Splendeur de l’architecture omeyyade: Le Dôme du Rocher, la mosquée Al Aqsa de Jérusalem et la grande mosquée de Damas
 Par Mohamed-El Aziz Ben Achour -  On imagine aisément que dans les premiers temps de l’Islam (613-661),  les lieux de culte comme les habitations se caractérisaient par une  architecture sommaire. La mosquée de Médine, la maison du Prophète  étaient construites très simplement avec des matériaux rudimentaires  tels que les troncs de palmier en guise de colonnes. Néanmoins, les  Arabes de la Péninsule, dont beaucoup étaient des marchands caravaniers  assurant les échanges avec le Châm (Syrie-Palestine) et le Yémen,  n’ignoraient pas l’existence de belles réalisations au Proche-Orient et  en Perse. Quant aux Arabes nabatéens, le site de Petra, encore de nos  jours, atteste de manière spectaculaire leur goût de l’architecture  monumentale.
Cette simplicité des origines était donc moins une indifférence  ignorante qu’une option -nous dirions politique - conforme à l’esprit en  vigueur au temps du Prophète et des quatre premiers califes (al Khulafâ  al Râshidûn).  Les choses allaient changer en profondeur à  partir de   661, lorsque, à l’initiative  des califes omeyyades (661-750), le siège  de l’Empire passa de Médine à Damas, c’est-à-dire au sein de ce  Croissant fertile si riche d’art et de civilisation. L’orientation  politique prit la forme d’une volonté impériale d’en imposer non  seulement aux populations conquises mais aussi et surtout au brillant  Empire byzantin.  On s’attacha ainsi à réaliser de grandes œuvres  architecturales qui devaient donner la preuve que les musulmans avaient  une réelle aptitude à assimiler l’héritage antique ainsi que la volonté  de relever le formidable défi qui consistait à  égaler – voire à  surpasser -  l’éclat de Byzance. A partir des Omeyyades, commençait  l’aventure exaltante – poursuivie plus tard par toutes les dynasties -   de la naissance et de l’essor de l’art architectural à l’ombre de la  civilisation musulmane.
L’imposant  héritage d’art et de civilisation dont les témoignages étaient partout  présents au Levant n’était pas constitué uniquement du seul patrimoine  monumental et décoratif. Il continuait de vivre en quelque sorte grâce à  la présence d’une population autochtone qui comptait en son sein une  main-d’œuvre rompue aux arts et techniques et maîtrisant un  riche  répertoire architectural et décoratif. Une architecture digne de ce nom  ne prit naissance que lorsque les califes firent appel à ces  spécialistes syriens, égyptiens, mésopotamiens et – plus tard – persans.  La place centrale de la foi musulmane donna d’emblée à l’architecture  religieuse une importance capitale. Un type de monument allait  monopoliser à l’époque et pour longtemps cette architecture; c’est la  mosquée et particulièrement la mosquée à prêche, ou grande mosquée  (masjid jâmi’). Aussi, lorsque sous les Omeyyades, le pouvoir se para  d’une étiquette impériale, il y eut non seulement des créations  nouvelles mais un intérêt constant pour les mosquées existantes (telle  celle de Médine). Elles firent donc l’objet de modifications et  d’embellissements destinés à souligner, dans l’architecture et le décor,  la puissance de l’Etat musulman et de son chef. Elles devinrent, selon  l’expression du professeur Janine Sourdel-Thomine, «des édifices  cultuels et souverains». Les véritables transformations eurent lieu sous  le règne du calife Al Walîd (705-715) qui voulut qu’à la mosquée du  Prophète s’exprimât cette «esthétique de la grandeur» chère aux  Omeyyades.  C’est à l’occasion de ces grands travaux que fut introduit  un élément inconnu jusque-là et qui devint très vite indispensable dans  toute mosquée ou oratoire, c’est-à-dire le mihrâb. Ce renfoncement dans  le mur de la Qibla (orienté vers la Mekke) et à la hauteur duquel se  tenait désormais l’imam. Le terme est employé dans le Coran, nous  dira-t-on. Certes, mais avec le sens de lieu de retraite spirituelle, de  méditation et de prière. 
On  ne sait pas avec exactitude quand cet élément architectural et cultuel  fondamental fut introduit. Ce qui est sûr, c’est que le mihrâb apparaît  au VIIIe siècle au moment des grandes réalisations omeyyades et pas  avant. Cette innovation est en tout cas en rapport avec la volonté des  califes de Damas d’exprimer au niveau architectural et décoratif la  puissance du souverain, Commandeur des croyants et donc habilité, de  temps à autre, à diriger la prière lors des cérémonies religieuses. Dans  cet esprit, apparut un peu plus tard la coupole située en avant du  mihrab.
A  l’extérieur de la salle de prière, à Al Basra, à Fustât, à Médine, les  mosquées furent dotées, au VIIe siècle, d’un élément architectural  appelé, comme le mihrâb à un grand avenir: le minaret. Le souci de  donner à l’appel à la prière (jusque-là lancé depuis le toit des  mosquées), nous dit l’historien R. Hillenbrand, «un formalisme qu’il  ne possédait pas en lui donnant une expression monumentale égale ou  supérieure aux tours des églises de Syrie et du temenos [sanctuaire  païen] de Damas» semble avoir été à l’origine de cette innovation.  Au niveau du décor, les embellissements omeyyades furent à l’origine  d’importantes et heureuses adaptations dont les lambris de marbre et les  mosaïques inspirés de l’art byzantin.
Voyons  à présent les créations omeyyades. La plus fameuse est, sans conteste,  l’édification à Bayt al Maqdas (Jérusalem) du Dôme du Rocher (Qubbat al  Sakhra). La tradition voulant que c’est de cet endroit que le Prophète  commença son voyage céleste (al Isrâ). La construction, de 688 à 691 de  cette mosquée au caractère unique dans l’architecture religieuse d’Islam  est l’œuvre du calife Abdelmalik. Ici tout témoigne de la volonté des  nouveaux maîtres de la ville trois fois sainte d’insérer de manière  éclatante le dernier monothéisme dans un espace également vénéré par les  juifs et les chrétiens. De plan octogonal, constituée de deux  déambulatoires concentriques destinés au tawâf ou circumambulation  autour du rocher, la mosquée est surmontée d’une coupole double composée  de bois à l’intérieur et de plomb et de cuivre à l’extérieur. Le dôme,  de plus de vingt mètres de diamètre, repose sur un élément cylindrique  (ou tambour) supporté par quatre piliers et douze colonnes.  Exemple  édifiant de l’éclectisme propre à l’art musulman des origines, la Qubbat  al Sakhra s’inspire du répertoire byzantin. Les études de Marcel  Ecochard ont montré que son plan et ses dimensions correspondent à ceux  de divers édifices chrétiens tels que Saint-Siméon (Qal’at Sim’ân), la  cathédrale de Bosra en Syrie ou encore la basilique de Saint-Vital à  Ravenne. Le profil en arc brisé de la coupole atteste, comme l’a  démontré T. Richmond, la maîtrise des techniques de calcul fondées sur  la fameuse théorie mathématique et esthétique du Nombre d’or (ou Section  d’or ou Divine proportion) chère aux Pythagoriciens. L’héritage  byzantin se retrouve aussi dans la riche décoration de l’édifice telle  que les claveaux alternés de pierre et de briques et les mosaïques à  motifs végétaux entremêlés de vases et de cornes d’abondance.  L’influence gréco-romaine relayée par Byzance n’est cependant pas  exclusive puisque nous retrouvons ici un motif dit de Chosroès,  «première morsure de l’art iranien sur l’art musulman à son aurore»  selon l’éloquente formule de Georges Marçais. L’expression artistique  arabe est cependant bien présente sous la forme des inscriptions  calligraphiques qui proclament, par le biais de versets coraniques, la  supériorité du monothéisme musulman. Trois d’entre elles sont d’époque  omeyyade; une, longue de 240 m, se situe au-dessus des arches de la  colonnade octogonale, les deux autres se trouvant sur les portes est et  nord. 
Par  sa majesté, le Dôme du Rocher, bien plus qu’un sanctuaire a, ainsi que  l’explique Oleg Grabar, l’éminent spécialiste de ce monument, une  fonction hautement commémorative (la place majeure d’Ibrahim dans la  religion musulmane [à l’instar de la tradition juive, le Rocher est  considéré comme le lieu du sacrifice d’Abraham] et l’importance d’Al  Aqsa dans l’itinéraire spirituel du Prophète). Il était aussi «l’expression symbolique de l’appropriation d’un territoire prestigieux».  Architecturalement, la Qubbat al Sakhra était surtout une réponse à la  magnificence des édifices chrétiens. Toutes les dynasties musulmanes  postérieures tenaient à enrichir par leurs contributions la splendeur  originelle de la fondation omeyyade. De sorte qu’elles donnèrent, de ce  fait, à ce monument emblématique une imposante et superbe empreinte  musulmane. Le Dôme du Rocher est aujourd’hui – peut-être même davantage  qu’aux siècles passés, en raison du drame palestinien - l’empreinte  indélébile de la civilisation musulmane à Jérusalem et l’éclat que  connut cette ville durant la longue domination musulmane.
A  proximité du Dôme du Rocher, sur l’Esplanade dite des mosquées que les  musulmans appellent  le Haram al Sharîf, les Omeyyades, soucieux de  privilégier Bayt al Maqdas - vraisemblablement pour des raisons  plus  politiques que strictement spirituelles à cause de la violente  contestation qui secoua Médine -  firent édifier une grande mosquée à  laquelle on donna le nom de Masjîd al Aqsa. Ce terme figure dans le  Coran, évoquant le voyage nocturne du Prophète (sourate el Isra), pour  désigner le lieu d’où il s’éleva dans les cieux et que la tradition  musulmane situe à Jérusalem. Commencée sous le calife Abdelmalik, Al  Aqsa fut achevée en 705 sous le règne de son fils Al Walîd. De plan  rectangulaire, elle constitue l’archétype de la mosquée dont les  maskaba-s (travées ou nefs), au nombre de quinze, sont perpendiculaires  au mur de la Qibla. L’une d’elles étant plus large que les autres selon  une formule appelée à connaître une grande faveur dans l’architecture  religieuse. Les nefs étaient couvertes de toits à pignons et la salle de  prière (sans doute à colonnes, car la mosquée d’époque omeyyade a été  détruite deux fois au VIIIe siècle par des tremblements de terre)  décorée avec une profusion de richesse par le recours aux bois précieux,  au marbre, aux portes dorées et sculptées par des Syriens et peut-être  aussi par des artisans venus d’Egypte, province arabe depuis 641-654.
La  Grande mosquée de Damas, plus connue sous le nom de al Jami’ al Umawî –  la  Mosquée des Omeyyades–,  entre 706 et 715, fut édifiée dans la  capitale de l’Empire dans des conditions particulières qui constituèrent  pour ses bâtisseurs autant de contraintes et de défis. En effet,  l’importance de l’infrastructure préexistante– l’emplacement était celui  d’un sanctuaire (temenos) païen devenu ensuite une église dédiée à  Saint Jean Baptiste ; église que les chrétiens durent partager avec les  musulmans à partir de la conquête arabe (634-638). Il fallut ensuite  réussir à en imposer à une ville au très riche héritage artistique et  monumental. Lorsque  le calife al Walîd b. Abdelmalik (705-715) décida  de tout démolir excepté les murs d’enceinte et les tours d’angle et de  construire un nouveau sanctuaire, il fit appel à des bâtisseurs et  artistes autochtones rompus aux techniques byzantines. Les auteurs  arabes anciens mentionnent même une aide de l’empereur de Constantinople  à l’édification de la nouvelle mosquée, de même qu’il l’aurait fait  pour Médine. Contrairement à celle-ci, de plan carré, la mosquée des  Omeyyades est de plan rectangulaire comme celle d’Al Aqsa. C’est un  parallélogramme dont les dimensions (157mX97m) correspondent, ici  également, au Nombre d’or, nous disent les spécialistes. 
La  salle de prière comporte trois nefs parallèles au mur de la Qibla,  contrairement à la disposition d’Al Aqsa mais selon le principe adopté à  la mosquée de Médine reconstruite par les Omeyyades. Les nefs,  surmontées de toits à pan incliné, reposent sur d’imposantes colonnes  antiques de remploi selon une formule architecturalement astucieuse et  esthétiquement réussie que l’on retrouvera plus tard à la mosquée de  Kairouan et à la Zitouna de Tunis (toutes deux reconstruites par les  émirs aghlabides au IXe siècle). La très grande hauteur des murs de la  salle de prières est obtenue grâce à un procédé qui consiste à surélever  la première série d’arcs par une seconde rangée de colonnes posée sur  les architraves portant des arcs supportant la charpente. La nef axiale  surélevée est surmontée d’une coupole à tambour octogonal dite «Coupole  de l’aigle» reposant sur quatre gros piliers. La salle de prières abrite  des reliquaires dont le Mash’had Al Husseïn et le monument des reliques  de Saint Jean le Baptiste (Yahya al Ma’madân), la tradition affirmant  même que sa tête y est enterrée. La cour, entourée de portiques, est  très vaste. Plusieurs édicules y ont été construits, notamment la  Coupole dite du Trésor.
Outre  son architecture imposante, la Grande mosquée de Damas se distingue par  l’étendue et la richesse de sa décoration. Celle-ci faisait appel à la  technique byzantine  de la mosaïque de verre à fond d’or et aux thèmes  et motifs tels que l’acanthe et la vigne. Les mosaïques reproduisant de  grands arbres  constituent un exemple unique de paysage figurant dans un  décor de mosquée. Ici, de même qu’au Dôme du Rocher, la calligraphie  d’époques omeyyade et postérieures constitue l’élégant apport  strictement arabe à la décoration du  monument.
Brillante manifestation de cet «éclectisme aussi avide qu’intelligent propre à l’art du califat omeyyade» (G.  Marçais), la Grande mosquée de Damas constitua pendant une longue  période le modèle à suivre pour presque toutes les mosquées des trois  premiers siècles. Pour toutes celles de Syrie, elle demeura une  référence prestigieuse jusqu’à l’introduction au XVIe siècle du modèle  de la mosquée ottomane.
A  l’époque omeyyade, une architecture monumentale religieuse se met en  place et s’épanouit. Entre le sanctuaire rudimentaire du temps du  Prophète et le Dôme du Rocher ou la mosquée de Damas, un bond formidable  a été accompli. Un art architectural est né, dont la mosquée – et  surtout la grande mosquée (ou mosquée à khoutba), expression de la  puissance des califes – constitue le joyau. Les éléments essentiels de  ces sanctuaires que sont le mihrâb et le minaret (à l’époque qui nous  intéresse, dans sa forme syrienne carrée qui allait exercer une  influence durable sur la physionomie de ces tours, notamment au Maghreb  et en Andalousie) sont fixés à cette époque. Exception faite du Dôme du  Rocher, les mosquées sont de plan carré (Médine) ou rectangulaire (Al  Aqsa et Damas). Elles sont composées d’une salle de prières à colonnes  (ou hypostyle) et d’une cour avec ou sans portiques. Ce n’est qu’à  partir du  IXe siècle que le pilier concurrence la colonne comme  support, mais le Yémen d’une part et l’Occident musulman d’autre part  resteront dans l’ensemble fidèles aux salles hypostyles. Le modèle le  plus illustre étant, incontestablement, la magnifique mosquée de Cordoue  et sa " forêt de colonnes et d'arcs" édifiée au VIIIe siècle par les  Omeyyades d'Espagne.
Mohamed-El Aziz Ben Achour
  
   
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