Riadh Zghal : La croissance économique est aussi une affaire de femmes
Par Riadh Zghal - Que la présence des femmes étudiantes à l’université dépasse celle des hommes, que le chômage des femmes diplômées de l’enseignement supérieur soit le double de celui des hommes, que les femmes soient entrepreneures et présentes dans les divers domaines, particulièrement celui de l’innovation technologique… cela ne semble pas affecter outre mesure les stratégies politiques de tous ceux qui ont gouverné le pays. Pourtant, il s’agit d’un segment du capital le plus précieux du pays, à savoir le capital humain qui est gaspillé.
Les inégalités de genre sont persistantes, voire exacerbées, à travers le monde malgré les engagements internationaux et malgré la vérité indubitable de l’apport des femmes à la croissance économique et la réduction de la pauvreté lorsqu’elles sont économiquement autonomes. Beaucoup ne le sont pas du fait que leur accès à la propriété est entravé par les traditions et les institutions. Selon ONU Femmes, à peine 13% des femmes sont propriétaires agricoles dans le monde. L’accès différencié au marché de l’emploi pousse les femmes vers les emplois précaires et les activités informelles. Pourtant et toujours selon ONU Femmes : « Les femmes consacrent généralement une part plus importante de leurs revenus que les hommes à la santé, à l’alimentation et à l’éducation de leur famille et de leur communauté.»
Autrement dit, l’autonomisation économique des femmes bénéficie à l’ensemble de la société et plus particulièrement à la catégorie qui en a le plus besoin en matière de santé et d’éducation, que sont les enfants.
Dans notre pays, les inégalités d’accès à la propriété et à l’emploi persistent sans faillir. Lorsque la Commission des libertés et de l’égalité (Colibe) a élaboré en 2017 un rapport plaidant en faveur de l’égalité genre dans l’héritage avec force d’arguments religieux, elle s’est heurtée à une fin de non-recevoir du parlement de l’époque. Or l’enjeu était davantage socioéconomique que religieux. En effet, aux privilèges acquis par les hommes correspondent autant de privations d’opportunités pour les femmes soucieuses d’améliorer les conditions de vie de leur famille et d’éducation de leurs enfants et pour les entrepreneures potentielles productrices de richesse. On sait qu’il y a en Tunisie des régions où les femmes n’héritent jamais, il y en a beaucoup d’autres où ce sont les frères qui privent leurs sœurs d’une partie ou de la totalité de l’héritage de leurs parents. Ces femmes acceptent une telle injustice par crainte du risque de rompre avec leurs frères considérés par beaucoup comme un protecteur, un refuge à sauvegarder vu les aléas de la vie conjugale. Les anciennes pratiques de répudiation ne sont pas complètement effacées de l’inconscient collectif. Certes les lois aident au changement des sociétés mais ce ne sont pas les seuls leviers des changements culturels.
Les études montrent que les femmes entrepreneures actives ou potentielles sont présentes aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural, qu’elles soient jeunes ou âgées. Ce qui les différencie, ce sont les opportunités et les facilités dont elles peuvent disposer. L’une des rares études menées sur les femmes entrepreneures en Tunisie le révèle : en milieu rural, l’entrepreneuriat féminin se concentre dans le secteur informel, qu’il soit agricole ou artisanal. L’engagement dans une activité informelle, comparé à celui d’une activité formelle, est davantage motivé par des besoins matériels et l’absence d’opportunités d’emploi. Le secteur informel groupe davantage que le secteur formel des femmes âgées et peu instruites. Par contre, l’entrepreneuriat dans le secteur formel obéit davantage à un besoin de se réaliser, d’être autonome, de pratiquer une spécialité, de fructifier des compétences acquises. La disposition des moyens financiers renforce de telles motivations pour le passage à l’acte et le saut de nombreux obstacles.
Les obstacles qui se dressent sur le chemin de l’entrepreneuriat féminin, qu’il soit urbain ou rural, sont plutôt nombreux. Ils sont d’abord psychologiques et sociaux lorsque les attitudes liées au genre en vigueur dans la famille ou autres institutions sociales et administratives découragent l’initiative. Une seconde catégorie d’obstacles réside dans les procédures administratives, les difficultés d’accès au financement et, en l’absence de ressources personnelles et/ou d’un réseau relationnel facilitateur aidant à trouver un garant pour obtenir un crédit. La troisième catégorie est liée à l’infrastructure : accès à l’eau, à l’électricité, aux réseaux de communication, rareté des locaux disponibles, cherté des loyers... A tout cela, il faudra ajouter les obstacles dus à l’indisponibilité des services et de la main-d’œuvre qualifiée à proximité. La multiplication et l’acuité des difficultés se renforcent évidemment en milieu rural. Les résultats de l’étude précitée ont révélé que plus les entrepreneures sont jeunes, plus elles sont présentes dans le secteur formel, et plus elles vivent en milieu urbain, plus elles créent par envie plutôt que par obligation. Cela revient à reconnaître que l’amélioration des conditions de vie et de la gouvernance en milieu rural sortirait les femmes entrepreneures de l’informalité et de la précarité.
Il est aujourd’hui admis que la croissance économique se renforce par la contribution de l’activité et des compétences féminines. Plus les femmes sont économiquement autonomes au sens où elles sont libres, compétentes et entreprenantes, bénéficient sans discrimination de genre en matière d’accès à l’emploi et à la propriété, plus elles créeront de la richesse pour la famille, la communauté et l’ensemble du pays. L’entrepreneuriat féminin peut se développer en milieu rural si l’on s’attelle à lever les multiples obstacles à la fois institutionnels, ceux relatifs à l’infrastructure et si l’on met fin à la distribution patrimoniale inégalitaire. C’est que l’inégalité dans l’héritage ne prive pas seulement la femme qui y aurait droit mais se répercute sur ses enfants et les générations suivantes. Globalement, l’inégalité de genre occasionne des dégâts du fait du gaspillage du potentiel créatif d’une large frange de la population. L’absence d’une politique de lutte contre toutes les discriminations de genre a un coût pour la croissance économique. C’est un coût caché par tant de préjugés et entretenu par des institutions obsolètes.
Eradiquer ce coût reste une affaire des décideurs… en majorité des hommes.
Riadh Zghal