«Chants pour la Tunisie», Le Chant profond de Tahar Bekri,
Par Slaheddine Dchicha - Le patrimoine poétique tunisien comporte depuis plusieurs décennies une œuvre poétique marquante, écrite en arabe, «les Chants de la Vie» du poète national Abou el Kacem Chebbi. Le voici désormais enrichi par une autre tout aussi marquante, composée en français, «les Chants pour la Tunisie», le tout récent recueil de Tahar Bekri*.
Ne partageant absolument pas la fameuse réflexion de Danton «On n'emporte pas la Patrie à la semelle de ses souliers», L’aède tunisien déclare transporter partout «Cette terre collée à la semelle» (p.40) qui hante tous ses écrits. Il semble, sur ce point du moins, être en accord avec son compatriote Albert Memmi lorsque ce dernier déclare: «On n’en a jamais fini avec son pays natal».
En effet, Tahar Bekri entretient avec son pays natal une relation fusionnelle. Il «habite» ce pays qui à son tour «l’habite» comme en témoigne ce somptueux volume: une épopée de soixante et un poèmes à la gloire de la Tunisie plurielle et éternelle, précédée en guise de prologue d’une note fournissant des indications sur les circonstances de l’écriture et surtout d’ un étincelant collier de comparaisons:
«Je te porte
Tunisie
Comme le nuage ses pluies
Comme la rose ses épines
Comme la liberté ses ailes
Comme le sang ses martyrs
Comme la mer ses vagues
Comme l’arbre ses fruits
Comme l’amour ses baisers
Comme le jour ses matins
Comme la vie ses naissances
Comme la naissance ses cris»
Le tout entouré par deux magnifiques peintures d’Annick Le Thoër, l’une ouvre le volume et l’autre le clôt comme deux bras aimants qui enlacent les poèmes. De même que le chantre est habité par le pays où il habite, de même le poème est enchâssé dans la peinture telle une pierre précieuse sertie sur un bijou rare. Fusion complice des deux modes artistiques. Cette fusion inaugurale sera confirmée et répétée par la métaphore filée de la cohabitation qui traverse tout le livre, établissant ainsi des correspondances harmonieuses entre le «je» et le «tu»; le Pays et ses habitants; l’Histoire et l’histoire; le collectif et l’intime… l’universel et le singulier.
Et à partir de cette profusion, le poète compose une magnifique mosaïque dont les tesselles multiples et variées nourrissent l’ambition de célébrer la Tunisie tout entière et dans ses moindres détails. Pour ce, il évoque les femmes et les hommes illustres (Elyssa-Didon, Ibn Khaldoun, Jaziya, Tahar Haddad, Tawhida Ben Cheikh, Bourguiba, Lina Ben Mhenni, Mohamed Brahmi, Emel Methlouthi, Chokri Belaid, …); et juxtapose dans des listes poétiques, les espaces et les villes tantôt par leur nom ancien: «Kairaouan, Hadrumète, Tacape, Taparura», tantôt par l’actuel:
«Testour Béja Nabeul Kairouan
Bizerte Gabès Tunis La Goulette»
Outre les paysages et les hommes, la culture et les traditions, Il convoque l‘histoire pour rappeler l’ancienneté du pays et exalter l’héritage humain légué par tous les peuples qui s’y sont succédé.
«Je laboure ta mémoire lointaine et proche
Berbère numide phénicienne punique
Romaine byzantine arabe
D’Afrique ta sève
De Méditerranée tes saveurs
D’Arabie et d’Orient tes ferveurs»
Cette célébration du collectif va toujours de pair avec celle de l’intime, comme l’atteste le binôme pronominal «je te» qui revient et se répète tel un leitmotiv ou un refrain: «Je te porte/ Je te revois /Je te reconnais/ Je t’habille/ je te cherche/Je t’interroge/ Je t’apporte/Je t’écoute/je te raconte/Je te dis » …Et il n’est peut-être pas inutile de préciser ici que sur les soixante et un poèmes plus de la moitié commencent par «je», trente-six plus exactement!
Mais cet intime s’exprime à travers les souvenirs de tous les âges de la vie et de toutes les sensations éprouvées et ces souvenirs, si singuliers soient-ils, entretiennent toujours un lien indéfectible avec cette Tunisie qui englobe tout et qui est dans tout:
«Je te revois
Dans l’eucalyptus qui renouvelle son écorce
Dans le mimosa aux mille boutons solaires
Dans le palmier aux doigts de lumière
Dans l’olivier que nulle saison ne dénude»
Cette splendide mosaïque consacrée au «pays natal», comme ses sœurs du Musée du Bardo, comprend une quantité vertigineuse de tesselles qui finissent par former un «apeirogon», cette figure géométrique au nombre infini de côtés dont nous n’avons ici aborder qu’une modeste partie car l’ œuvre de Tahar Bekri fait partie de ces œuvres dont parlait Edouard Glissant: «Il y a des œuvres qui vont profondément au fond de notre époque, qui s’en constituent les racines inéluctables et qui, à la lettre, en dégagent le chant profond»**
Slaheddine Dchicha
* Tahar Bekri, chants pour la Tunisie, Peintures d'Annick Le Thoër, Al Manar, 2023, 16€
** Edourd Glissant, préface au Le cercle des représailles, de Kateb Yacine Seuil, 1959