Malentendues de Azza Filali
Par Riadh Zghal - «Malentendues», voici le titre improbable d’un roman écrit avec un style exquis chargé de néologismes et maillé d'humour et d'ironie. On y découvre un condensé de violences faites aux femmes, telles qu'elles sont vécues au quotidien en milieu rural: violence physique, violences économiques et violence politique du fait de leur absence des institutions administratives qui décident des salaires, de la sécurité, de la justice, etc. autant que des institutions sociales qui décident du mariage, du divorce et de l’héritage, etc.
C'est un roman écrit par une fine observatrice d'une réalité sociologique, médecin de son état et philosophe, Azza Filali a mis à profit se culture vaste et l’espace d’observation de la société que lui offrent les patients qui fréquentent son cabinet. En construisant ses romans, elle dévoile à travers les fictions qui meublent ses écrits un substrat sociologique qui pèse sur les diverses catégories sociales. Dans les milieux ruraux en particulier, le poids des traditions calcifiées empêche de secouer un lourd système de violences plurielles subies par les femmes. A la discrimination de genre nourrie par des croyances plus ou moins religieuses, s'ajoute un cadre institutionnel dominé par les hommes et un espace public interdit aux femmes. Par exemple des femmes mariées ne sont autorisées à fréquenter la plage qu’accompagnées par leurs maris.
Un relent de colonialité se dégage de l’histoire que raconte ce roman. L’action gravite autour d’un projet européen de sensibilisation des femmes rurales à leurs droits civiques. Cela fait partie semble-t-il de la stratégie de «l’Occident collectif» soucieux de démocratiser les pays du Sud. C’est un changement mental qui est visé en préparation d’une aide internationale qui aboutirait à la création de centres chargés de la mission de développement du sens civique des femmes rurales.
L'agent de changement choisi par l’organisation européenne pour explorer le terrain en préparation de l’implémentation du projet est une avocate désargentée, chargée de réaliser une exploration et une sorte de préparation du milieu au projet. A son arrivée au village, elle a d’abord subi les désagréments administratifs, puis essuyé le refus de la population hommes et femmes d’une mission qui n’apporte pas de finances dont la population a tant besoin. Après plusieurs péripéties, elle arrive à obtenir un local pour rencontrer les femmes et commencer des séances de brainstorming. Les femmes du village ont fini par y prendre goût. Et c’est alors qu’on commence à découvrir cette communauté de femmes. Des femmes actives et courageuses malgré tout le poids des traditions. Elles exploitent à leur manière les quelques marges de liberté laissées par une société patriarcale pour dévier de l'autorité des hommes en se créant un espace à elles, espace de fête, espace de rencontre, espace de rituel mi-religieux mi-païen.
Emna l’avocate a inventé, au fur et à mesure de l’arrivée des femmes au local mis à sa disposition par le Omda, une méthode pour les amener à s’épancher, à révéler des éléments de leur vécu, de leurs souffrances, des injustices et des violences qu’elles subissent, rien que parce qu’elles sont femmes. Elle a fini par être adoptée, invitée à une fête de mariage, recevant des plaintes, informée régulièrement des évènements qui se produisent au village. Elle aide, résout des problèmes, devient une confidente pour certaines femmes.
Emna a réussi à donner aux femmes du village un pouvoir de contestation. Elle a aussi secoué chez certains mâles leurs certitudes. Ainsi le Omda a fini par reconnaître son erreur de refuser le divorce à sa fille violentée par son mari qui a fini par se suicider. Emna adonné de la voix à ces femmes. Parallèlement, ce qui n’était pas prévu par sa mission, c’est elle qui en a subi les effets. Elle a encaissé les critiques de Houria qui lui reproche de se remplir la tête de culture et de négliger la vraie vie. Cette Houria est l’une des personnes les plus informées de tout ce qui se passe au village. Bonne à tout faire, elle entre dans tous les foyers pour préparer une mariée, laver une morte ou assurer des activités ménagères. Houria s’est imposée mi-leader mi-ange gardien, mais toujours remplie de sagesse.
D’influenceuse, Emna est devenue influencée par cette femme exceptionnelle, un pur produit du village révélant la richesse culturelle d’un milieu marginalisé que les projets développementistes prenaient pour un domaine en retard de civilisation.
Grâce à ses interactions avec ce monde d’un village reculé, Emna s’est elle-même transformée. Elle s'est mise à se poser une série de questions sur elle-même, sur sa vie, sur sa relation conjugale et sur un amour naissant avec un homme du village.
Je trouve un message particulièrement fort dans ce roman: cette plongée d’une femme cultivée et diplômée dans un milieu rural et marginalisé que des lieues séparent du monde de la capitale a généré une force humaine indétrônable qui dissout les distances géographiques, sociales autant que culturelles. C’est l'amitié celle qui s'est forgée entre les femmes du village, d’une part, et d’autre part, entre l’avocate citadine et consciente de ses droits et ces femmes qui n’ont pas de diplômes mais disposent de volonté, d’amour de la vie et de capacités de création d’espaces de liberté qui se nichent dans les interstices des contraintes de la tradition. Les heures d'échange entre elles cadrées par Emna ont créé un nouvel espace, celui où il n'y a plus de tabou où elles parlent aussi bien de leur vécu au foyer et dans les champs que de la manière dont elles vivent leur sexualité.
Malentendues
d’Azza Filali
Editions Elyzad, 2024, 344 pages, 30 DT
Riadh Zghal