Quel avenir pour le petit commerce alimentaire face à la grande distribution ?
Par Ridha Bergaoui - Depuis une vingtaine d’années, l’arrivée des hypermarchés franchisés en Tunisie a complètement bouleversé le commerce de détail. Ces grandes surfaces ont rencontré beaucoup de succès, ont séduit de nombreux clients et ont investi les quartiers pour plus de proximité.
Avec leurs techniques modernes de marketing et de publicité, ces grandes et moyennes surfaces (GMS) concurrencent le petit commerce de proximité et représentent une véritable menace pour le tissu commercial traditionnel. De nombreux épiciers de quartier ont fini par faire faillite et fermer boutique.
Les Djerbiens, des champions du commerce
A l’origine, les Djerbiens représentaient les principaux artisans du commerce de proximité. Ces fins commerçants, gros bosseurs et très débrouillards quittaient leur île natale pour s’installer dans les quartiers des grandes villes et ouvrir des boutiques où on trouvait de tout. Ils laissaient leurs familles à Djerba pour travailler jour et nuit, faire des économies. Ils rentrent chez eux généralement une fois par an, durant les fêtes de l’Aïd Kébir, et ne reviennent que trois ou quatre semaines après les fêtes de Ras el Am (la fête de la nouvelle année Hégire). Entre temps, la boutique est confiée à un apprenti ou un parent et continue à fonctionner.
Ces épiciers vendaient tout ce dont le citoyen avait besoin, au détail et en vrac. Je me rappelle. Il y a une cinquantaine d’années, on achetait chez l’épicier tous les produits alimentaires, également des cachets d’aspirine, de gros comprimés pour combattre les maux de tête(tabaa fil), un tube de pommade ophtalmique (pour combattre une conjonctivite), des aiguilles à coudre et même du charbon de bois et du pétrole pour les réchauds Primus, utilisés couramment par les familles pour préparer les repas. Notre épicier avait également le téléphone fixe qu’il nous autorisait à utiliser pour téléphoner et recevoir des communications pour avoir des nouvelles d’un parent ou régler une affaire urgente.
Ces excellents commerçants de père en fils ont une réputation qui a dépassé nos frontières. En France, les Djerbiens (à côté des Marocains et Algériens) détiennent une grande partie du commerce de proximité. Ouverts toute l’année, très tôt le matin et tard le soir, ils font vivre leurs familles de loin en leur envoyant régulièrement une partie de leurs économies. Ils retournent de temps en temps chez eux pleins de cadeaux.
De nos jours, les choses ont beaucoup changé. Les mentalités, le mode de vie et le comportement du consommateur ont énormément évolué. L’invasion des grandes et moyennes surfaces (GMS) a complètement modifié le paysage commercial. Avec leurs prix attractifs et leurs techniques moderne de marketing, ils menacent directement le commerce alimentaire de détail.
Le rôle des petits commerces n’est pas uniquement économique
A côté de l’aspect commercial de rapprochement des produits alimentaires du citoyen, le petit commerce joue un rôle socio-économique important. Il représente une source d’emplois importante. Le commerçant développe une relation particulière et personnalisée avec chaque client sachant que tout le monde se connait et habite le même quartier. Il discute et il est à l’écoute de ses clients. Il entretient une relation de confiance avec ses clients et leur permet d’acheter à crédit. Il y avait le fameux carnet, gardé chez le client, là où il inscrivait les montants des achats ou un simple cahier qu’il tenait avec les montants que les clients lui devaient.
La clientèle du commerce de proximité est essentiellement les personnes qui ne disposent ni de moyens de transport ni de moyens financiers réguliers et suffisants pour faire leurs achats dans les GMS. Elle est également représentée par une clientèle de passage qui fait, pour se dépanner, de petits achats occasionnels.
La pandémie Covid-19 et les confinements répétés ont relancé quelque peu le petit commerce. L’obligation de présenter le passeport vaccinal à l’entrée des GMS et l’instauration du timbre fiscal sur le ticket de caisse ont fini par décourager certains consommateurs à faire leurs achats aux GMS et se rabattent sur les épiciers du quartier pour faire leurs achats.
Pour les petits épiciers, les charges de plus en plus élevées et un chiffre d’affaires de plus en plus faible (surtout suite à une érosion du pouvoir d’achat du consommateur et la concurrence des GMS) font que le petit commerce n’est plus rentable. La vente à crédit a également entrainé la perte de nombreux épiciers victimes de mauvais clients.
Pour faire à la concurrence des GMS, nombreux sont ceux qui se sont spécialisés dans la vente exclusive des épices (tawabli) ou ont reconverti leur commerce en magasin de fruits secs.
Les magasins de fruits secs ou «hammas» vs les «conbini» japonais
En parallèle avec la disparition des épiceries traditionnelles, on constate une nouvelle tendance, celle de la multiplication des boutiques de marchands de fruits secs.
A l’origine les « hammass » se limitaient à griller et à vendre les « glibettes » ou graines de tournesol, d’arachide, amandes, pois-chiche… Depuis quelques années, cette activité est devenue très secondaire et ces boutiques vendent actuellement de tout, sauf les produits subventionnés comme le pain, les pâtes, l’huile végétale, les œufs… Ils vendent des cigarettes au paquet et à la pièce, des boissons gazeuses, eau en bouteilles, lait et dérivés, des recharges pour les téléphones portables, des piles et bien d’autres produits.
Ce nouveau commerce est en plein essor et répond parfaitement aux besoins d’une population de jeunes constituée surtout de lycéens-écoliers, des adultes et de salariés qui font de petits achats quotidiens. Ces hammass ressemblent un peu aux épiceries Japonaises ou « conbini ».
Au Japon, on trouve de petites supérettes appelées « conbini », du mot anglais « convenience store » qu’on peut traduire par magasin pratique. Ce sont des épiceries de proximité un peu particulières. D’une part ce sont des magasins qui ne ferment jamais, ouverts 24 heures/24 et sept jours/7. D’autres parts on trouve de tout dans ces magasins : des produits alimentaires de consommation courante, des accessoires divers (on trouve même des ceintures et des cravates), des plats préparés à emporter ou à consommer sur place et de nombreux services. On peut y faire des photocopies, payer ses factures, envoyer des fax, accéder à Internet, retirer de l’argent d’un DAB …On peut boire un thé et manger un petit gâteau. Il semble même que certains conbini possèdent une salle de bain à la disposition des clients qui le demandent.
Ces supérettes multiservices modernes, bien agencés, impeccables du point propreté et services, sont très appréciés par les Japonais ainsi que les touristes. Ils dépannent et rendent de précieux services à leurs clients. Ces conbini très pratiques existent partout au Japon même dans les coins les plus reculés. Bien sûr, les prix sont un peu plus élevés que dans les GMS.
Importance du petit commerce
Le petit commerce représente l’essentiel du commerce de détail en Tunisie, soit près de 75% du chiffre d’affaires. Les statistiques font état de plus de 250 000 petits commerces. Il fait travailler une main-d’œuvre importante (certainement plus de 400 000 personnes) et joue un rôle socio-économique important. C’est un commerce de proximité qui rend de nombreux services au citoyen. La vente à crédit, la vente des produits en vrac et les horaires souples sont des avantages importants pour le consommateur.
Le petit commerce présente toutefois des inconvénients comme un choix très limité de produits et de marques, des prix élevés et une attente parfois longue pour se faire servir. Enfin, l’épicier calcule parfois mentalement le montant des achats et ne délivre aucun ticket au client. On n’est donc pas à l’abri d’erreurs de calcul ou d’une majoration illicite des prix. L’hygiène laisse souvent à désirer et l’épicier manipule parfois des produits incompatibles comme préparer un sandwich au thon et manipuler des œufs, du pain ou autres produits sensibles. La propreté du magasin, du personnel et des équipements n’est pas toujours au rendez-vous. Le froid n’est pas toujours assuré surtout pour des produits délicats.
Le petit commerçant dispose souvent de très peu de moyens financiers et travaille rarement avec les banques. Le niveau d’instruction des commerçants est généralement très faible.
Soutenons le petit commerce
Les épiceries traditionnelles sont actuellement sérieusement concurrencées par les GMS et les boutiques informelles et anarchiques. Suite au rôle socio-économique important de ce secteur, l’Etat se doit de le soutenir et de l’aider.
Il est possible d’interdire l’ouverture des GMS le dimanche et jours fériés pour laisser place au petit commerce, surtout que la fréquentation durant ces journées est généralement faible. Plusieurs pays interdisent ou n’autorisent l’ouverture des GSM que quelques dimanches seulement par an.
De nombreuses familles disposent de carte bancaire personnelle ou postale pour recevoir les aides de l’Etat. Equiper les petits commerçants en terminaux de paiement électroniques (TPE), permettrait de faciliter le paiement et d’éviter aux bénéficiaires d’emporter de l’argent liquide. Il permettrait d’intégrer ces petits commerces dans l’écosystème bancaire et financier.
Suite à la détérioration de son pouvoir d’achat, le consommateur devient de plus en plus attentif au prix des produits. Grossistes et fournisseurs imposent leur diktat aux petits épiciers et pratiquent souvent la vente sous conditions. Les épiciers doivent s’organiser et se grouper pour faire pression sur les fournisseurs afin de baisser les prix et bénéficier de promotions. Ils pourront s’approvisionner directement des industriels et des fabricants et réduire leurs prix de vente.
De nos jours, le client est de plus en plus exigeant. Il exige du choix, de la qualité et de l’hygiène. Le confort et la qualité du service sont également importants. L’Etat se doit d’aider les épiciers en leur accordant des facilités et des privilèges pour s’équiper (froid, caisse enregistreuse avec ticket…), se moderniser et améliorer leurs conditions d’hygiène et de travail. Le consommateur a également un rôle important en réservant une partie de ses achats dans ces petits commerces.
Enfin, un créneau important reste à développer : les épiceries fines et les magasins de produits biologiques. Ce genre de commerce connait ailleurs et de nos jours, beaucoup de succès. Il s’agit d’un commerce, surtout destiné aux personnes aisées, de produits de haute qualité pour des clients soucieux de se faire plaisir et d’acheter des produits sains ou de terroir comme les conserves artisanales, les produits régionaux et traditionnels et les produits de luxe et gourmands.
Ridha Bergaoui