News - 04.06.2022

Les pays arabes du Golfe et la guerre en Ukraine: raisons d’une attitude insolite

Les pays arabes du Golfe et la guerre en Ukraine: raisons d’une attitude insolite

Par Mohamed Ibrahim Hsairi - Sans entrer dans les détails, l’on pourrait dire que, sommairement, les positions des pays arabes face à la guerre en Ukraine ont oscillé entre l’expression d’un soutien clair à Moscou par des pays qui sont historiquement les alliés de la Russie et l’abstention ou l’observation d’un certain silence et d’une certaine neutralité par des pays qui sont traditionnellement les alliés des Etats-Unis, et ce en passant ou bien par le refus de la condamnation de l’invasion de l’Ukraine, ou bien par sa condamnation d’une manière plutôt lacunaire et mitigée.

Parmi ces positions qui sont certes divergentes, mais qui ont, quand même, quelque chose de commun, celles des pays arabes du Golfe ont attiré l’attention et suscité les interrogations des analystes et des observateurs par leur surprenante distanciation, plus ou moins prononcée, vis-à-vis de la position des Etats Unis et des pays occidentaux. En plus de leur hésitation à s’aligner, comme d’habitude, sur la position américaine et occidentale, ces pays, et particulièrement l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis, qui sont des géants pétroliers et deux membres influents de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), se sont abstenus de souscrire aux efforts de l’administration du président Joe Biden visant à «étrangler» Moscou.

Je me propose également, dans cet article, d’essayer de comprendre les tenants et les aboutissants de cette attitude insolite qui pourrait augurer l’entrée des relations entre les pays du Golfe et les Etats-Unis dans une nouvelle phase.

S’agissant, tout d’abord, des raisons qui sont à l’origine de cette attitude, elles sont multiples et diverses.

A ce titre, il importe de noter que l’invasion de l’Ukraine est survenue à un moment où les désaccords entre les pays du Golfe et Washington n’ont pas cessé de se multiplier depuis plusieurs années, donnant lieu à de nombreuses frustrations qui n’ont pas manqué de crisper les relations entre les deux parties.

Il s’agit, en premier lieu et sur un plan plutôt personnel, de la fameuse affaire du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, commis par un commando saoudien à Istanbul en 2018. Ce meurtre a été imputé par la CIA au prince héritier saoudien Mohammed ben Salman, et a constitué, depuis, un tournant dans les relations de Riyad avec Washington. A cause de cette affaire, le président américain Joe Biden avait juré, lors de sa campagne électorale, de traiter le royaume comme un Etat «paria», et s’est abstenu, depuis la prise de ses fonctions, de prendre contact avec Mohammed ben Salman qui, faut-il le souligner, dirige de facto le royaume.

Sur un plan plus général, la position de l’administration du président Joe Biden à l’égard de la guerre au Yémen suscite le mécontentement de Riyad, d’une part, à cause du refus de Washington de qualifier «les rebelles Houthis» de terroristes, et d’autre part en raison de  l’absence d’une réaction américaine forte et ferme après les attaques qui se sont multipliées contre les installations pétrolières saoudiennes depuis 2019.

Enfin et sur le plan régional, Riyad reproche à Washington, précisément au président Joe Biden, son ouverture envers l’Iran.

De même elle est préoccupée par la volonté de Washington de revoir à la baisse ses engagements au Moyen-Orient, pour pouvoir se consacrer à la mise en place de son projet de «pivot asiatique»  destiné à faire basculer le centre de gravité de sa stratégie vers la zone indopacifique où elle devra faire face à sa nouvelle grande rivale, la Chine.

De surcroît, il est clair que les pays du Golfe sont de plus en plus méfiants à l’égard des Etats-Unis, après avoir été choqués, l’été dernier, par l’abandon chaotique et catastrophique de l’Afghanistan face à la progression des talibans.

Par ailleurs, l’invasion de l’Ukraine a mis en lumière de nouvelles réalités régionales et mondiales. La Russie, depuis son réengagement, y compris militaire, au Moyen-Orient (précisément en Syrie), est perçue par les pays du Golfe comme un acteur incontournable dans la région. Elle l’est sans nul doute, d’autant plus qu’elle est devenue, pour eux, un partenaire essentiel dans le secteur énergétique, depuis la conclusion en 2016 de l’accord de coopération qui a donné naissance à l’Opep+.

Les pays du Golfe qui ont développé, ces dernières années, des intérêts économiques et stratégiques avec Moscou (y compris dans les secteurs de l’armement et du nucléaire) n’ont pas donc intérêt à trop faire pression sur le Kremlin.

Enfin, il faut dire que ces pays ont leurs propres intérêts présents et futurs qu’ils doivent défendre et sauvegarder.

L’envolée des prix du pétrole et du gaz provoquée par la guerre en Ukraine leur procure davantage d’entrées financières. Ils y voient une aubaine et une opportunité qui leur permettra, d’une part, de compenser les impacts de la crise de Covid 19, et d’autre part de préparer l’avenir, à un moment où le monde entier se tourne vers les énergies renouvelables et ne cesse de parler de la nécessaire et prochaine transition énergétique.

Il est donc tout à fait logique que Riyad et Abu Dhabi ne cèdent pas aux pressions des États-Unis qui leur demandent incessamment d’augmenter la production afin d’atténuer le prix du pétrole.

Qui plus est, l’Arabie Saoudite qui dirige avec la Russie l’Opep+ se doit de respecter les engagements pris dans le cadre de cette alliance pétrolière. D’ailleurs, le prince héritier d’Arabie saoudite a réaffirmé publiquement, dans un communiqué publié par l’agence officielle «Saudi Press Agency», son attachement à l’accord Opep+ avec la Russie.

En outre, et bien que la relation stratégique avec les Etats-Unis reste pour les pays du Golfe une donnée de base, il semble qu’ils ne sont plus disposés à compter sur Washington comme le seul et l’ultime garant de la sécurité régionale. Ils ont donc besoin de diversifier leurs options et leurs partenaires. C’est dans ce cadre que s’inscrivent le renforcement de leurs liens avec la Russie, la consolidation de leur partenariat avec la Chine et le développement de leur coopération avec les autres puissances et les pays émergents.

Et puis il ne faut pas oublier que si la Russie n’a plus les moyens financiers nécessaires pour maintenir sa présence en Syrie, ils craignent que le vide qui serait laissé par les forces russes ne soit comblé par de nouvelles forces iraniennes.

Cette éventualité les préoccupe sérieusement car elle risque de déstabiliser davantage la région et pourrait engendrer de nouvelles tensions entre sunnites et chiites.

Dans tous les cas, les pays du Golfe semblent être conscients que l’équilibre des pouvoirs est en train de changer tant au niveau régional qu’au niveau mondial, et qu’ils doivent se préparer à un Moyen-Orient différent où ils ne veulent plus être vus comme des pantins des Américains.
Désormais, ils auraient tendance à agir selon leurs propres priorités et intérêts, et il paraît que cette tendance est une tendance lourde, et non passagère.

La preuve en est que les Etats-Unis la prennent au sérieux et commencent à agir en vue de la cadrer et peut être de la renverser lorsque la guerre en Ukraine aura pris fin.

C’est ainsi que les américains ont provoqué et pris part activement au sommet du Néguev qui s’est tenu les 27 et 28 mars 2022 et qui visait à donner à Israël un rôle pivot dans la région, et qu’aujourd’hui, ils sont en train de mettre au point le Nopec, ce  projet de loi américain qui vise à écraser le cartel de l’Opep, en ouvrant les membres de cette organisation et ses partenaires à des poursuites antitrust.

Mohamed Ibrahim Hsairi

 

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