Hela Ouardi: Aux origines de l’Islam, Muhammad et le califat
Avec application et méthode, Hela Ouardi poursuit son exploration des origines de l’Islam, analysant le contexte, dressant le profil du prophète Muhammad et présentant les califes. Elle y revient à la faveur d’un nouveau livre intitulé Aux origines de l’Islam, Muhammad et le califat, publié par l’Académie royale de Belgique, dans sa collection L’Académie en poche. Les deux conférences qu’elle avait données en mars 2022 au Collège de Belgique constituent le point de départ de cet ouvrage.
Professeur des Universités à Tunis et membre associée au Laboratoire d’études sur les monothéismes au Cnrs, Hela Ouardi a été titulaire de la Chaire des mondes francophones à l’Académie royale de Belgique pour l’année 2021-2022. Étudiant l’histoire de l’islam des origines, elle est l’auteure d’un ouvrage sur Les derniers jours de Muhammad (Albin Michel, 2016) et d’une trilogie intitulée Les Califes maudits (Albin Michel, 2019 et 2021) qu’elle a consacrée au règne des deux premiers successeurs du prophète de l’islam.
En trois parties, l’auteure traite successivement de l’Islam, de la figure énigmatique de Muhammad, de la naissance du califat et de ce qu’elle considère comme une douloureuse entrée sur la scène de l’Histoire.
Aux origines de l’Islam
Muhammad et le califat
de Hela Ouardi
Académie royale de Belgique, Collection L’Académie
en poche, 2023
Bonnes feuilles
«Nous avons choisi d’aborder la question des origines de l’islam en focalisant le propos sur deux sujets aussi névralgiques qu’emblématiques qui ont fondé l’autorité en islam au VIIe siècle et qui secouent l’actualité en ce début du 3e millénaire. Le premier thème que nous allons explorer est la figure du prophète Muhammad qui est au centre d’une polémique houleuse déclenchée en 2005 avec la publication des caricatures et qui a eu des conséquences tragiques (de l’assassinat en 2006 du prêtre Andrea Santoro jusqu’à la décapitation de Samuel Paty en 2020 en passant par l’attentat de Charlie Hebdo en 2015). Le second sujet que nous avons choisi d’aborder est celui du califat avec l’émergence tonitruante en 2013 de Daesh sur la scène de l’histoire, comme résultat immédiat de la profonde mutation géopolitique post-2011 et dont les racines remontent aux attentats du 11 septembre 2001 et à l’invasion de l’Irak en 2003.
Il se trouve que ces deux sujets (Muhammad et le califat) font partie intégrante de la genèse de l’islam. Quatorze siècles nous séparent de cette genèse mouvementée, pleine de fureur et de mystère, dirait René Char. Pourtant elle s’est invitée dans notre présent, provoquant dans nos esprits stupeur et tremblement : la violence parfois démentielle que Muhammad et le califat ont suscitée à notre époque nous a d’autant plus désarçonnés que nous avons réalisé que ces deux figures d’autorité sont méconnues, voire inconnues.»
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«L’immersion dans les origines de l’islam proposée dans ce livre aura été en fait une manière de sonder les sources du malaise que cette religion suscite à notre époque. Ce malaise s’exprime souvent par le retour lancinant de deux questions principales : l’islam est-il compatible avec la modernité (démocratie, liberté, égalité, etc.) ? La violence que cette religion provoque (et dont sont victimes les musulmans et les non-musulmans) est-elle une dérive fanatique ou bien fait-elle partie intégrante de son programme génétique ?
Pour aborder ces deux questions, nous avons choisi de mettre la lumière sur deux éléments fondateurs dans cette religion: Muhammad et le califat. Le premier spécimen nous a permis de montrer que le malaise de l’islam dans la modernité n’est pas de nature idéologique mais épistémologique : cette religion est enveloppée de mystères historiques qui en font un objet résistant à la connaissance ; le caractère énigmatique de la figure de Muhammad est le symptôme flagrant de cette résistance aggravée par sa quasi-divinisation de la part des musulmans. Cette divinisation est si passionnelle, voire si effrayante, que même les non-musulmans finissent par ne plus oser l’approcher. Au lieu de s’approprier l’islam en l’intégrant dans leur propre régime de représentations, ils reproduisent (par complaisance, ignorance, peur ou culpabilité) les mêmes schémas et interdictions qui ont déjà fortement enlisé les pays musulmans dans l’intolérance.
«Le deuxième spécimen étudié dans cet ouvrage et qui se rapporte au califat nous a permis à travers un survol de sa genèse tumultueuse d’aborder d’une manière indirecte la question de la violence en islam. Le point de fuite de cette perspective a été de démontrer que comme la majeure partie des genèses des empires, celle de l’État islamique (celui du VIIe comme celui du XXIe siècle) a été très violente. Mais le problème avec l’islam est que cette violence est sacralisée car elle a été pratiquée par le prophète lui-même et par ses premiers successeurs, les califes, qui sont aux yeux des musulmans les dépositaires et les continuateurs de son autorité. Nous avons essayé à travers ce retour au récit des origines de mettre en évidence les différents rouages de cette sacralisation du califat qui a entraîné automatiquement une sacralisation de la violence qui l’a fait naître.
Dès lors, on peut esquisser les contours du chantier qui devrait être mené, celui d’une vaste opération de désacralisation dont l’objet ne serait pas l’islam comme croyance mais l’islam comme produit de l’histoire. L’islam comme croyance est une affaire de conscience personnelle qui ne concerne que ses adeptes ; l’islam comme produit de l’histoire concerne tout le monde, ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas. Nous pensons ainsi que l’une des voies qui s’offrent à nous pour sortir du malaise de l’islam dans la civilisation, serait son intégration: non pas celle socio-culturelle des musulmans dans les pays occidentaux mais celle plus globale, plus radicale de l’islam dans l’histoire universelle.»
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«Nous pensons que deux locomotives sont capables de conduire ce projet d’intégration de l’islam dans l’histoire universelle : la science par son apport critique et heuristique ainsi que l’art par sa capacité à recréer les récits et à générer de nouvelles représentations.
Non, l’affaire des caricatures n’est pas un simple fait divers à fragmentation. Elle a montré que pour désamorcer le malaise avec l’islam, l’image est un enjeu stratégique et décisif (comme l’a été l’art baroque dans la riposte catholique aux thèses protestantes). Malheureusement, comme dans le célèbre apologue chinois, alors que les caricatures montraient la lune, tout le monde a eu le regard fixé sur le doigt.»