Opinions - 31.03.2023

Tunisie : Migration, racisme et développement

Tunisie : Migration, racisme et développement

Par Mongi Lahbib - Phénomène historique universel la migration s’est amplifiée avec la mondialisation, et l’internationalisation des chaines de production. Le nombre des migrants internationaux est estimé à 281.000 soit 3.6% de la population mondiale.

Les étrangers installés en Tunisie ont été estimés à 58.990 en 2020 représentant 0.5% de la population nationale (contre 9% en 1956). Le nombre des subsahariens est passé de 7.200 en 2014 à 21.466 en 2021 soit 0.2% de la population tunisienne. Heureusement, la fièvre est retombée, suite aux mesures annoncées pour le contrôle des immigrés subsahariens, mais les questionnements subsistent. Il conviendrait ainsi d’assurer une sortie de crise par le haut à travers l’adoption d’une stratégie nationale de la migration conforme à nos intérêts, engagements et fondements de notre politique étrangère.

1. L’image de la Tunisie entre perception, mutation et dénigrement

En politique, la perception est souvent plus marquante que les prises de positions, surtout en l’absence de communication gouvernementale appropriée. Les décisions prises dernièrement pour maitriser les flux d’immigrés irréguliers avaient suscité des réactions mitigées et trop souvent disproportionnées...

Certes des dérapages isolés ont été enregistrés, exacerbés par le repli identitaire suite aux révolutions dans les pays arabo-musulmans.La crise socio-économique et l’instrumentalisation des média sociaux ont conduit parfois au rejet même de tunisiens par des tunisiens.Ce qui ne correspond en rien à l’ouverture d’esprit, la modération, la tolérance et l’hospitalité qui caractérisaient le pays. En témoigne l’accueil réservé aux réfugiés fuyant la Jamahiriya suite au déclenchement de la révolution libyenne. Homogène sur les plans ethnique et religieux, bénéficiant d’une importante classe moyenne instruite, la société tunisienne connaît depuis des mutations dûes à la montée de l’extrémisme, du terrorisme et du populisme.

Expliquer n’est pas cependant justifier, en particulier les atteintes intolérables à la dignité d’immigrés subsahariens. Des comportements racistes subsistent en dépit de l’action et la vigilance de la société civile. Une loi fut adoptée, suite à la révolution, pour lutter contre ce fléau. Une première au Maghreb.

La Tunisie fut pionnière dans la région et, au-delà, de l’abolition de l’esclavage en 1846 bien avant la France et les EU.

Cet acquis fut consolidé avec la création en 1946 de l’Union générale des travailleurs tunisiens, aboutissement de luttes ouvrières depuis les années 20.

Ce mouvement réformiste fut poursuivi, dès l’aube de l’indépendance, avec l’adoption du statut de la promotion de la femme, unique dans le monde musulman. La ligue de défense des droits de l’Homme, première de la région, fut créée en Tunisie en 1977.

Une certaine presse française s’est saisie de l’affaire des immigrés subsahariens traitant la Tunisie d'«État raciste». Rien de moins comme si le racisme y était institué. Les éternels donneurs de leçons en Europe et aux E.U sont montés au créneau, feignant d’oublier les discriminations infligées aux africains ou d’origine africaine. Le dernier en date, le traitement subi par des étudiants africains fuyant la guerre en Ukraine. Sans oublier la complaisance, voire la complicité, à l’égard de la politique d’apartheid pratiquée par Israël dans les territoires palestiniens occupés.

Il est vrai, par ailleurs, que des réactions mitigées furent enregistrées à ce sujet notamment aux niveaux de l’UA et de la Banque Mondiale. Les mesures d’apaisement et de recadrement du gouvernement et la réactivité de notre diplomatie ont permis cependant une meilleure compréhension à ce sujet Et ce grâce, aussi, à la retenue des autorités des pays subsahariens confiants aux fondamentaux de la Tunisie terre de l’Ifriqiya.

2. La Tunisie et l’africanité: ancrage géographique, appartenance identitaire et héritage historique

De l’exploration du carthaginois Hanon de l’Afrique de l’Ouest, au rôle de Kairouan dans la propagation de l’Islam de Fès aux confins du Soudan les relations de la Tunisie avec le subsahara n’ont jamais cessé. En témoigne encore les vestiges de la voie ferrée Gabès-Ghedamès. A l’indépendance le long périple du Président Bourguiba en Afrique, la reprise des caravanes commerciales et l’ouverture d’agences bancaires dans certains pays sahéliens ont permis de renouer et de consolider ces liens. Affaibli physiquement et économiquement Bourguiba a dépêché fin 1983, une mission diplomatique de solidarité auprès de 5 pays subsahariens pour manifester le soutien de la Tunisie suite a la vague de sécheresse qui avait frappé la région. La contribution financière était certes modeste mais symbolique, a quelques semaines du déclenchement de la "révolte du pain" dans le pays.

L’armée tunisienne a tôt participé aux forces de rétablissement de la paix dans certains pays africains, en plus du soutien aux mouvements de libération et de lutte contre l’apartheid.  Pays fondateur de L’OUA la Tunisie a contribué à la création et la gestion d’institutions financières africaines (BAD, BADEA, banques). Des startups et des coopérants tunisiens continuent de prêter main forte au développement de pays subsahariens.

Dépourvue de visées hégémoniques la Tunisie continue de bénéficier d’un préjugé favorable. L’accueil temporaire du siège de la BAD à Tunis, la formation d’étudiants africains et la suppression de visas d’entrée ainsi que l’ouverture de lignes aériennes n’ont pas permis jusqu’ici de valoriser le potentiel de coopération et de partenariat entre la Tunisie et les pays subsahariens. Et ce notamment en l’absence d’un réseau de représentations diplomatiques et logistiques suffisant.

3- Intégration africaine et liberté de circulation des personnes: défis et opportunités entre les deux rives de la méditerranée

A l'ère de la mondialisation et de la révolution technologique le monde change et les concepts de souveraineté et de frontières évoluent. Le Maroc développe ses relations outre atlantiques et l'Algérie a présenté sa candidature pour adhérer au BRICS.

Le 21éme siècle sera asiatique. La Chine élabore des projets pour l'installation de corridors économiques dans le cadre de la nouvelle route de la soie, notamment en Afrique à travers Djibouti, le canal de Suez et le port soudan avec des ramifications au Sahel.

Le 21éme siècle sera africain: 1/4 de la population mondiale sera africaine à l'horizon 2050 avec notamment le doublement de la population subsaharienne qui passera 1,15 à 2,09 milliards d'habitants   entre 2022 et 2050, en majorité jeunes.

L'Afrique dispose du tiers des ressources minières mondiales et 80% des terres agricoles au sud du Sahara ne sont pas encore exploitées.

L'Agenda 2063 de l'Union Africaine inclut, outre l'objectif d'intégration économique, avec l'installation de la zone de libre-échange continentale, des "aspirations" relatives à la libre circulation de personnes et à la suppression progressives des visas.

En dépit de la décision de l'OUA, concernant l'intangibilité des frontières héritées du colonialisme, le découpage colonial des frontières continue de susciter des conflits interethniques. Des différends surgissent dans le même pays entre cultivateurs et agriculteurs entre noirs et blancs et entre habitants de "souche" et d'origine immigrée. Ce qui a conduit souvent à d'effroyables guerres civiles et des déplacements de personnes amplifiés par l'impact du changement climatique.

L'hibernation de l'UMA, la situation précaire en Libye- suite à son démembrement- la disparition du Cen- Sad et la dissémination des armes et des combattants dans la bande sahélo- saharienne aggravent les risques d'instabilité et d'insécurité dans une région infestée par des groupuscules extrémistes et des trafics en tous genres alimentés par des interférences extérieures.

L’Occident ne pourrait occulter ses responsabilités sur le «chaos créateur du nouveau Moyen Orient». La Tunisie en paye les prix fort en termes économiques, migratoires et sécuritaires suite à la déstabilisation de la Libye.

Pour faire face au déferlement qui s’en est suivi des immigrés et réfugiés, la forteresse Europe a privilégié l’approche sécuritaire.2/3 des ressources du fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique sont consacrés au contrôle des frontières. Une mercuriale de milliards d’euros fut créée à cet effet entre la Turquie et l’Union Européenne et entre la France et la GB. La Tunisie est «grassement» payée pour cette mission: 8 millions d’euros/an accordés par l’Italie.

La problématique de la circulation migratoire est amplifiée par l'écart de revenus entre les pays africains et entre le continent de l'Union Européenne de 1 à 12 selon La Banque Mondiale. Cet écart est de 1 à 3 entre la Tunisie et le Subsahara et de 1 à 5 entre notre pays et L'UE.

La Tunisie est devenue à la fois pays d'origine, de transit et d'installation migratoires.

Le nombre des résidents tunisiens à l’étranger varie selon les sources statistiques. Il est estimé à 1.7 million dans le rapport 2021 de la BCT (sur la base de données du Ministère des Affaires Étrangères). 86% d’entre eux résident en Europe et 10% dans des pays arabes.

Selon l’enquête 2021-2022 de l’INS et de l’observatoire national de la migration le stock d’immigrants tunisiens serait de 566,000. La durée migratoire moyenne est de 16.7 années et 25% de ces ressortissants ont déclaré avoir acquis une 2é nationalité. 6% d’entre eux seraient en situation irrégulière et 15% avaient déclaré être entrés sans document officiel dans le premier pays de destination.  Les revenus de travail transférés par les TRE se sont élevés à 8618 MD selon la BCT (contre 4574 en 2017).

100.000 compétences tunisiennes ont émigré au cours de la dernière décennie notamment des professeurs de l’enseignement supérieur, des médecins, ingénieurs et informaticiens en particulier des formateurs et encadreurs Ce qui affecte la compétitivité et l’attractivité du pays, la Tunisie ayant été classée en 2018 au 83é rang sur 119 pays pour l’index mondial de compétitivité des talents.  Cette hémorragie est favorisée par la nouvelle politique restrictive adoptée par Bruxelles avec en parallèle l’externalisation de la gestion des frontières.

4- la migration vecteur de développement et de brassage de civilisations; régulariser, réguler et anticiper

Consciente de l’importance d’une migration "concertée, régulière, sûre et ordonnée » la Tunisie a adhéré au pacte mondial sur la migration et participe au "dialogue sur le partenariat pour la mobilité" avec l’Union Européenne. L’institut tunisien des études stratégiques a initié, depuis 2007, plusieurs études sur la question notamment relatives à l’adéquation entre formation et emploi et la facilitation de l’emploi de nos cadres à l’étranger.

En raison du caractère transversal de la migration cette problématique gagnerait à être traitée dans le cadre d’une approche globale et plurisectorielle de manière à l’intégrer dans nos plans de développement et accords de partenariat et ce à travers:

La finalisation de notre stratégie nationale de migration.

L’institutionnalisation   du conseil supérieur de la migration.

La mutualisation des données, indicateurs et analyses sur la question.

Une meilleure implication de nos compétences au développement du pays à travers des programmes communs de recherche et de transfert technologique avec nos partenaires européens.

L’instauration du dialogue 5+5/ CEDAO en vue d’une meilleure maîtrise des flux migratoires dans un esprit de co-développement euro-africain.

L’harmonisation des accords de libre-échange avec les communautés de COMESA, la CEDAO et la ZLEC, notamment en matière d'impacts sur la mobilité des personnes.

Une plus grande coordination, notamment avec la Libye et l’Algérie, pour le contrôle des frontières et la lutte contre la traite des personnes.

L’amélioration et l’assouplissement des conditions de séjour des immigrés établis légalement en Tunisie.

Le contrôle de l’activité des partis et du financement étranger des organisations non gouvernementales en vue de lutter contre l’extrémisme ethnique, religieux et du nationalisme sectaire.

La dissémination des valeurs de tolérance et d’ouverture à travers des programmes éducationnels et culturels.

Le renforcement de la dimension culturelle du nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique (NEPAD). Et ce dans le cadre du dialogue interculturel et la valorisation des préceptes de l'islam tolérant et la diffusion des contributions humanistes de Mandela et des chantres de la négritude  Aimé Césaire et Senghor.

L'expérience de la Fondation Anna Lindh du dialogue interculturel  euro-med pourrait à cet égard inspirer la création d'un espace similaire aux caractéristiques africaines 

La Tunisie entre incertitude et espoir: se réconcilier avec soi et avec «l’autre», se remettre en question sans se renier.

L’affaire des immigrés, irréguliers est symptomatique des questionnements de notre pays sur son identité et sa destinée en l’absence d’une vision claire et partagée de la trajectoire de la révolution.

La Tunisie n’a pas vocation ni intérêt à servir de garde-frontières ou de camp «hot spot» d’immigrés Elle a plutôt vocation à servir de trait d’union et hub entre l’Afrique, le Moyen Orient   et l’Union Européenne.

Ni pays repoussoir ni terra nillus notre pays est appelé à maintenir sa position sur la base de légalité souveraine dans le traitement des flux migratoires. Dans le respect des droits et de la dignité des immigrés, des législations et traditions des pays d'accueil ou de transit en deçà et au-delà de la méditerranée.

A cet égard les pressions exercées sur la Tunisie ont été, à l'évidence, contre-productives en renforçant le camp des nationalistes.
Au-delà du traitement sécuritaire et de l'aide conditionnée, goutte à goutte, une action concertée afro -euro – med s'avère nécessaire pour lutter contre la traite des êtres humains, contre la xénophobie et le racisme. Contre surtout les causes de l'immigration irrégulière en vue d'en faire une opportunité de co-développent dans un monde interdépendant et interconnecté.
Encore faut-il revenir à l’esprit du Barcelone de sécurité et de prospérité partagées à un moment où Bruxelles est occupée et préoccupée par la guerre en Ukraine.

Encore faut il que la Tunisie redevienne le «country that works» longtemps proclamé (un pays qui fonctionne et qui travaille). Dans la réconciliation, loin des divisions et dissensions ethniques, religieuses, idéologiques et égos surdimensionnés.

La souveraineté et la dignité nationale sont aussi, et surtout, de compter sur soi sans repli sur soi. La Tunisie résiliente qui a "forcé le destin" a la capacité de se ressaisir comme elle a su le faire à différentes occasions, en puisant dans les fondements de "l'exception tunisienne".

La situation est grave mais non irrémédiable. L'espoir est permis mais le temps presse…

Mongi Lahbib

 

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