Laroussi Amri: Libertés individuelles vs devoirs collectifs (dont nationaux)
Toute la débâcle que connait le pays en termes d’infrastructures, de biens socio-collectifs, d’espaces publics délabrés, d’édifices publics abandonnés à leur sort, etc. est en grande partie liée au fait qu’on a perdu confiance en l’Etat. Cette confiance a été plutôt accordée à l’individu. L’initiative privée a été magnifiée au détriment du projet étatique. C’est ainsi que les économies ont été libéralisées, les patrimoines nationaux privatisés, les mesures de liberté de vendre et d’acheter, de fixer les prix et de donner la liberté aux consommateurs de s’organiser, en dehors de toute intervention étatique majeure. La théorie libérale est bien huilée et… bien bouclée : Il fallait laisser le jeu libre à l’esprit d’entreprise individuel, à la concurrence, au mérite et aux lois objectives du marché, celui de l’offre et de la demande. Ce sont là les facteurs qui régulent le système économique et social. Pour que le système marche, vive et devienne pérenne, il faut que le mental des élites qui gouvernent, dirigent, orientent, animent le pays, dans les instances culturelles, artistiques, universitaires, médiatiques (instances qui sont toutes productrices de valeurs intellectuelles et morales pour la communauté nationale)…, il faut , outre le mental, la disposition générale de l’esprit de la personnalité de base du Tunisien, admette le paradigme de l’individu comme nouvelle valeur incontournable de toute idée de bonheur. Non seulement admettre cela et l’accepter de bon gré mais aller au-delà et se battre pour. C’est ce qu’on appelle le combat pour les libertés individuelles, credo de plus en plus en vogue dans les pays du sud, en parfait écho des valeurs produites dans les pays du nord et qu’on sert tdans les livres, les magazines, les cours, les programmes d’animation culturelle, les ateliers scientifiques des académiciens et des présidents d’associations généralement fraichement crées pour ce genre de cause.
Je ne comprends pas pourquoi la liberté ne se conjugue, dans l’esprit de ceux qui prônent, stricto sensu, les libertés individuelles comme cap à suivre dans le quotidien des combats pour les nobles idéaux, qu’avec individu. Ne se conjugue-t-elle pas aussi, et sans que cela porte préjudice ou ne fasse de l’ombre à la liberté individuelle, en termes de liberté collective : liberté des étudiants et acquisition/octroi de leurs droits essentiels à l’expression à l’autonomie, à l’auto organisation, par exemple.
L’une ne sert-elle pas l’autre ? La liberté collective ne sert-elle pas la liberté de chacun des atomes du collectif, qui serait l’individu ? Une autre question me taraude : pourquoi ne parle-t-on pas de liberté collective en tant que finalité d’un combat possible parallèlement à la liberté individuelle : l’une épaulant l’autre mais tout en conditionnant l’une à l’autre ? C'est-à-dire que le combat pour la liberté collective doit inclure l’acquisition de la liberté individuelle et vice versa (la liberté individuelle n’est permise que si elle n’entrave pas la liberté collective).
Je pose ces questions en pointant du doigt la vidéo dans laquelle notre ami Fethi BelHadj Yahia parle (à partir de son expérience individuelle), du mode d’acquisition du nouveau concept « individu », par un militant de gauche, vidéo réalisée dans le cadre des activités (louables et utiles à plus d’un titre) de la prestigieuse Fondation Rosa Luxembourg.
Ce qui m’a poussé à coucher mes idées à plat, c’est le fait de mettre en opposition et en rapport d’exclusion réciproque le collectif et l’individuel. Je crois personnellement que cette opposition est factice. On a toujours pensé au sein de notre passé de militant actif) que le combat pour autrui (que justifie l’aspect collectif) ne se contredit pas avec le combat pour soi. Il suffit que la boussole soit bien orientée c'est-à-dire que le « pour autrui » et le « pour soi » ne se conçoivent pas en termes antithétiques.
Mais ce qu’on peut constater, c’est que la version de l’individu qui fait légion en Tunisie et dans beaucoup de pays ex colonisés par les pays européens, est une version qui encourage la privatisation des patrimoines publics, le désengagement de l’Etat, avec toutes ses prérogatives, y compris les taches de redistribution de la richesse, l’Etat providence, l’Etat national (au profit d’un Etat ouvert sur la mondialisation des intérêts individuels et spécifiques des magnats et des multinationales, etc.). Le programme d’ajustement structurel qui a été proposé par les instances internationales à la Tunisie, l’OMC, le FMI, s’inscrit directement dans ce déni du rôle public et collectif de l’Etat surtout qu’il y avait de quoi alimenter la critique contre des Etats qui ont été historiquement autoritaires, et pour certains dictatoriaux. La lutte contre la dictature a été savamment utilisée pour introduire la dimension individuelle au détriment de la dimension collective. Nous voyons aujourd’hui l’état des entreprises qui sont passées sous la responsabilité des privés, ceux-ci n’ont aucun compte à rendre sur les questions du développement du pays et des questions de gestion des affaires de la collectivité locale, régionale, nationale et internationale.
La débâcle que connait la Tunisie, en termes d’absence de responsabilité nationale, c’est que le pouvoir qui reposait sur une légitimité, celle de résoudre les problèmes collectifs de la communauté nationale, a été effrité par les mesures de désengagement de l’Etat, avec ce que cela subsume comme pertes et profits : on a jeté le bon grain, sous prétexte de se débarrasser de l’ivraie. On a jeté le bébé sous prétexte de nous débarrasser de l’eau sale dans laquelle il a baigné.
Je crois que le discours sur « l’individu » sur « l’ère de l’individu » mérite un approfondissement sérieux. Toute l’agitation qu’on arbore autour du terme est factice à mon sens. Le concept a plusieurs implications, convoque des niveaux de traitement multiples et variés, de sorte qu’on ne peut pas, si l’on veut être sérieux, s’en débarrasser d’un revers de main en guise de critique et de rejet, ni le considérer, dans un sursaut d’empathie, pour l‘adopter et ensuite le prôner. Les études en Tunisie, sur la notion d’individu et ses impacts sur le vivre ensemble, font cruellement défaut. On parle de citoyenneté, on laisse entendre qu’elle se vit à l‘échelle individuelle, mais on ne dit pas qu’elle est une valeur qui fonde la cité, une entité collective qui encercle, embrasse et constitue le vivier sans lequel l’individu ne pourra jamais s‘épanouir. L’individu a besoin de la communauté, terme à comprendre comme cadre d’expression et d’exercice de la liberté individuelle ; pour cela la communauté doit bénéficier des mêmes attentions que l’individu. L’approche individuelle de la liberté ne doit pas exclure l’approche globale, celle qui respecte le cadre dans lequel cette société s’inscrit ou s’ancre, et concevoir par conséquent la liberté collective comme vivier de la liberté individuelle. C’est là, me semble-t-il, la clé de la solution qui évite le tiraillement. Celui auquel revoie la notion, mal traitée d’individu, tiraillement entre l’individu comme prétexte et moyen de pillage du patrimoine des peuples et source d’épanouissement subjectif.
Laroussi Amri
Sociologue