Abdellaziz Ben-Jebria : L’Impasse du Bonheur
Disons-le tout de suite, le Cinquième est sans aucun doute mon arrondissement parisien préféré ; et c’est le lieu inespéré de ma première résidence désirée, d’immigré, après mon village natal adoré. Celui-ci est éternellement ancré dans mon cœur, depuis ma naissance ; et le parisien fut fidèlement adopté par mon esprit de renaissance.
Je me souviens en effet que ce fût au quartier du Jardin des Plantes, et plus précisément au 29 rue Buffon, une impasse chaleureuse et bien accueillante, où j’ai passé ma toute première nuit de jeune immigré, en France, après avoir vécu les premières vingtaines d’années de mon existence dans mon Bled natal, Ksibet-Sousse, auprès d’une grand-mère maternelle (1910-1998) exemplaire ; une aïeule d’amour, une femme de bravoure, et une veuve courageuse qui avait sacrifié sa vie pour élever ses deux gamines (ma mère et ma tante) tout en travaillant activement à l’agriculture de moisson et d’olivaison.Pourtant, alors que mon frère cadet allait souvent à Paris pour travailler saisonnièrement pendant les vacances scolaires, lors de ses fréquentes visites aux parents, eux-mêmes immigrés-économiques temporairement, je résistais personnellement et volontairement à ces tentatives, préférant rester tout près de ma chère grand-mère. Cependant, me voilà qu’un jour, avec l’ironie du sort, j’ai quitté, malgré moi, mon village, le berceau de mon enfance, et ma grand-mère, l’éternel amour depuis ma naissance.
Oui, je me souviens encore de cette arrivée nocturne, du 27 septembre 1971, à la gare de Lyon où j’ai été accueilli par mon frère-cadet avec qui j’ai fait le chemin à-pieds jusqu’à l’entrée de cette mémorable impasse où j’ai vu courir envers moi, ma petite sœur et mes deux derniers frères-benjamins, qui tout en se précipitant ils se sont jetés sur moi pour m’accueillir chaleureusement ; ils furent réellement ravis de revoir leur frère ainé. Et tout en restant accrochés à moi, ils m’ont conduit tout droit au petit appartement, fourni par le patron de mon père (1920-1997), avec ses deux pièces du rez-de-chaussée, où toute la famille habitait depuis 5 ans, et au milieu duquel j’ai trouvé mes parents qui m’attendaient debout avec leurs sourires intimement affectifs. Je me suis tout de suite précipité vers eux en les embrassant ; ils m’ont alors instantanément entouré, tous les deux, avec leurs bras en me serrant fortement contre leurs poitrines ; mais ma mère (1930-2016) et moi restions enlacés ainsi pendant un bon moment.Depuis que mon père savait que j’avais décidé de poursuivre mes études à Paris, malgré mon échec au baccalauréat de Mathématiques, il s’était attelé à négocier efficacement avec Monsieur Claude Burg, son patron de la petite entreprise familiale, RODONIX, pour obtenir un petit studio supplémentaire contigu, avec tout juste un lavabo, qui servira à me loger avec mon frère cadet qui, lui, avait préféré arrêter ses études au bac-technique. Il a en effet décroché, cette fois-ci, un bon post de travail permanent d’agent-technique à la SNECMA de Billancourt avant d’être transféré à la nouvelle grande usine de Corbeil-Essonnes. Quant à mon père, se sentant fortement apprécié par son patron, il n’a eu aucune difficulté de récupérer ce petit studio supplémentaire qui était d’ailleurs vacant depuis quelques temps.
Au bout du compte, mon père avait réussi un bon coup en obtenant gratuitement ces deux petits appartements pour loger, presque convenablement, toute la famille. Je dois préciser qu’il n’y avait ni chauffage, ni eau chaude, et évidemment pas de baignoires ou de douches ; même les toilettes d’aisances, communes à la plupart des voisins du rez-de-chaussée, se trouvaient dehors au milieu de l’impasse. Néanmoins, nous étions tous logés gratuitement, dans l’un des meilleurs arrondissements et quartiers de Paris.
D’abord, parfaitement située pour mon père, l’impasse du 29 rue Buffon est juste mitoyenne du 27 où se trouvait la petite usine familiale Burg, RODONIX, qui fabriquait des plaques en céramiques et des fleurs en plastiques pour les cimetières, et dans laquelle travaillait mon père depuis 5 ans ; l’impasse se trouve aussi à quelques pas des deux excellentes écoles maternelle et primaire que fréquentaient les benjamins de la famille. Ensuite, convenablement localisée, notre impasse est juste en face du Jardin des Plantes que ma mère fréquentait régulièrement pour se retrouver avec ses quelques amies tunisiennes.En outre, pratiquement bien placée, l’impasse permettait à mon père de longer la moitié du Jardin des Plantes pour atteindre la cafétéria de la Grande Mosquée de Paris, pour y boire, de temps à autre, un verre de thé à la menthe, en compagnie de quelques connaissances. Curieusement, mon père qui était très laïque, et pas profondément religieux, n’allait que rarement à la Grande Mosquée, à l’occasion par exemple des deux fêtes traditionnelles de l’Aïd.
Notre impasse est aussi raisonnablement distante de la place Contrescarpe, dans le quartier Mouffetard, pourque toute la famille puisse parcourir cette distance en moins de 20 minutes à-pieds afin de se laver convenablement dans les douches municipales du 5ème arrondissement, ou quelques fois dans celles de Ledru Rolin, dans le 12ème, où on pouvait profiter de la piscine, en plus des douches.
Cependant, au bout de quelques mois, cette situation résidentielle allait changer pour le meilleur confort de la famille. D’abord, la chance a bien souri à mon père pour rejoindre le frère cadet à la nouvelle grande SNECMA de Corbeil-Essonnes où il a pu louer un grand appartement dans une nouvelle résidence d’HLM ayant le confort nécessaire. Puis, avant de déménager, mon père a usé encore de sa bonne relation avec son patron Claude Burg pour le convaincre de me louer, à prix très raisonnable, l’ensemble du l’actuel logement de l’impasse où j’allais partager sa co-location avec Adel, un arrière jeune cousin qui avait un bon travail stable dans un magasin de pièces détachées d’automobiles italiennes. Il faut dire que l’activité de la petite usine familiale, RODONIX, ralentissait progressivement, depuis quelques temps, jusqu’à sa cessation au bout de quelques années, de sorte qu’il n’y avait plus d’ouvriers à loger.Faisant partie du Muséum National d’Histoire Naturelle, le Jardin des Plantes sera plus tard, pour moi, le lieu le plus familier à travers lequel mes longues promenades nonchalantes demeuraient mémorables, et mes allègres traversées pressantes, motivées par mes cours, restaient enracinées dans mes ambitieux souvenirs universitaires. Et ça sera aussi dans ces espaces verdoyants et fleurissants que j’allais regarder des groupes de seniors jouer aux échecs, pendant les intermèdes de mes cours à Jussieu.
C’était en effet à travers le sens de la largeur qu’un an plus tard, et presque tous les jours, je traversais ce magnifique petit parc, pour suivre mes études au campus de Jussieu où s’étaient implantées mes deux universités scientifiques, Paris-7 (l’actuelle Diderot dans le 12ème) et Paris-6 (l’actuelle Pierre et Marie Curie). Cependant, ces bâtiments universitaires ne me paraissaient ni à la hauteur de leur renommée académique, ni une réussite architecturale qui fait honneur au beau et fameux quartier latin intellectuel qui mérite beaucoup mieux que cet affreux bétonnage pseudo-moderne, malgré l’effort de son actuelle rénovation.
Mais, c’était aussi et surtout dans ce quartier, du 5ème arrondissement, que la Science, l’Ingénierie, la Littérature, et la Philosophie prospéraient au sein des prestigieuses institutions publiques, à commencer d’abord par les deux lycées, Henry IV et Louis Legrand, en progressant ensuite vers la Sorbonne, le Collège de France et l’Ecole Normale Supérieure, et en culminant enfin au summum des découvertes scientifiques, l’Institut Curie. C’était aussi et surtout avec des esprits humains penseurs et créatifs qu’avait rayonné ce prodigieux quartier, avec des lauréats du Prix Nobel aussi distingués que le couple Pierre-et-Marie Curie (Marie, une immigrée polonaise deux fois Prix Nobel de Physique et de Chimie), Jean-Paul Sartre, malgré son refus de recevoir le prix, et Pierre-Gilles de Gennes, pour ne citer que quelques-uns parmi d’autres.
Et c’était enfin dans ce beau quartier rayonnant du 5ème arrondissement que le hasard a parachuté mes parents, pour des raisons économiques, quoique temporairement puisqu’ils étaient rentrés au bercail au bout de 9 ans d’immigration. C’était en effet en 1975 que mon père avait pris cette décision du retour définitif, dès qu’il a réussi à résoudre sa faillite commerciale, de marchand ambulant, qui était causée par la mauvaise gestion politique d’Ahmed Ben Salah, alors ministre de l’économie ; celui-ci avait en effet conçu et initié, en 1967, un projet collectiviste pour les petits commerçants et agriculteurs, pensant qu’il pouvait améliorer la rentabilité économique du pays en les incitant à se regrouper dans des coopératives qui avaient échoué, entrainant les faillites de tous ceux qui, comme mon père, s’étaient trouvé pleinement endettés et sans le sous.
C’était donc pour toutes ces circonstances que, dès mon arrivée à Paris, en cette nuit du lundi 27 septembre 1971, j’ai deviné que le hasard a bien fait les choses en envoyant mon père dans cette bénite impasse du 29 rue Buffon. J’ai tout de suite remercié ce même hasard qui a eu le culot de me faire échouer, malgré mes bonnes performances, à mon baccalauréat tunisien pour m’expatrier, dans cette unique impasse, dans cet exceptionnel quartier du 5ème. Depuis, je n’ai jamais cessé d’être reconnaissant à cette baraka qui demeurera une bonne compagne dans mes périples, et qui me permettra de m’inspirer durablement de cet environnement intellectuel favorable à la poursuite de mes longues études doctorales. Et pourtant, je devais travailler en même temps, sans jamais me plaindre, nullement, pour vaincre les difficultés financières, avec les efforts qui s’imposaient, et d’enfin saisir humblement les opportunités qui se présentaient pour m’offrir un avenir de rêve persévéré.
Depuis lors, et pendant presque10 ans, l’alternance quotidienne des études et du travail prenait sans encombre son rythme de croisière. C’était d’abord, entre le calme reposé de mon impasse adoptée, la traversée lyrique du Jardin des Plantes écologique, et le bourdonnement monotone de mon campus universitaire de Jussieu que j’avais trouvé un équilibre dosé de ma vie quotidienne d’étudiant-travailleur ; et progressivement, j’avais la sensation de m’épanouir confortablement dans ces deux environnements prolétarien-et-estudiantin intellectuellement gauchisants et politiquement concurrents.
Mais, le dernier souvenir marquant de cette inoubliable impasse remémorée est celui de l’ambiance chaleureuse que créaient nos deux jeunes voisins, du rez-de-chaussée, qui ont habité, pendant un certain temps, un grand et beau studio hérité de leurs aïeux. La jolie Evelyne et son sympathique compagnon, dont je ne me rappelle plus de son nom, étaient tous les deux dans leurs trentaines, avaient l’air de deux heureux hippies amoureux, et paraissaient dans la plénitude du bonheur de la félicité.
Le garçon à la barbe, un sosie de Georges Moustaki, était toujours cool et souriant. Quant à Evelyne, elle ressemblait à une jolie fée avec ses tresses épi de blé ; elle était toujours bien maquillée avec du rouge vif-coquelicot pour ses lèvres charnues et ses ongles pointus, du khôl pour ses longs sourcils et le contour de ses beaux yeux en forme d’amande, et du henné pour ses doigts fins et ses longs cheveux. Ils étaient serviables tous les deux, toujours gais et communicatifs avec les voisins.
Je me rappelle comment ils savaient créer la bonne et joyeuse ambiance dans l’impasse, en la décorant avec des guirlandes et des spots colorés de lumière fluorescente, et en amenant des groupes de jeunes musiciens, pour faire participer tous les voisins, de haut en bas, à la fête de la Saint-Sylvestre et à celle du 14 juillet. J’avais toujours regretté leur départ précoce de notre impasse bien adorée.
Le temps s’était longtemps écoulé, mais mon impasse du 29 rue Buffon demeurait inchangée, telle quelle depuis les années 70 jusqu’aujourd’hui, avec son portail d’entrée en fer forgé, maintenant sécurisé, ses vieux pavés irréguliers, et nos petits appartements qui paraissent de l’extérieur bien conservés comme je les avais occupés dans le passé lointain de ma jeunesse estudiantine de Jussieu.
Abdellaziz Ben-Jebria