Un monument de la presse tunisienne : Abdelhak Chraïet nous quitte
Abdelhak Chraïet n'est plus. Il nous a quittés il y a une semaine. Malheuseusement son nom ne dit pas grand-chose aux jeunes, sinon qu'il était directeur de journal à un certain moment.Effectivement, il en était le fondateur-Drecteur de Biladi et l'a porté sur les fonts baptismaux dans les années 70. Il l'avait lancé ce journal, alors qu'il poursuivait des études à Paris plus précisément à la Sorbonne ,quand Hédi Mabrouk, alors ambassadeur en France, lui avait conseillé d'éditer un hebdomadaire pour notre colonie à l'étranger en lui proposant même le titre, "Biladi". C'est que le besoin se faisait sentir d'encadrer la population émigrée qui était (déjà) travaillée par des courants politiques contradictoires ( baath, extrême gauche, et l'intégrisme religieux).
Mordu de journalisme (il le pratiquait depuis l'âge de...16 ans au journal parlé en langue arabe). L'idée de diriger un journal n'était pas pour lui déplaire. Il en rêvait même. Il s'empressa donc de donner son accord. On lui remettra, l'équivalent de 8000 dinars à charge pour lui de former une équipe de journalistes, d'imprimer le journal et de le vendre. Il fera appel à ses vieux amis, Naceur Klibi, représentant de la radio tunisienne auprès de l'Ortf, l'ancêtre de France-Télévisions et à Boudidah et Sahnoun pour rédiger quelques rubriques en dialectal (une nouveauté dans la presse généraliste, car seuls les journaux satiriques des années 30 et 40 y avaient recours). Le reste, il s'en chargera. Il fera imprimer son journal chez Noureddine Ben Mahmoud, un intellectuel tunisien installé depuis longtemps dans la capitale française.
Quant à la distribution, il fera du porte à porte, allant à la pêche au lecteur dans les cafés, les foyers, les HLM, leur lieu de travail. Il fera quatre numéros. Au beau milieu de l'été, Abdelhak avait épuisé toutes ses économies. Il contacte ses amis à Paris et Tunis, l'ambassadeur. En vain. Découragé, il s'apprête à rendre son tablier. Mais, il se ravise très vite. Il n'est pas homme à se laisser abattre. Il rentre à Tunis, contacte les dirigeants du PSD, leur explique l'intérêt qu'il y a à garder un tel journal compte tenu de l'importance croissante de la colonie tunisienne en Europe. Ses interlocuteurs, d'abord sceptiques, finissent par se rendre à ses arguments et décident même de parrainer le journal, sans pour autant s'immiscer dans sa ligne éditoriale. Depuis, le journal sera tiré sur les presses de Dar El Amal. On lui offre même l'hospitalité dans les locaux du siège flambant neuf du parti à la Kasbah. A.C fait le voyage à Tunis, recrute quelques amis et le journal redémarre.
Biladi" marque la naissance de la presse populaire en Tunisie et l'émergence d'un lectorat populaire qui avait été, jusque-là, négligé apportant un bol d'air frais à la presse nationale, son directeur entrera dans l'histoire comme le père de cette presse qui va bouleverser le paysage médiatique tunisien et donnera naissance à cette génération de tabloïds qu'on connait aujourd'hui. On peut lui ajouter un autre titre: il est le précurseur du journalisme d'investigation dans notre pays. Ses anciens lecteurs ne sont pas certainement près d'oublier cette série d'enquêtes, d'une audace inégalée jusqu'à aujourd'hui, réalisée en 1984 sur les dealers qui étaient dans leur grande majorité des Tunisiens. Avec la bénédiction du commissaire divisionnaire, Marcel Morin, chef de la brigade des stupéfiants et des bonnes moeurs, Abdelhak a vécu pendant deux mois dans ce monde interlope, partageant le quotidien des dealers à la manière des journalistes anglo-saxons. Il en rendra compte sur 4 numéros avant d'en interrompre la publication "de mon propre chef", précise t-il, après avoir constaté que les émigrés de retour au pays commençaient à faire l'objet de quolibets et traités de "Gabbara".
Biladi a apporté un nouvel esprit dans une presse tunisienne ankylosée, la "Une vitrine de rubriques variées, un ton direct, parfois iconoclaste reflétant le tempérament de feu de son directeur, les sujets proches les préoccupations du lecteur, un style jeune, alerte, simple qui plait aux jeunes. Tout le contraire du style guindé de la presse tunisienne de cette époque avec ses titres banals ses articles ennuyeux et sa mise en page d'un autre âge. Manifestement le journal plait et gagne chaque semaine de plus en plus de lecteurs des deux côtés de la méditerranée 20000, 30000, 40000. Le tirage monte, monte jusqu'à atteindre 120000, dont 30000 étaient diffusés en France (chiffre jamais égalé ni approché par un journal tunisien à ce jour).
A.C s'est démené comme un beau diable, se chargeant même de la promotion du journal (galas artistiques, représentations théâtrales auxquels sont conviés les lecteurs et leurs familles). On est certes loin des temps héroïques du début. Mais, il n'a rien perdu de son enthousiasme. Le succès aidant, le journal acquiert une certaine immunité et Abdelhak va en profiter pour aborder des sujets tabous. Il ira même jusqu'à réserver deux pages entières aux activités syndicales rédigées par Néji Chaari, un proche de Habib Achour où on s'attaque aux patrons et aux entreprises off shore accusés d'opprimer le travailleur, alors qu'au même moment le régime et l'ugtt étaient à couteaux tirés (on était à quelques mois du 26 janvier 78). Ceci sans parler du sport qui accapare à lui seul le tiers du journal (une autre nouveauté).
Malheureusement le journal Biladi, il n'a pas survécu longtemps au départ de son fondateur. Il reparaîtra une dernière fois en juillet 1984. On fera appel à nouveau à Houssine Maghrébi qui retrouvera un journal moribond dont le tirage ne dépassait pas les 20000. Que pouvait faire si Houssine, sinon accompagner Biladi dans sa lente agonie qui durera jusqu'à 1986. Le journal sera donc suspendu en novembre 1977. Trois mois plus, il reparait avec un nouveau directeur, Houssine Maghrébi qui était l'un des intelllectuels les plus en vue du parti. Avec lui, Biladi prendra une orientation plus littéraire, plus élitiste. En 1980, c'est Hédi Ghali, rédacteur en chef du journal parlé à la RTT qui lui succèdera. Les choses vont alors prendre une autre tournure avec la disparition des rubriques qui avaient fait le succès du journal. Résultat : une baisse vertigineuse des ventes et une migration des lecteurs vers les autres journaux comme El Bayane et bientôt, Les Annonces, deux nouveaux sur la scène médiatique. En juillet 1983, sur intervention personnelle de Bourguiba, retour au bercail de Abdelhak Chraïet qui se morfondait dans le poste de chargé de mission auprès du directeur du parti qu'il occupait depuis son départ de Biladi.
Hédi Béhi