Problématique de l’eau en Tunisie: Quand les guerres se préparent en temps de paix
Par Moncef Boussabah (*) - Si elle réputée être inodore incolore et sans saveur, elle a surtout l’inconvénient majeur d’être invisible et aussi contradictoire que cela puisse paraitre, on ne se rend de son importance et de sa nécessité vitale que lorsqu‘elle disparait! Alfred Sauvy a trouvé cette belle définition qui s’applique à l’eau «la politique du robinet» dans tous les pays du monde!
Ces temps-ci autour de la Méditerranée la question est on ne peut d’actualité: la sècheresse a réduit ostensiblement nos ressources en eaux et si l’Europe s’inquiète quant à l’avenir de l’Espagne, chez nous tout le monde constate mais personne n’ose poser le problème de la réduction effarante de nos ressources hydriques. De ce fait la question qui se pose est la suivante: pourquoi on en est arrivé là?
Pour essayer de trouver une esquisse de réponse, un peu de rappel historique peut éclairer le lecteur: Faut-il rappeler que dans les zones où elle manque ou est rare on est dans régions désertiques et là où elle est surabondante, les maladies hydriques font des ravages. De ce fait les civilisations se développent là ou l’eau est disponible en quantités «raisonnables», on parle de «dotation par habitant» et dans les standards internationaux on considère que la valeur de 1000m3/an/hbt est un minima. Cette valeur semble excessive si l’on considère un pays comme le nôtre ou on vit depuis plus de trois mille ans avec une dotation moyenne de 400m3/an.
Pour le commun des mortels ces chiffres restent théoriques et si on considère les besoins journaliers en eau potable d’un être humain ils vont de 50 à 400 litres d’eau selon que vous résidiez en Afrique ou aux Amériques; chez nous en Tunisie les besoins humains sont de l’ordre de 100 litres/jour. Pour assurer ces besoins dans des conditions acceptables, la SONEDE et la DGRE et CRDA s’en acquittent fort bien dans un pays ou toute la population urbaine est raccordée à la SONEDE et la majorité du monde rural est desservie par la SONEDE et la DGRE/CRDA. Et pour faire vivre cette population une agriculture développée qui a vu la création de milliers d’ha de périmètres irrigués en plus du million d’ha de cultures en sec dont particulièrement celle de l’olivier. Toutes ces créations et le niveau de qualité de cette desserte n’auraient pu se faire si une politique idoine de mobilisation des ressources en eaux n’ait été mise en place. Depuis la nuit des temps et la création de Carthage la problématique de la desserte en eau a toujours fait partie des préoccupations des maitres du pays et il y a de quoi écrire un livre à ce sujet en partant des thermes d’Antonin, en passant par l’aqueduc de Zaghouan et pour terminer par les plans directeurs réalisés durant les vingt premières années de l’indépendance qui ont permis de créer une quarantaine de barrages, d’identifier les sites d’un millier de retenues collinaires et aussi caractériser les différentes nappes souterraines et particulièrement celle du continental intercalaire que se partagent les 3 pays riverains qui a fait l’objet d’une modélisation qui a permis son exploitation dans des conditions optimales.
Si on veut rendre à César ce qui lui appartient, la gestion de la ressource a fait l’objet des préoccupations de la puissance colonisatrice du pays qui à travers le ministère de l’Agriculture, du Commerce et de la Colonisation (MACC) a lancé des travaux d’adduction d’eau partout dans le pays: Sousse et Monastir, Sfax Tunis… On lui doit aussi tout un réseau de stations hydrométéorologiques et de piézomètres afin de créer une base de données extrêmement riche qui servira la qualité des projets d’infrastructure et leur efficience. A l’indépendance, Bourguiba et ses hommes se lancèrent dans des projets de développement concernant particulièrement l’enseignement, le logement, l’Énergie et l’eau. Pour ce, et opérant par étapes, après une série de plans directeurs d’exploitation des ressources en eaux, ce fut les études et la réalisation des barrages et ouvrages de transfert et d’alimentation en eau potable et ensuite la création des retenues collinaires. Ces opérations étaient menées par le ministère de l’Agriculture qui prit la suite du MACC français. On peut considérer qu’à la fin du vingtième siècle toutes les ressources en eau de surface étaient mobilisées et les ressources souterraines identifiées et exploitées. Évidemment, les systèmes d’eau potable générèrent des eaux usées et l’ONAS fut créée pour canaliser et traiter ces effluents et plus d’une centaine de stations d’épuration virent le jour créant une nouvelle ressource, les eaux épurées, quelques années plus tard cet organisme fut intégré au sein du ministère de l’Environnement, créé pour développer et protéger l’écologie du pays.
Au début du 21ième siècle, la Tunisie a mobilisé ses ressources dans les conditions optimales et il s’agit ensuite de passer à la gestion idoine de cette ressource qui dépend de ressources aléatoires et de besoins grandissants dans un environnement marqué par le changement climatique. Malheureusement depuis le 14 janvier et au cours des dix dernières années, la création de forages profonds sans autorisation a sérieusement augmenté impactant l’équilibre et le niveau statique des nappes surexploitées; on assista aussi à une réduction notoire des budgets réservés à la maintenance des réseaux. A ces désordres provoqués par l’homme, le hasard climatologique a fait que notre pays subisse une sécheresse prolongée depuis plus de trois années. Cette série d’épiphénomènes a mis en valeur les défaillances et les points faibles de cette gestion du patrimoine hydrique et parmi elles on peut citer:
• Réduction des budgets réservés à la maintenance des ouvrages
• Absence de maintenance des bassins versants et des travaux de protection contre les transports solides qui vont réduire la capacité des cuvettes des barrages, dont certains sont déjà abandonnés
• Détérioration de la qualité de la desserte en eau potable par l’augmentation notoire du coefficient de perte des réseaux
• Réduction drastique des stockages dans les barrages marquée aussi par le phénomène d’évaporation qui atteint 3 mètres par an
• Baisse du niveau statique des nappes victimes de la surexploitation
• Détérioration de la qualité des eaux épurées qui n’est pratiquement pas réutilisée pour des raisons techniques et socioéconomiques.
D’un point de vue «optimiste» on peut considérer que le système en place a pu assurer la fourniture des volumes d’eaux nécessaires pour les besoins humains et agricoles depuis trois années de sécheresse et qu’aujourd’hui il a atteint sa limite, et on ne peut qu’espérer qu’il pleuve au début de l’année hydrologique c’est à dire septembre, mais encore faut-il traverser l’été où les besoins et l’évaporation sont maximaux. D’autant plus que la saison touristique s’annonce sous de bons auspices et que la sécheresse ne fait que réduire la production agricole et accentuer l’inflation. Devant cette situation incertaine que conclure?
D’abord faut -il rappeler que depuis la nuit des temps les habitants de ce pays du nord au sud ont su gérer la pénurie de la ressource hydrique et particulièrement dans les oasis du Sud qui représentent un modelé quasi unique dans le monde dans ce domaine et demande des investigations scientifiques approfondies :c’est dans ces oasis que Ibn Chabbat a créé le système de partition des ressources entre les parcelles, dans ces oasis les systèmes de plantation à trois étages ont réduit l’évapotranspiration à des valeurs acceptables. On peut aussi citer les citernes de Kairouan, les majels de Sfax etc. et aussi la création à Rejim Maatoug d’hectares de plantations dans des espaces réputés désertiques ou rien ne pousse….
Alors que s’est-il passé pour qu’on arrive à cette situation ou l’on semble impuissant à trouver des solutions qui semblent marquer le pourtour du bassin méditerranéen…. Il me semble que l’on ait oublié que nous sommes un pays aride et on peut mener les constats suivants:
• Le principal gestionnaire de l’eau est le ministère de l’agriculture à travers trois directions générales dans une structure qui en compte plus de 200.
• Si on suit le circuit d’une goutte d’eau entre le moment où elle tombe et retourne à la nature, elle peut traverser plusieurs ministères et de nombreuses directions et services et peut aussi être orpheline si elle devient une eau pluviale, domaine qui n’est géré par personne!
• Le domaine des eaux minérales reste spécifique et géré par des structures et ministères différents et comme on peut le constater malheureusement ces structures produisent plus de plastique que d’eau en bouteilles ….
• Le code des eaux n’est pas encore à jour
• Enfin la ressource eaux épurées reste sous exploitée malgré sa profusion et il me semble qu’elle va profiter de cette crise hydrique aigue
En conclusion générale de cette approche, examinons ce qui se passe dans des pays qui ont des systèmes climatiques similaires et des risques de pénurie d’eau et parmi ces pays je citerai les USA qui depuis une dizaine d’années ont mis au point des méthodes et des modelés très développés dans le calcul et la gestion de cette ressource considérée comme stratégique: c’est ainsi que le Bureau of réclamations qui dépend du ministère de l'Intérieur est chargé de la mise au point des règles de gestion de cette ressource et dont s’inspirent de plus en plus les concepteurs dans le monde.
De ce fait et devant la multitude des intervenants dans ce domaine dans notre pays nous suggérons que cette ressource stratégique soit gérée par un des ministères stratégiques l’Intérieur ou la Défense et toutes ses composantes soient regroupées au sein de cette structure. Ce ministère créerait une autorité nationale de la gestion des ressources en eau– une sorte de Banque centrale de l’Eau - qui serait chargée d’identifier, de mesurer, de stocker, de protéger, de gérer, d’assurer les arbitrages dans les besoins et de contrôler voire de pénaliser les usages incertains de cette ressource. Tout un programme….
Moncef Boussabah
Hydraulicien et hydrologue, premier tunisien à avoir dirigé le service hydrologique tunisien dans les années 70, et aujourd‘hui consultant individuel auprès des organismes internationaux après avoir dirigé un bureau d’études GIC Tunisie, Moncef Boussabah a dirigé plus de 400 projets et a collaboré avec plusieurs bureaux d’études d’envergure nationale et internationale dans plus de vingt pays. Il a sillonné la Tunisie dans ses moindres recoins ou il est intervenu depuis une cinquantaine d’années dans les différents domaines de l’eau et des infrastructures. Dans le présent papier il fait un constat sur la situation fort critique du secteur de l’eau en Tunisie fortement impacté par les changements climatiques
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Si Moncef BOUSSABAH, bonjour, Votre description synthétique de la problématique de l'eau rapportée à la situation en Tunisie et vos propositions sur la gestion de l'eau notre bien commun vont - je l'espère - contribuer à une insurrection des consciences à tous les niveaux de décision (institutionnels jusqu'au citoyen)! Aussi ai je pensé utile de partager avec vous (et vos lecteurs :)) ce travail collectif qui a donné lieu pendant la précédente campagne présidentielle en France à un cahier thématique: "L'eau, notre bien commun" qui à l'instar de votre contribution après avoir établi le constat décline un projet et des propositions audacieuses mais non moins nécessaires! Bien à vous. Pierre Sélim LEBRUN-Ouvrier-agro-économiste-rénovateur énergétique. lien vers le cahier (je vous le communiquerai sur votre courriel professionnel car je ne peux pas vous adresser ce lien dans ce cadre "commentaire" de leaders tn !)