News - 22.07.2022

De Kaboul à Kiev, pour un nouvel ordre mondial: Acte III, l’ignominieux retour

De Kaboul à Kiev, pour un nouvel ordre mondial: Acte III, l’ignominieux retour

Par Abdelaziz Kacem - Le 11 septembre 2001, entre 8h14 et 10h03, quatre attentats-suicide revendiqués par Al-Qaïda sont perpétrés aux USA, dans le centre de Manhattan à New York, à Arlington, en Virginie, et à Shanksville en Pennsylvanie. Bilan : 2 977 morts et 6 291 blessés. Deux jours auparavant, en prélude à l’apocalypse, un attentat-suicide, commis par deux faux journalistes tunisiens talibanisés, coûte la vie au « Lion du Panshir », Ahmed Shah Massoud, ennemi mortel des talibans.

Le président G. W. Bush diligente une commission d’enquête et glisse à l’oreille de l’un des membres de ladite commission, officier supérieur au FBI de son état : Impliquez l’Irak ! Pourtant aucun Irakien, aucun Afghan ne faisaient partie des 19 terroristes : un Égyptien, un Libanais, deux Émiratis et quinze Saoudiens. Le commanditaire est aussi saoudien. L’organisateur, le cerveau de l’opération, aujourd’hui entre les mains des Américains, est un Pakistanais, Khaled Sheikh Muhammad.

Le monde est abasourdi. Mais deux grandes questions se sont posées. La première : pourquoi l’indignation n’a pas fait l’unanimité ?

Dans un ouvrage incontournable, Le choc des intégrismes, l’écrivain britannique, Tariq Ali, s’interroge : «Je veux savoir pourquoi ils furent si nombreux dans le monde non islamique à n’avoir pas été émus de ce qui s’est passé, si nombreux à se réjouir de voir, selon les mots glacés d’Oussama Ben Laden, une « Amérique frappée dans ses organes vitaux par Allah Tout Puissant». Dans la capitale du Nicaragua, Managua, on s’étreignait en silence. À Porto Alegre, dans le sud profond du Brésil, toute une salle de concert bourrée de jeunes laissa éclater sa colère lorsqu’un musicien de jazz noir venu de New York voulut commencer sa prestation en interprétant God Bless America. Les gosses ont alors scandé «Oussama! Oussama !» Le concert a été annulé. On a fait la fête dans les rues de Bolivie. En Argentine, les Folles de la place de Mai, qui manifestent depuis des années pour savoir quand et comment les militaires de ce pays ont fait «disparaître» leurs enfants, ont refusé de se joindre au deuil officiellement orchestré. En Grèce, le gouvernement a empêché la publication de sondages d’opinion indiquant qu’une large majorité approuvait les attentats, et les spectateurs de matches de football ont refusé d’observer deux minutes de silence»(1).

Les Américains se sont d’abord demandé pourquoi sont-ils si mal-aimés. La question est déjà mauvaise, la réponse n’est guère meilleure. Ils nous détestent, déclare le président des États-Unis, parce que nous sommes bons et libres, ils sont jaloux de notre succès. C’était du Ben Ali à grande échelle.

Outre leur politique étrangère qui leur vaut tant d’animosité dans le monde, y compris chez leurs alliés, les responsables américains, répétons-le, n’ont jamais cultivé la vertu de l’autocritique. Ils ont presque tout pour vaincre et presque rien pour convaincre.

S’il est immoral de se réjouir du malheur des autres, Tariq Ali ne s’empêche pas de prévenir : «Il nous faut comprendre le désespoir, mais aussi l’exaltation meurtrière, qui conduit des hommes et des femmes à faire le sacrifice de leur vie. Si les politiciens de l’Occident persistent à méconnaître ces causes et à se comporter comme avant, les faits se répéteront»(2).

Non moins immoraux, les excès auxquels se livrent parfois ceux qui subissent la violence. Dans un livre retentissant, Encore un siècle américain, l’historien britannique, Nicholas Guyatt(3), note qu’un «éditorialiste conservateur a même suggéré que les États-Unis envahissent d’autres pays et convertissent les musulmans au christianisme – point de vue bien modéré, comparé à celui d’autres chroniqueurs, qui proposaient que l’on aplanisse le Moyen-Orient et l’Asie centrale pour en faire un terrain de basket-ball(4).

Réactions à chaud ? Soit ! Voici la sagesse (à froid) de l’attorney général John Ashcroft : «L’islam est une religion dans laquelle Dieu vous demande d’envoyer votre fils mourir pour Lui. Le christianisme est une foi dans laquelle Dieu envoie Son fils mourir pour vous». Conclusion : «Les hommes n’ont d’autre roi que Jésus ». Il est bon de rappeler que ce fondamentaliste simpliste a poussé la pudibonderie jusqu’à voiler, aux frais du contribuable, les statues nues de la justice.

Sur le plan intérieur, N. Guyatt raconte comment «Bush et Ashcroft préparèrent une ordonnance militaire stipulant la suspension de l’habeas corpus pour toute personne soupçonnée d’être impliquée dans le terrorisme (création de tribunaux militaires d’exception qui exigeraient beaucoup moins de preuves de culpabilité qu’il n’en est demandé dans le cadre des procès civils ou même des procès militaires réguliers… le refus d’accès à la preuve aux avocats de la défense pour des raisons de sécurité nationale»(5).

Deuxième question : pourquoi l’allié d’hier, si bien formé et soutenu par la CIA, ce chef horriblement efficace, en la besogne, mais à la voix si douce, jusqu’en ses glaçantes injonctions, pourquoi Oussama Ben Laden s’est-il retourné si violemment contre le Grand Satan, qu’il croyait avoir domestiqué?

L’effondrement de l’Union soviétique impie, la fin de la guerre froide au bénéfice de l’Occident, Ben Laden croyait, non sans raison, y avoir largement contribué. La mission ayant été remplie, du jour au lendemain, les États-Unis signifièrent qu’ils cesseraient de fournir les financements et les armes, naguère généreusement dispensés. Mais que ferait l’ogre de Tora Bora de ses légions, redoutablement aguerries ? Les Américains s’en contrefichent.

Les conséquences de cet abandon sont catastrophiques au Pakistan. Du jour au lendemain, ces groupes deviennent violemment anti-américains et se prennent à rêver d’en découdre avec un partenaire mû par ses seuls et stricts intérêts.

Pour sa part, un général d’Islamabad à la retraite résume ainsi la situation: «Le Pakistan a été le préservatif dont les Américains avaient besoin pour pénétrer en Afghanistan. Nous avons joué notre rôle et ils ont estimé, pour se débarrasser de nous, nous jeter aux latrines.»(6)

Le bruit courait, vers la fin des hostilités en Afghanistan, que les services américains fermeraient les yeux, pour le moins, sur les projets califaux de Ben Laden en terre arabo-musulmane. Dans son esprit, s’il arrivait à faire bouger l’Algérie et l’Égypte, l’effet domino ferait tomber tous les pays arabes dans son délire. Au reste, l’Oncle Sam et la Perfide Albion semblaient bien regarder d’un bon œil les ravages commis par la Jamaa Islami sur les bords  du Nil ainsi que la guerre que menait le GIA en Algérie durant les années quatre-vingt-dix du siècle passé. Mais les deux pays concernés réussirent à négocier un avantageux infléchissement dans la position anglo-saxonne, ce qui aurait déplu au plus haut point à Oussama. 

Mais les Américains ne sont-ils pas les seuls responsables de ce qui leur arrive? Au lendemain du 11 septembre, Claude Cheysson, ancien ministre français des Affaires étrangères, déclarait à la télévision: «J’ai dit une fois à mon homologue américain le danger que représentait une alliance avec les intégristes. La réponse a été sommaire et définitive : Eux au moins ne votent pas communiste».

Le régime communiste afghan était un tragique contresens historique, mais en même temps la première tentative de faire entrer dans l’histoire un malheureux pays plus que jamais accro à ses deux opiums : le pavot et la religion. Le système aura eu le mérite de scolariser les filles.

Nous avons toujours supplié l’Europe de faire office de cornac pour sortir l’éléphant yankee de tous les magasins de porcelaine dans cet Orient déjà si troublé. Les dégâts sont énormes et l’on ne pardonnera pas avant très longtemps la destruction et le sac de Bagdad, qui est, rappelons-le, l’Athènes des Arabes. 

Le 14 février 2003, la France, par la voix de Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, expliquera magistralement au Conseil de sécurité en quoi elle était hostile à la guerre d’Irak .(7) C’était le dernier éclat d’une France forte et souveraine. Il est vrai qu’elle n’a pu prévenir la guerre, mais elle a empêché le Conseil de sécurité de la légitimer. Elle en a eu pour son grade. Voici un échantillon bien modéré de la vague d’hystérie anti-française qui a déferlé aux États-Unis : Edward Luttwak, ancien conseiller de G. Bush père, fulmine: «La France a eu le droit de veto en cadeau, en prix de consolation.

Chirac a une longue addition à payer»(8) (cf. Un œil sur la planète, France 2, oct. 2002).

Tous les observateurs lucides s’accordent sur deux réalités : l’invasion de l’Irak n’a profité qu’à l’Iran et les attentats de New York, si imprévisibles qu’ils aient été, ne font que conclure la guerre soviéto-afghane. Ce n’est pas la première fois que l’arroseur américain est arrosé. Mais comme le disait si bien le général Giap (1911-2013), vainqueur de la guerre du Vietnam, «l’impérialisme est un mauvais élève».

L’histoire dira que l’invasion de l’Irak en 2003 a, délibérément, implanté Al-Qaïda sur une terre laïque, que les néoconservateurs y ont favorisé la métamorphose des «Afghans arabes» en goules de Daech.

Dans une interview accordée, en date du 23 novembre 2015 à la chaîne russe RT, dans le cadre de l’émission Going Underground, à propos du soutien d’Al-Qaïda par le gouvernement de David Cameron, l’ancien ambassadeur britannique à Damas, Peter Ford, répond diplomatiquement: «Pas activement. Mais étant intervenus en Irak, comme même Tony Blair l’a reconnu, on a encouragé la mutation d’Al-Qaïda et d’autres groupes en ce qui s’appelle pour le moment l’État islamique». Évoquant l’appui occidental aux moudjahidin afghans, il concède: «L’Occident était complice de l’émergence d’Al-Qaïda».

Pour ma part, n’ayant jamais établi de hiérarchie entre les victimes, les dates, dans mon esprit, s’appellent et s’entrechoquent. Je ne puis ne pas penser à un autre 11 septembre aux conséquences aussi odieuses et plus durables. Le 11 septembre 1973, un coup d’État fomenté par la CIA a plongé le Chili, dix-sept ans durant, dans l’horreur portant depuis lors un nom propre : Pinochet.

Une coalition américano-quelque chose a donc envahi l’Afghanistan. Leur équipée durera vingt ans avant de rétrocéder le pays aux Talibans qu’ils étaient venus éradiquer. Leur départ, sans gloire, en ce 30 août 2021, à l’aéroport de Kaboul, rappelle celui de leur fuite de Saigon, le 29 avril 1975. Jamais deux sans trois : ils finiront par quitter Bagdad, sans jamais lâcher l’islam fériste.  C’est tout ce qu’ils ont  pu retenir de la grande culture arabe.

Prochain article : De Kaboul à Kiev, le nouvel ordre mondial. Acte IV, l’Otan aboie à la porte de la Russie.

Abdelaziz Kacem

(1)  Tariq Ali, Le choc des intégrismes, op. cit, p. 10.
(2) Tariq Ali, Le choc des intégrismes, op. cit, pp. 11.
(3)  Nicholas Guyatt, Encore un siècle américain, les États-Unis et le monde au XXIe siècle (Collection Enjeux planète, Éditions Charles Léopold Mayer, Paris 2002),
(4) Lire Ann Coulter, « This is war : we Should Invade Their Countries », National Review Online, 13 sep. 2001; Steve Dunleavy, « Simply Kill These Bastards, New York Post, 12 sep. 2001
(5) Nicholas Guyatt, Encore un siècle américain, op.cit p. 23.
(6) Tariq Ali, op. cit p. 224.
(7) Commentant l’alignement du gouvernement français sur la politique saoudo-qatarie concernant la Syrie, Dominique de Villepin déclare que la France « n’est pas dans son rôle » et appelle à
ce qu’elle « retrouve l’esprit d’une diplomatie conquérante » (Le Parisien, 29 septembre 2015).
(8)  Menaces à prendre au sérieux. Seuls les myopes n’ont pas vu la main de l’Oncle Sam dans l’opération Mani polite dont ont été victimes Bettino Craxi et Giulio Andreotti, deux dirigeants italiens politiquement incorrects.