News - 02.01.2022

Ahmed Ounaïes: Mhamed Essaafi, un diplomate généreux et raffiné

Ahmed Ounaïes: Mhamed Essaafi, un diplomate généreux et raffiné

La famille du Ministère des Affaires Etrangères vient de perdre, en décembre 2021, l’Ambassadeur Mhamed Essaafi, un homme de haute conscience, un diplomate estimé et raffiné qui a assumé les plus hautes responsabilités du Ministère sans jamais aspirer à une fonction politique. Ayant servi à Washington, à Moscou et auprès des Nations Unies à New York, il a aussi dignement représenté la Tunisie à Londres, Bonn, La Haye et Bruxelles. Il a conclu sa carrière au rang de Secrétaire général Adjoint des Nations Unies pendant treize ans, tantôt à New York, tantôt à Genève. A son retour à Tunis, il a décliné l’offre du successeur du Président Bourguiba d’assurer la présidence du Haut Comité des Droits de l’Homme. Il a volontiers présidé l’Association Tunisienne pour les Nations Unies et veillé, à ce titre, à la célébration du cinquantenaire et du soixantenaire de l’Organisation en 1995 et en 2005. 

Né à Kélibia le 26 mai 1930, Mhamed Essaafi était inhumé dans sa ville natale vendredi 24 décembre 2021.

Il était mon premier patron au Ministère. C’est au terme d’un entretien, fin juillet 1962, alors qu’il était chef de la Division ‘‘Amérique et Conférences Internationales’’, que j’étais installé le lendemain à Dar El Bey, en étant chargé de la section des Nations Unies. « Je n’ai qu’une connaissance théorique de l’ONU » lui ai-je dit. « Nous apprendrons ensemble à mieux saisir la portée de la Charte et son rôle dans le monde » m’avait-il répondu. « A mesure que vous approfondirez la connaissance de l’ONU, ajoutait-il, vous l’adopterez et vous ne la quitterez plus. » A son côté, je n’avais pas non plus le sentiment d’avoir quitté l’université. L’ampleur de son savoir, sa rigueur, son souci de la référence et de l’exactitude suffisaient à combler les exigences de fond et de forme.  Avec les deux autres Divisions politiques, dirigées par Slim Benghazi (Europe) et par Slaheddine Abdellah (Afrique-Asie-Monde Arabe) et avec Taïeb Sahbani, Secrétaire Général, nous formions une équipe vouée à l’effort et au dépassement. En tous domaines, la barre était fixée haut, très haut.

A la mi-août, Dr Sadok Mokaddem, notre Ministre, partait pour l’Ambassade à Paris, la Tunisie ayant repris les relations diplomatiques avec la France, un an après la guerre de Bizerte. Mongi Slim, de retour de New York où il avait le premier représenté la Tunisie auprès des Nations Unies, prenait la tête du Ministère le 16 août 1962 et retrouvait Mhamed Essaafi qui avait été son collaborateur à Washington, alors qu’il cumulait ses fonctions auprès des Etats-Unis avec la Mission à New York. Taïeb Slim remplaçait Mongi Slim à New York.

Mhamed Essaafi était entré au Ministère des Affaires Etrangères en septembre 1956, directement à Londres, en étant  le premier collaborateur de Taïeb Slim qui, à cette date, ouvrait la nouvelle Ambassade auprès de la Cour de Saint James. Marouane Belarbi faisait partie de la première équipe. Avant la fin du mois, ils réussisaient à installer la chancellerie et à hisser le drapeau au mât de l’Ambassade, au quartier cossu de Belgravia. L’année suivante, il était affecté à Washington où il se joignait, sous l’autorité de Mongi Slim, à Brahim Hayder, Ali Hedda et Mohamed Ettri. Il assistait aux audiences de  l’Ambassadeur et élaborait les rapports. Son épouse, Hedwige, qui était comme lui formée à la langue et à la littérature anglaises à la Sorbonne, était de la partie quand l’Ambassadeur organisait les réceptions ou qu’il devait compléter la décoration de la résidence. Mongi Slim était connu pour la qualité des relations qu’il instituait avec ses collaborateurs, qu’il recevait volontiers à la résidence et avec qui il aimait partager l’Assida du Mouled ou les repas en fin de semaine.

Après Londres et Washington, Mhamed Essaafi rentrait à l’Administration Centrale où il avait rang de chef de Division. Il était en outre, pour l’anglais, l’interprète attitré du Président Bourguiba. Il se distinguait par sa pondération, sa culture et son élégance. Si Mhamed m’invitait bientôt en famille, quand il recevait dans son petit appartement à Carthage des collègues parmi les diplomates accrédités à Tunis, européens de l’Est et de l’Ouest, d’autres d’Asie et d’Amérique. Il m’initiait ainsi à participer aux échanges, à pratiquer la langue anglaise… et à recevoir à mon tour à la table familiale. Je ne saurais oublier ni l’exemple ni les marques d’affection de ce couple exceptionnel, aux premiers mois de mon entrée dans la famille diplomatique.

Je me souviens d’un dimanche du milieu de novembre 1962, alors que j’étais de  permanence, je recevais tôt le matin un appel : Mongi Slim demandait au permanencier d’appeler Mhamed Essaafi dès que possible au Ministère. Mais, en dépit de plusieurs appels téléphoniques, je n’arrivais pas à le joindre chez lui. Vers midi, le Ministre s’impatiente, mais il s’empresse d’ajouter qu’il le pressentait de tarder, le dimanche, quand il se rendait au marché. Le lendemain, j’apprends que le Ministre le chargeait de préparer le projet de Message à adresser à Jawaharlal Nehru, Premier Ministre de l’Inde, au sujet de la guerre sino-indienne qui durait depuis près d’un mois. Taïeb Slim, familier de l’Inde, était appelé de New York pour effectuer la mission. Si Mhamed me donne à lire le Message rédigé en anglais : une pièce diplomatique exemplaire. Il me présente ensuite à Taïeb Slim à son retour de mission. Devant moi, tous deux s’accordent pour que j’effectue bientôt un séjour à New York pour un premier contact direct avec notre Mission Permanente auprès des Nations Unies ainsi qu’avec l’institution.

Au printemps suivant, en avril 1963, Mongi Slim nous associait, Mhamed Essaafi et moi, au premier Bureau de l’Association Tunisienne pour les Nations Unies, qu’il fondait et qu’il présidait avec Mahmoud Khiari en tant que Vice-Président. En 1995, l’année du cinquantenaire de l’ONU, Mhamed Essaafi ressuscitait l’Association et la présidait pour trois mandats. 

C’est au cours de l’été 1964 que Mhamed Essaafi était nommé Ambassadeur à Londres. Il était alors notre plus jeune Ambassadeur, sans doute le premier de sa génération. Il poursuivit sa Mission dans les grands postes européens. En 1972, il était à Moscou depuis deux ans quand survient le décès du Conseiller en poste, Hassine Ghouayel, un diplomate chevronné que j’avais connu au Cabinet du Dr Sadok Mokaddem. Mhamed Essaafi invitait Azzouz Lasram, nouveau Secrétaire Général du Ministère, à me désigner en remplacement de mon aîné Hassine. Bientôt, Si Mhamed m’accueillait chaleureusement à Moscou et m’associait le soir de mon arrivée à un dîner diplomatique, avec cravate noire, à la résidence. Sous mes yeux, se déployaient un protocole rigoureux, un service impeccable, un ballet d’harmonie et de bon goût. J’apprenais bientôt que le couple Essaafi était invité aux plus prestigieuses manifestations diplomatiques et artistiques de la place.

Si Mhamed pratiquait déjà la langue russe, grâce à des cours intensifs qu’il poursuivait assidument dès son arrivée au poste. Avec Hedwige, il fréquente le théâtre, très vivant au temps de Brejnev, et ne manque pas les soirées du Bolchoi. L’hiver a son charme, sous les bois des abords de Moscou, quand nous y revenions ensemble pour de longues marches sur la neige poudreuse, dans la clarté blafarde du milieu du jour. Mhamed Essaafi m’offrait à lire un vieux numéro du Reader’s Digest où je découvrais le récit du drame d’un diplomate connu qui, par légèreté, était tombé dans le piège tendu par le KGB et qu’il avait dû se faire aussitôt rapatrier… une leçon discrète. Hedwige nous faisait partager ses lectures sur les tsars Pierre le Grand et Nicolas II. Au MID, le Ministère soviétique des Affaires Etrangères, où je l’accompagnais dans ses démarches, l’Ambassadeur forçait le respect : les collègues savaient qu’il saisissait les nuances de la langue russe avant même que l’interprète de service ne traduise. Aux réceptions du 1er Juin, la hiérarchie la plus crédible de l’Etat soviétique et du MID honorait la fête nationale de la Tunisie. Le sommet du corps diplomatique se pressait pour féliciter l’Ambassadeur et son épouse. Je réalisais qu’au-delà de l’homme, l’Etat tunisien avait son rang.

Deux visites ministérielles étaient effectuées à Moscou, à cette période : celle de Mohamed Masmoudi, Ministre des Affaires Etrangères, accueilli par Andréi Gromyko, et celle de Chadli Klibi, Ministre de la Culture, accueilli par Ekaterina Fourtseva. Il m’ncombait de préparer à temps, avant l’échéance de la valise diplomatique, les rapports de la visite ainsi que les P-V des entretiens. Mes projets étaient chaque fois enrichis par Si Mhamed qui ajoutait des observations, des précisions, des jugements qui donnaient aux rapports une dimension politique. Ainsi sa signature avait-elle un sens. Il avait la finesse, chaque fois, de me dire en substance : « la qualité du texte m’a permis de retrouver en mémoire telle ou telle nuance que j’ai rajoutée ». La courtoisie de Si Mhamed ne saurait dissimuler pour moi la valeur de la vision d’ensemble et de l’intelligence politique. J’avais alors dix ans d’expérience au Ministère : Si Mhamed restait le maître. Je réalisais plus tard, auprès de Mahmoud Mestiri et de Taïeb Slim, que les aînés avaient toujours l’avance du fond d’ancienneté et le sens de la relativité.

A l’occasion du départ de Si Mhamed de Moscou, j’étais invité à une dizaine de dîners à son honneur, organisés par ses collègues de tous bords. Je mentionne en particulier l’Ambassadeur d’Algérie, Ridha Malek, qui avait conclu son Farewell en exprimant le vœu de revoir Si Mhamed  ‘’Haut Représentant du Maghreb’’.

Après l’Ambassade à Bonn, Mhamed Essaafi regagnait l’Administration Centrale en tant que Secrétaire Général du Ministère, Habib Chatti étant Ministre et Brahim Turki Secrétaire d’Etat. Il repartait bientôt pour les postes de La Haye puis Bruxelles jusqu’en janvier 1980, quand la Tunisie assurait pour la deuxième fois un mandat au Conseil de Sécurité. Si Mhamed, transféré alors à New York, me demande, à mon bureau à Tunis – j’étais Directeur d’Afrique – de me joindre à l’équipe pour tenir le mandat au Conseil de Sécurité. Il obtient la décision de mon transfert à New York où l’admirable équipe laissée par Mahmoud Mestiri poursuivait un travail gigantesque. La Mission était sur tous les fronts. Le crédit de la Tunisie était au plus haut au sein de l’OUA, de l’Organisation de Coopération Islamique – Habib Chatti étant le Secrétaire Général – et de la Ligue Arabe dont le Secrétaire Général était Chadli Klibi et dont le siège était transféré à Tunis.

Des liens de confiance étroits unissaient Mhamed Essaafi et Donald Mc Henry, le Représentant permanent des Etats-Unis ainsi que, notamment, Anthony Parsons, le Représentant du Royaume Uni, Oleg Troyanovsky, le Représentant de l’URSS, Futcher Pereira, le Représentant du Portugal et Idi Oumarou, le Représentant du Niger. La question de l’Iran, l’apartheid et les divers aspects du conflit du Moyen Orient nous tenaient tous en haleine, surtout la Palestine et le Liban. Des résolutions fondamentales étaient longuement négociées avec Si Mhamed, sachant que la Tunisie représentait alors le seul pays arabe membre du Conseil. La Tunisie était aussi un membre actif du Comité des droits inaliénables du peuple Palestinien où siégeait également l’Egypte, représentée par Nabil Larabi.

Mhamed Essaafi était proche de Kurt Waldheim, le Secrétaire Général de l’ONU, avec lequel il échangeait les évaluations sur les évolutions des grands conflits. Il l’invitait pour une visite officielle à Tunis, fixée pour début juillet. Devant Mohamed Mzali, Premier Ministre, Waldheim ne tarissait pas d’éloges sur le Représentant Permanent. L’idée surgit, peut-être chez l’un et l’autre, du passage de Si Mhamed au service des Nations Unies. En septembre 1980, quand Ilter Turkmen, Secrétaire général Adjoint des Nations Unies, chargé des questions humanitaires, était rappelé en Turquie comme nouveau Ministre des Affaires Etrangères, le poste était offert à Mhamed Essaafi. Le diplomate tunisien, disciple de Mongi Slim et voué au service des Nations Unies, devenait un fonctionnaire international, au rang qui lui permettait de toujours servir, sans aspirer à un rôle politique.

Dans ses nouvelles fonctions, Si Mhamed avait la faculté de recruter un collaborateur du rang de Directeur. Il avait aussitôt pensé à Hédi Annabi, qu’il avait connu quinze ans auparavant étudiant à l’université d’Exeter, en Angleterre, et qui, dans l’intervalle, avait rejoint le corps diplomatique puis était entré au Cabinet du Premier Ministre et était devenu Président de l’Agence TAP. Hédi Annabi s’intégrait, dans le sillage de Mhamed Essaafi, dans la sphère des Nations Unies et devenait à son tour un fonctionnaire international exemplaire. Dr Abdelaziz Annabi, le frère de Hédi, rappelle, dans une étude distincte, le mérite et la trace de ces deux grands Tunisiens.

En janvier 1982, Perez de Cuellar, nouveau Secrétaire Général, appelait Mhamed Essaafi à diriger son Cabinet et à esquisser avec lui les grandes priorités du mandat : ensemble, ils concevaient les plus grands espoirs pour le Tiers-Monde. Dans l’immédiat, le poids des catastrophes naturelles dans les Caraïbes poussait le Secrétaire Général, le premier de la région à assumer le poste, à apporter à ce drame une réponse concrète à l’échelle des Nations Unies : Perez de Cuellar tenait à relancer la coordination de l’action internationale au profit de l’UNDRO (Office of the UN Disaster Relief), créé dix ans auparavant, et en confiait la Direction à Mhamed Essaafi. Ce Bureau coordonnait les interventions de l’OMS et du Mouvement de la Croix Rouge Internationale dans le monde et créait un réseau de représentations dans les régions sensibles. En dix ans, UNDRO donnait une ampleur inégalée au concours des grands contributeurs traditionnels auxquels s’associaient les pays arabes ainsi que l’Europe et les Amériques.

Avant de prendre sa retraite, Mhamed Essaafi avait tenté de mettre en relation certaines Agences internationales vouées à l’aide des cantines scolaires et le réseau tunisien. En raison de la politisation des ONG existantes, il en était dissuadé. C’était donc à titre privé et au titre des Women’s Guild, que lui-même et son épouse avaient offert, pendant les années 1990, des lots de fournitures scolaires à un groupe d’écoles du Cap Bon.

Nous honorons la grande âme de Mhamed Essaafi, un diplomate exemplaire, généreux, cultivé, distingué, qui fait honneur à l’Ecole de Mongi Slim et à la famille diplomatique dans le monde.

Ahmed Ounaïes
31 décembre 2021

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