News - 15.09.2022

Mohamed Hedi Zaiem - L’école de demain : Trois interrogations majeures

Mohamed Hedi Zaiem - L’école de demain : Trois interrogations majeures

Par Mohamed Hedi Zaiem. Statisticien Économiste ENSAE Paris, Docteur en Sciences Economiques. Professeur des universités, il a été président du Comité National d’Evaluation de l’Enseignement Supérieur. Il est actuellement Expert International en enseignement supérieur, éducation et emploi.

1• L’école de demain : pour quel développement?

On ne peut penser l’école sans penser auparavant le développement.

Après avoir été longtemps considérée comme un investissement non productif, l’éducation est, depuis quelque trois décennies, considérée comme la voie royale du développement économique, sans qu’il y ait en fait un consensus sur ce que développement peut signifier. Ainsi, le rôle premier de l’éducation est désormais la production du « capital humain », considéré comme le principal facteur de ce développement. Cette conviction s’est fortement confortée avec ce qu’il est convenu d’appeler la troisième et la quatrième révolution industrielle, même si la recherche économique empirique n’a jamais pu prouver la relation entre l’accumulation du capital humain et la croissance.

D’abord technologie n’est pas développement, et ce qu’on appelle «économie du savoir» est une immense supercherie.

La formation du capital humain et le développement de la technologie, des TIC en particulier, constituent un fonds de commerce florissant pour les politiques en mal de stratégie, quelles que soient leurs obédiences idéologiques et politiques. Ceci trouve son fondement dans l’impact des changements technologiques sur l’amélioration continue de la productivité du travail.

La course au capital humain, surtout celui qui est formé aux technologies, se justifiait par cette croyance largement diffusée que la technologie se produit presque exclusivement par le savoir. Nous avons eu l’occasion de montrer la fausseté de cette croyance : la technologie ne sort des écoles et des universités que si celle-ci sont adossées à un écosystème industriel lui-même à la pointe de la technologie, ce qui est l’apanage des pays industriellement avancés, et nous irons plus loin en disant l’apanage des pays militairement les plus puissants, car c’est surtout dans l’industrie de l’armement que naissent et se développent les innovations technologiques les plus diverses. Il ne sert donc à rien de s’épuiser dans la course à la technologie.

Nous avons contribué à établir que pour chaque pays, il y a un niveau d’accumulation du capital humain optimal, celui qui est compatible avec son infrastructure industrielle et ses capacités d’investissement. Que cherchent alors ceux qui veulent faire croire à nos pays en mal de développement que leur salut réside dans l’accumulation du capital humain technologique ? Ils cherchent probablement à pousser les pays en développement à sur-accumuler en ce type de formations. Ceci contribue d’abord à nourrir un réservoir de travail «qualifié» prêt à répondre aux besoins croissants des pays industriels avancés dont ils ne tirent que bénéfice, alors que les pays d’origine ont financé - parfois au prix d’un endettement massif- les coûts de son accumulation. Détrompez-vous, la valeur ajoutée supplémentaire liée à cette main-d’œuvre qualifiée compense à peine les investissements encourus pour la former. Ensuite, la pression insoutenable du chômage des diplômés (dont des proportions croissantes sont diplômés en STEM : Sciences, Technologie et Mathématiques) constitue une force d’appel pour nourrir la course à la technologie, et à l’accumulation dans le capital fixe qui la porte. La pression sociale nourrit un discours devenu une rengaine: «Il faut un nouveau modèle de développement». Ce «nouveau modèle» est moins un projet de développement qu’une réponse (fallacieuse) à la pression du «capital humain sans capital». Les individus formés aux nouvelles technologies deviennent, et on ne peut bien sûr le leur reprocher, les vecteurs principaux de la course à la technologie, à travers le capital, ou les ressources pour ce qu’on appelle « la fuite des cerveaux».

Deux précisions avant d’avancer:

Loin de nous de cultiver la techno-phobie. La technologie, pour s’installer chez vous, ne frappe pas à votre porte. A l’instar autrefois de l’électricité et de la voiture, Facebook et ses descendants sont déjà là, et ils bouffent déjà la moitié de notre temps et de nos ressources. La technologie a soulagé les hommes de tâches très pénibles et contribué à son bien-être, mais à des coûts exorbitants et qui doivent dorénavant être contrôlés, ceci d’une part;

D’autre part, le développement ne peut plus être pensé en vase clos ; comme il est aussi illusoire qu’il viendra par une insertion aveugle – et donc nécessairement inégale et risquée - dans l’économie-monde.

Je crois que nous traversons une étape décisive de notre histoire et celle de l’ensemble de l’humanité. Une lame de fond est en train de balayer les anciens équilibres ; l’enjeu n’en est pas moins que la redistribution - qui ne peut plus attendre - des sphères d’influence entre ceux qui se battent pour la domination de cette planète. Elle est en train de prendre toutes les formes, allant des accords de « coopération » et les offres d’investissement jusqu’à l’invasion militaire pure et simple. Dans cette guerre réelle et figurée, nous avons une chance unique : nous sommes comme rarement courtisés (regardez avec de gros yeux ce qui se passe ces jour-ci chez nous). Saurons-nous en profiter ? Oui, mais à condition de savoir ce que nous voulons devenir. Ce qui est loin d’être le cas. De modèle, le pouvoir n’en a aucun qui soit la base de toute discussion avec un partenaire extérieur quel qu’il soit, et s’il en a, il n’en a encore rien révélé.

Dans tous les cas, je pense que l’on aura inévitablement à choisir notre camp. Et croyez-moi, c’est de cela que dépendront et notre sort et celui de notre école.

L’Europe (inchangée, ou probablement réduite à son noyau dur) est notre premier partenaire sur tous les plans, y compris– et avant tout- culturellement. Nous sommes à quelques encablures de l’Italie, et nous partageons avec elle plus de siècles d’histoire qu’avec tout autre péninsule. Des centaines de milliers de Tunisiens sont maintenant européens, et leur nombre ira en grandissant. Je suis de ceux qui croient que notre avenir sera en grande partie lié à l’Europe, mais pas de n’importe quelle manière. Une Europe qui aura compris que son avenir est avec son sud et pas outre-Atlantique. On n’a jamais été aussi bien placés pour en discuter et avec l’appui les forces de progrès qui se battent chez elles pour une société plus respectueuse de l’environnement et de l’égalité, et pour des rapports plus équitables entre les peuples, pour le respect de la diversité culturelle et des droits de l’homme. C’est avec ces forces de progrès que le nouveau monde est à construire. On fera de l’école l’instrument de cette construction, et nos «cerveaux qui ont fui» seront là aux premières lignes.

2• L’école de demain: comment?

La majorité de ceux qui abordent aujourd’hui la question de l’éducation en général et de l’enseignement supérieur en particulier le font sous l’angle de l’extraordinaire révolution technologique en cours. La plupart des observateurs s’accordent sur l’ampleur de l’impact qu’aura la révolution technologique en cours, baptisée «4e révolution industrielle», sur notre façon de vivre, de travailler et d’interagir les uns avec les autres. Dans leur ampleur, leur portée et leur complexité, les transformations ne ressembleront à rien de ce que l’humanité a connu auparavant. Mais l’aspect le plus important est sans doute la vitesse des changements en cours, et à venir. Et l’ampleur et la profondeur de ces changements annoncent la transformation de systèmes de production, de gestion et de gouvernance. Le débat tourne autour de l’impact de cette révolution technologique sur le bien-être matériel des populations, les conséquences sur l’emploi et les inégalités, mais aussi sur le système éducatif.

L’opinion dominante est que, comme pour celles qui l’ont précédée, la quatrième révolution industrielle a le potentiel d’augmenter les niveaux de revenus mondiaux et d’améliorer la qualité de vie des populations du monde entier. Selon les tenants de cette approche, l’innovation technologique conduirait également à un miracle du côté de l’offre, avec des gains d’efficacité et de productivité à long terme. Les coûts de transport et de communication diminueraient, la logistique et les chaînes d’approvisionnement mondiales deviendraient plus efficaces et le coût du commerce diminuerait, ce qui ouvrira de nouveaux marchés et stimulera la croissance économique.

La révolution technologique est derrière ce mythe nouveau que constitue ce que l’on appelle «économie du savoir». Ce mythe tombe à pic pour les penseurs du développement peu inspirés et les politiques en mal de stratégie, quelles que soient leurs obédiences idéologiques et politiques. Pire, il a paralysé et stérilisé la pensée économique et sociale progressiste. Et on en voit chez nous les dégâts.

Dans le même temps, la révolution pourrait aggraver les inégalités, en particulier dans sa capacité à modifier profondément les marchés du travail. Comme l’automatisation se substituera progressivement à la main-d’œuvre dans l’ensemble de l’économie, le remplacement des travailleurs par les machines exacerbera l’écart entre les rendements du capital et les rendements du travail. D’autre part, il est également possible, et peu sûr du tout, que le remplacement des travailleurs par la technologie soit compensé, dans l’ensemble, par une augmentation nette des emplois qualifiés dans la technologie.

Pour les spécialistes les plus avisés, la problématique principale se réduit à essayer de scruter le futur du marché de l’emploi, c’est-à-dire à essayer de prévoir quels seront les métiers de demain, et d’essayer d’en déduire comment adapter le système éducatif à la production de qualifications adaptées à ces métiers.

Notre longue expérience nous a installé dans la conviction qu’il est illusoire de chercher à prévoir ce que sera le marché du travail dans 10  ans, en dehors de certaines évidentes tendances comme la robotisation des tâches élémentaires. En plus  - et là je choque- chercher à le faire, est décréter que l’école doit être pilotée par le marché du travail. L’école doit répondre aux besoins de la société, dont le marché du travail n’est qu’un élément.

Nous venons (avec une équipe de six experts de haut niveau de cinq pays différents) de mettre la dernière touche à la «Stratégie de Développement des Ressources Humaines» d’un pays africain. Je vais vous révéler qu’elle ne dit pas un mot des « métiers de demain ».  En revanche, la principale recommandation est de faire de la flexibilité la principale qualité du système éducatif afin de lui permettre de s’adapter à un environnement hautement évolutif. Ceci a un nom : «Life Long Learning» où la technologie joue un rôle central. Je citerai aussi une recommandation peu commune : au lieu de proposer de foncer tête baissée dans les enseignements technologiques et réduire les formations en sciences sociales et humaines, il est proposé de briser le mur qui sépare ces deux domaines en imposant une bonne dose de l’un dans l’autre, avec bien sûr l’invention d’une nouvelle pédagogie, où encore une fois la technologie est centrale.

3 • L’école de demain: par qui?

Dans n’importe quel domaine, et quelle que soit la stratégie, son sort dépendra de qui la portera et qui la mettra en œuvre. Ce qui explique d’ailleurs que la plupart des réformes de l’éducation soient restées lettre morte.

La crise du secteur public de l’éducation (et ceci est vrai pour tous les services fondamentaux dont essentiellement la santé et les transports publics) et l’incapacité de l’Etat à répondre de manière adéquate à l’expansion de la demande, ont ouvert un grand boulevard au secteur privé, qui fait son beurre des carences du public. Il est paradoxal que plus le secteur éducatif perd de son rôle d’ascenseur social, plus la course effrénée vers l’obtention d’un diplôme augmente. Face à des perspectives qui s’amenuisent et à un chômage qui s’aggrave, il est normal que de plus en plus de citoyens cherchent selon leurs moyens, et au prix la plupart du temps de sacrifices et privations énormes, une solution par la fuite vers le secteur privé. C’est l’expression de la priorité des solutions individuelles sur toute tentative de construire une démarche collective et solidaire. Nous savons que l’avenir d’un jeune se joue d’abord au niveau de l’école de base et du préscolaire. C’est là que s’acquièrent les fondements, et forment de manière peu remédiable les inégalités. Le secteur public a montré son incapacité à assurer cela pour la moitié des enfants. Et ceux-là sont bien sûr en grande majorité enfants de pauvres et de régions défavorisées.

Sur le plan de l’enseignement supérieur (et la chose s’étend vers le bas), le secteur privé ne ménage aucun moyen pour attirer les clients : noms pompeux invoquant des universités étrangères prestigieuses, évocation de perspectives de poursuite des études à l’étranger…à tel point que beaucoup de nos universités privées sont devenues des agences de formation-placement pour l’étranger. Cette évolution est accélérée par l’internationalisation sous la pression d’une machine de guerre à l’échelle internationale pour accaparer un secteur devenu juteux, et constituant le meilleur moyen d’inscrire l’avenir des pays dans la logique et les intérêts du grand capital mondial.

Je ne suis pas de ceux qui cultivent le rejet du secteur privé, bien au contraire, comme on le verra plus loin. Mais je suis de ceux qui croient que le secteur privé, naturellement tourné vers le profit (ce qu’on ne peut lui reprocher), procure des solutions à ceux qui peuvent payer, mais ne peut prétendre -et il est en train chaque jour de le prouver- porter un projet de développement pour ce pays.

Je suis malheureusement aussi de ceux qui croient de plus en plus qu’il ne faut plus attendre grand-chose du secteur public de l’éducation, l’échec congénital des multiples réformes en est la manifestation la plus attristante. Ce secteur, cumulant l’archaïsme et les rigidités et devenu otage des corporations, va continuer- à moins d’un miracle- sa descente aux enfers. Il persistera bien sûr des îlots de succès, qui ne seront que l’image d’un approfondissement des inégalités et de l’exclusion.

Le secteur public est battu, le secteur privé scrute de près l’évolution du marché de la formation pour ajuster continuellement son offre, ou simplement habiller des couleurs du nouveau un produit déjà existant. Ni l’un ni l’autre n’apporteront quelque chose dans la lutte pour la promotion de l’homme et la réduction des inégalités, seules valeurs éternelles de l’école. La seule solution réside pour nous dans cette troisième voie malheureusement encore en gestation : la prise en main par la société de ce secteur vital. Ce serait une mixture de véritable décentralisation, d’émergence du pouvoir local, et de ce qu’on appelle « économie sociale et solidaire», encore très mal définie, et pernicieusement combattue. Disons simplement qu’il ne s’agit pas d’un secteur de bienfaisance et de non-profit, mais d’un autre mode d’entreprendre qui allierait le dynamisme et l’efficacité de la gestion privée (qui n’est possible que si ceux qui y entreprennent y trouvent profit) à la poursuite des objectifs sociétaux de l’école.

Je n’en dirai pas plus. Il me faudrait un livre.

Mohamed Hedi Zaiem

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