Gilles Kepel - Israël-Gaza : la grande fracture Nord-Sud
Un choc géopolitique profond qui change le monde, une forte fracture Nord-Sud, mêlant mystique et politique, et des risques de propagations encore plus lointaines. Telle est l’analyse immédiate que dresse Gilles Kepel dans son nouveau livre intitulé : « Holocaustes, Israël, Gaza et la guerre contre l’Occident » paru aux éditions Plon. Professeur des universités et grand arabisant, il puise dans sa vaste connaissance de la région et de ses principaux acteurs, depuis près d’un demi-siècle, ainsi que dans sa lecture directement en langue arabe de textes fondateurs, des éléments clés pour détecter les enchevêtrements et les dénouer.
L’idée de Gilles Kepel est de « remettre en perspective les éphémérides d’Israël et de Gaza dans la durée, et les lieux de mémoire du conflit, dans la géographie. » C’est ainsi qu’il s’emploie à analyser les logiques de l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre 2023, les contradictions d’Israël envahissant et bombardant Gaza, et les tensions extrêmes suscitées dans la région et au-delà, notamment les « ambiguïtés turques », « la triplicité du Qatar », et la montée du «Sud Global», avec l’Afrique du Sud, la Chine et la Russie. Kepel décrit avec force détails l’attitude des principaux protagonistes, la coalition israélienne dirigée par Netanyahou, sous pression des extrémistes, le Hamas et l’Autorité palestinienne, le Hezbollah au Liban et les interactions avec l’Iran et les Houthis. Il redoute qu’Israël soit tenté de pousser son avantage à liquider le Hezbollah au Liban…
Kepel passe en revue les positions de la Turquie, du Qatar, de l’Arabie saoudite et des grandes puissances occidentales, mettant en garde contre les défis globaux. Il souligne comment le conflit Israël-Palestine s’est déplacé à l’intérieur du monde occidental, particulièrement dans le monde universitaire (Harvard, Science Po Paris, etc.) où se créent les concepts.
Chronologie précise, enrichie par des rappels documentés, portraits révélant des aspects peu connus, confrontation de faits nouveaux avec des précédents (le 11 septembre 2001, etc.) qui s’avèrent non sans lien, et examen attentif de chaque détail : Gilles Kepel peaufine sans cesse ses outils d’analyse. Il offre au lecteur, dans un récit bien structuré, une masse significative de données soigneusement agencées pour décrypter ce qui se passe en direct aujourd’hui, et les chamboulements à attendre. Son livre est illustré d’une série de huit cartes géographiques inédites établies par Francis Balanche, maître de conférences à l’université Lyon II, montrant notamment le partage du territoire, la population d’Israël et des territoires occupés, et les fronts du «Sud Global».
Holocaustes
Israël, Gaza et la guerre contre l’Occident
de Gilles Kepel
Editions Plon, mars 2024, 20 €
Bonnes feuilles
«Le soudain raidissement de M. Netanyahou, prenant le contrepied de son service de renseignement, est basé sur un quitte ou double. En politique intérieure, la prolongation pour plusieurs mois de la guerre force la main à son opposition, contrainte à une «Union sacrée», qui passe par pertes et profits la libération, voire la survie, de la centaine d’otages vivants encore entre les mains du Hamas. Elle lui permet de ne pas avoir de comptes à rendre aux citoyens de l’État hébreu sur le «concept» calamiteux qui l’empêchait d’anticiper l’attaque du 7 octobre, convaincu que le financement de Gaza par le Qatar annihilait les velléités offensives de Yahya Sinwar. Cette poursuite de la guerre scelle un pacte de sang avec ses alliés suprémacistes et religieux, dont le soutien indéfectible lui permet de conserver sa majorité à la Knesset – sans risquer de dissolution suivie d’élections périlleuses. Ceux-ci multiplient ainsi sans frein les coups de main pour étendre leur emprise sur la Cisjordanie, et la transformer en «Judée-Samarie» biblique. En jouant ainsi son va-tout, le Premier ministre espère pouvoir échapper à sa comparution devant les tribunaux.
La radicalisation de la position israélienne autour d’un récit national fondamentaliste et belliciste est rendue possible par la proche élection présidentielle américaine, qui inhibe la capacité de pression du candidat Joe Biden, pris entre l’aile la plus à gauche et la plus « multiculturelle » des démocrates qui le somme de se distancier de cet encombrant allié, et les soutiens traditionnels du parti dans la communauté juive. Ceux-ci, même critiques envers le Premier ministre, ne pourraient accepter que l’État hébreu fût mis en péril faute d’armements ou de financements américains. M. Netanyahou a fait le pari que le locataire de la Maison-Blanche en février 2024 ne pourra sortir vainqueur de ce dilemme (outre la révélation de ses soucis de santé liés à la sénescence), et que son adversaire, Donald Trump, l’emportera le 5 novembre. M. Ben-Gvir a explicitement appelé de ses vœux la victoire de ce dernier, durant la visite de M. Blinken à Jérusalem, sans encourir quelque réprimande du Premier ministre. Le stupéfiant parallélisme de destin entre les deux acolytes des accords d’Abraham – dont la perpétuation ou le retour au pouvoir, en dépit de leurs démêlés avec la justice, entament la crédibilité du modèle démocratique occidental basé sur l’État de droit, au moment même où celui-ci est vilipendé par les régimes illibéraux du «Sud Global» – n’est pas l’une des moindres séquelles de la séquence ouverte le 7 octobre. En prélude à l’Armageddon auquel aspirent les belligérants de la Terre sainte.»