans «La Quête de l’Espoir Sublime», des artifices que nous pouvons ignorer. Le textuel n'est pas supplanté par le graphique; il est plutôt éclairé et amplifié par les diverses belles illustrations qui ponctuent la narration à l’ouverture de chaque chapitre. Elles ont été réalisées par Nesrine Snoussi et Manar Khalfouni. Nous pouvons citer à titre d’exemple l’illustration du deuxième chapitre, «La montée du Gange». Ce premier tableau (p. 45) représente l’héroïne, Hope, «l’hyper-thème qui soutiendra tout l’intérêt du récit» (Yves Reuter, «Introduction à l’analyse du roman», Bordas, 1991, p. 140). Elle vient d’entamer une ascension. Plusieurs indices donnent l’illusion de mouvement dans la scène grâce à des traits de pinceaux marqués: la position tendue du personnage vers le ciel, les bras flottant en apesanteur, les cheveux étalés sur son dos vers le haut, la position et la forme des membres inférieurs. Tout exprime l’envol. La même illustration est reprise à la page 188, mais elle est modifiée: avec ses ailes, Hope rompt toute relation avec l’univers humain et devient un ange libéré de toute pesanteur terrestre.
Les dix autres illustrations (p. 58, p. 86, p. 100, p. 122, p. 132, p. 146, p.161, p. 184, p. 200, p. 201) qu’on trouve dans le roman représentent des personnages, des lieux et des événements ayant un lien avec la vie de Hope. Il est clair que les récepteurs peuvent accomplir un premier voyage dans cette œuvre en lisant ces tableaux. Est-ce que Nesrine Snoussi et Manar Khalfouni sont arrivées à établir une circulation de sens entre les douze illustrations qu’on retrouve dans «La Quête de l’Espoir Sublime»? Le visuel est-il au service du textuel? Sont-ils deux parcours qui s’éclairent mutuellement?
Héla Jenayah Tekali semble encadrer efficacement les deux jeunes artistes pour que leurs tableaux jouent un rôle positif dans la réception, la compréhension et l’interprétation de son romans et pour qu’ils suscitent chez le public le désir et le plaisir de lire.
Pour atteindre ce même objectif, Héla Jenayah Tekali ne se limite pas à injecter dans son roman des illustrations, elle use aussi d’une autre stratégie paratextuelle qui semble aussi efficace que les tableaux. Elle fournit aux lecteurs, à la fin de son roman, un riche glossaire des références mythologiques, géographiques et historiques. A titre d’exemple nous signalerons les exemples suivants tirés du glossaire: «Améthyste», «Armistar / Harmindar Sahib», «Beeshma ou Bhishma», «Brahma», «Brahmana», «Gange», «Guru Nanak», etc. En fait, Héla Jenayah Tekali est consciente que la langue n’est pas toujours un moyen de communication transparent et qu’il peut exister des termes opaques. Elle va donc les éclairer; mais elle introduit, dans son explication, un commentaire qui déborde l’espace du glossaire et contamine l’ensemble du discours narratif. En ce sens, le récit de voyage mobilise deux types de discours: l’un référentiel objectif et l’autre imaginaire, fictionnel et modalisé. La coexistence de ces deux types discours qui se contaminent mutuellement montre que «La Quête de l’Espoir Sublime» a nécessité, de la part de l’écrivaine, beaucoup de recherches et d’efforts même si ce roman est fictionnel. Le pacte invisible entre la romancière et ses lecteurs, mais révélé par le paratexte (le glossaire et la bibliographie), est la véracité des informations encyclopédiques, géographiques, historiques, religieuses et mythologiques qu’on trouve dans le roman. Héla Jenayah Tekali, la romancière subit-elle la surveillance vigilante et permanente de Héla Jenayah Tekali, l’enseignante universitaire ?
Manifestement, le récit de voyage est un espace de croisement de plusieurs discours et de divers domaines du savoir humain. C’est ainsi à travers Hope qui se déplace d’une ville à une autre et d’un pays à un autre, nous découvrons d’anciennes civilisations d’Égypte, d’Inde, de Chine, et d’Amérique. Nous admirons «les édifices grecs, les temples indous et les pyramides d’Egypte» (p. 43) qui renvoient à la puissance et à la grandeur et à la sagesse de ces civilisations. Mais c’est sur le Dos du Dragon d'eau que Hope nous fait pénétrer dans des régions inaccessibles et découvrir le Parthénon l’un des temples sacrés d’Athènes (p. 1066) et Agora, lieu de rencontre des philosophes les plus réputés comme Socrate, Platon, Aristote, Epicure et Eschyle (p. 107). Elle nous fait vivre l’ivresse du volen nous permettant de l’accompagner dans son voyage cosmique et dans son affranchissement de la pesanteur terrestre:
«Hope était heureuse. Elle avait retrouvé ses ailes. Elle poursuivit, légère, son ascension à travers les cieux. Un sentiment de liberté infinie l’envahit. Une envie d’attraper les rayons du soleil la prit, la lumière l’attirait tel un papillon…» (p. 189)
Cependant, à mesure qu’elle parcourt le monde, Hope est de plus en plus convaincu que son voyage est initiatique et qu’il va assurer «son retour au paradis»: «Hope était d'accord sur le principe de ce voyage initiatique. Elle était consciente que son retour au paradis dépendait de son travail sur sa personne.» (p.105) Cette héroïne ne se définit donc pas comme un être déjà fait, mais en devenir. Elle n’accepte ni les compromissions, ni les renoncements. Le voyage lui a permis de surmonter ses doutes et ses hésitations, de retrouver la vérité absolue et de forger son identité en réussissant dans sa lutte acharnée contre l’anti-héros, Ipnobis qui a causé son expulsion du paradis:
«Bien que fatiguée et fortement éprouvée par le machiavélisme d’Ipnobis, Hope restait sur son désir de se confronter à lui. Elle eut un moment de doute, allait-elle se mesurer à un dieu ou à un homme sans âme ni conscience? Où résidaient les limites du pouvoir qu’il exerçait dans ce bas monde? Aurait-elle le courage et la force mentale de l’affronter? Un reflet de lumière venait lui caresser l'âme, répondant à son chagrin et lui procurait un tel réconfort apaisant ses blessures, et effaçant les cicatrices du passé.» (p. 173)
Toutefois, la composante décisive qui assure l’inscription de «La Quête de l’Espoir Sublime» dans «le récit de voyage» est le profil du personnage principal qui est en errance dans toutes les étapes du roman.
En fait, Héla Jenayah Tekali introduit une nouvelle vision du personnage, Hope n’est pas doté de traits physiques, psychologiques établis une fois pour toutes. En voyageant dans différents continents, cette héroïne se métamorphose à l’image de Protée et devient africaine, asiatique, européenne, indienne, américaine, etc. Les frontières entre le même et l’Autre disparaissent. L’expérience du voyage engendre une multiplicité de mois et permet la naissance d’une héroïne dotée d’un «moi multiple». Hope l’affiche fièrement:
«Parfois je ressens une infinité de mois à l'intérieur de moi-même. Je commence d’abord par me perdre pour ensuite retrouver mon moi multiple» (p. 195)
Elle est décrite, dès le début du roman, comme un personnage «aux multiples facettes physiques et morales» (p. 37). Héla Jenayah Tekali brise l’image unidimensionnelle du héros du récit de voyage traditionnel qui véhicule une vision du monde ethnocentrique et qui implique le rejet de l’Autre et la volonté de l’éliminer pour imposer le même. Hope ne se limite pas à dénoncer une telle idéologie coloniale, mais elle éprouve un intense bonheur d’être, même pour le temps d’un périple, chinoise, égyptienne, grecque, indienne, etc.
En conclusion, «le récit de voyage» est le genre narratif le mieux adapté à l’expression du drame, des rêves et des aspirations de l’héroïne errante de «La Quête de l’Espoir Sublime». Sa force diégétique, sa forte dénonciation du rejet de l’Autre proviennent de cet échange qui s’établit entre le réel et la fiction dans le roman grâce à l’appareil paratextuel utilisé (bibliographie, glossaire et illustration). Le voyage est à la fois un moyen d’évasion du réel, une tentative de réappropriation de soi et un moyen de forger son identité. Il ne peut être qu’initiatique dans cette magnifique et difficile «Quête de l’Espoir Sublime».