Ahmed Ounaïes: L’internationalisation de la question tunisienne (1945-1955)
L’idée de revendiquer ouvertement l’indépendance ressurgit au sein des partis politiques tunisiens après le débarquement des troupes anglo-américaines en Afrique du Nord en novembre 1942 et la victoire des alliés à Tunis en mai 1943. Pour Habib Bourguiba, l’entretien d’Anfa entre Roosevelt et le Sultan Mohamed V en janvier 1943 est porteur d’une nouvelle vision. A ses yeux, les États-Unis tiennent un rôle fondamental non seulement dans la libération de l’Europe, mais aussi dans la fin de l’ordre colonial. Il est temps de voir autrement le rapport de l’Afrique du Nord à l’Europe. Le tournant est pris en juin 1944 avec le débarquement allié en Normandie, qui réalise la libération de la France et du reste de l’Europe. L’acte illustre une ère nouvelle de la liberté. Il revient à l’Afrique du Nord de faire l’effort de se reconstruire dans ce champ. Lorsque, le 23 août 1946, le Congrès de la nuit du destin, au nom de l’ensemble du mouvement national tunisien, proclamait solennellement le principe de l’indépendance, le processus était déjà engagé par le Néo-Destour. Ainsi s’affirment l’internationalisation de la question tunisienne et l’esquisse de la diplomatie moderne de la Tunisie.
En 1945, deux faits nouveaux changent la scène: la création de la Ligue des États arabes le 22 mars et la fondation de l’Organisation des Nations unies le 24 octobre. Du reste, la France a dû se plier à la ligne suivie par la Grande-Bretagne au Moyen-Orient et concéder l’indépendance de la Syrie et du Liban. La France et la Grande-Bretagne amorcent ainsi la décolonisation dans le champ arabe et participent à l’élaboration de la Charte des Nations unies à la Conférence de San Francisco, ouverte le 26 juin 1945. Le Néo-Destour s’estime en devoir d’agir sur ces fronts afin d’inscrire la cause tunisienne dans l’agenda arabe et dans l’agenda international. L’évolution de la scène favorise la demande de décolonisation qui émerge irrésistiblement, au lendemain de la guerre, comme une exigence internationale face aux métropoles européennes.
Les évolutions d’après-guerre au Moyen-Orient, avec le précédent de la Syrie et du Liban devenus en 1945 indépendants et membres fondateurs de la Ligue des États arabes et de l’ONU, suivis l’année suivante, en mai 1946, par l’indépendance de la Jordanie, justifient la vision et lui donnent une plus grande pertinence. Pour la Tunisie, une ouverture devait être tentée dans des conditions à cerner en accord avec les pays frères et avec leur soutien. L’élan initial s’attache ainsi à la Ligue des États arabes qui, dans la conviction des dirigeants tunisiens de tous bords, devait naturellement soutenir la cause de l’indépendance de l’Afrique du Nord. Plus encore, la Ligue devait ‘‘prendre en charge’’ une telle cause et en faire une priorité. Le départ pour Le Caire de Habib Bourguiba en mars 1945 s’inscrit dans cette perspective.
Or, les contacts établis avec la Ligue arabe au cours des premières années de son existence ne parviennent pas à provoquer le déclic. Les évolutions immédiates sur la scène du Moyen-Orient et leur impact sur les dirigeants arabes, notamment l’ampleur prise par le fait israélien, jettent une ombre sur les espoirs du Néo-Destour: la cause des pays du Maghreb n’est probablement pas, pour la Ligue, une question primordiale. Dans un deuxième temps, Habib Bourguiba tire la conclusion que les dirigeants du Machrek ne prennent pas la juste mesure des évolutions conceptuelles ni des nouvelles forces en présence. Ils ont une vision autocentrée, loin de la perspective globale qui est la sienne. La vision de Habib Bourguiba intègre l’ensemble du front arabe dans une stratégie pondérée et réaliste, fermement anticolonialiste, et qui s’insère dans l’ordre mondial en évolution. Paradoxalement, les métropoles occidentales se révèlent mieux fondées à percevoir les forces profondes et, le moment venu, à y faire droit. La Révolution égyptienne de juillet 1952 exalte l’unité arabe dans un esprit obstinément anti-occidental.
Dans ce contexte, l’avenir de la Libye est moins préoccupant que le reste de l’Afrique du Nord, du fait de la défaite de l’Italie dans la guerre et de son élimination en tant que puissance coloniale: à bref délai, et compte tenu du déclin des métropoles coloniales européennes face à la prééminence des États-Unis et de l’Urss, tous deux favorables à la décolonisation, la Libye est raisonnablement vouée à l’indépendance. A cet effet, l’ONU a joué un rôle exemplaire. En revanche, les trois autres pays de l’Afrique du Nord – Tunisie, Maroc et Algérie – devront adapter à la configuration qui se fait jour la lutte contre la politique coloniale de la France. Les représentants des partis en lutte pour l’indépendance des trois pays – Néo-Destour, Istiqlal et Parti du peuple algérien de Messali Hadj – finiront par se retrouver au Caire où ils fondent en définitive un Bureau du Maghreb arabe (24 février 1947) et un Comité de libération du Maghreb arabe (6 janvier 1948). Le Caire devient le foyer d’une action diplomatique intense, en liaison avec les sept pays arabes membres de la Ligue et avec les pays asiatiques les plus sensibles à la cause de la décolonisation et qui comptent parmi les initiateurs de la Conférence de Bandung : Pakistan, Inde et Indonésie. Une véritable diplomatie anime ce foyer tendu par les mêmes idéaux et par le même combat, et où perce la fraternité qui a cimenté les vives solidarités du XXe siècle.
Dans la stratégie de libération nationale, l’internationalisation de la question tunisienne est préconisée comme un moyen de surmonter le tête-à-tête avec la France, sans pour autant compromettre l’objectif final qui reste, pour les dirigeants du Néo-Destour, ‘‘l’indépendance dans l’amitié et la coopération avec la France’’. Le recours à l’ONU en janvier 1952 signifie à la fois la riposte à la Note du 15 décembre 1951 qui rejette la demande d’autonomie interne, et le moyen d’élever la capacité de négociation tunisienne.
Un autre élément tient à la politique des étapes: c’est par réalisme que les dirigeants du Néo-Destour privilégient la politique des étapes, en estimant que la revendication d’emblée de l’indépendance totale ne peut que braquer la partie française et bloquer la démarche ; en revanche, la politique des étapes, pourvu qu’elles soient substantielles, permet de cumuler des progrès qualitatifs dans des conditions réalistes, tout en permettant de mieux maîtriser le processus et d’éviter le recours à la grande violence. La démarche signifie une haute confiance en soi ainsi que la maîtrise du facteur temps. Quant au fond, l’approche des néo-destouriens distingue la France libérale, celle de la métropole, du bloc colonial auquel elle ne s’identifie pas : fondamentalement, l’élite française respecte l’idéal de liberté et l’aspiration légitime à l’indépendance. Cette conviction, sans être partagée par tous, a constamment prévalu dans la tactique du Néo-Destour. Ainsi Bourguiba cultivait-il, tout au long de son séjour au Caire, le contact avec l’Ambassade de France.
Enfin, le principe de violence n’est pas exclu: si la démarche le requiert, la Tunisie accepte l’affrontement armé dans la conviction que la France finira par se résoudre à la voie de la négociation qui reste, pour les deux parties, le moyen de règlement par excellence. La résistance armée, déclenchée le 18 janvier 1952, s’est en effet poursuivie parallèlement à l’action diplomatique jusqu’au jour où la France manifesta un engagement crédible et décisif en faveur de l’autonomie interne et qu’elle se résolut à ouvrir de nouveau la négociation sur cette base. L’internationalisation osée par la Tunisie et le Maroc a pesé incontestablement dans le revirement politique de la France relativement à la question coloniale.
Le recours à l’ONU est mûri de longue date. Habib Bourguiba, attentif au projet même des Nations unies, avait tenté de participer au sein d’une délégation arabe aux délibérations de la Conférence de San Francisco chargée d’élaborer la Charte (25 avril-26 juin 1945) ; le Quai d’Orsay, ayant appris ses démarches au Caire, était intervenu auprès des États-Unis pour prévenir la délivrance d’un visa à Habib Bourguiba. La correspondance de Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères de la France, adressée à l’ambassadeur à Washington et au Résident Général à Tunis le 14 mai 1945, est désormais publique. Mais Bourguiba, ayant échoué en 1945 à se rendre à San Francisco, tentait de nouveau, l’année suivante, d’assister à la première session de l’Assemblée générale et avait pu, à partir du Caire, obtenir le visa et arriver à temps à New York, le 2 décembre 1946, pour les deux dernières semaines de travaux de la session.
Le premier recours des pays arabes auprès des Nations unies, alors que l’ONU comptait à peine quatre mois d’existence, était la plainte déposée conjointement par la Syrie et le Liban au Conseil de sécurité le 4 février 1946, exigeant le retrait des troupes françaises et britanniques maintenues dans les deux pays en dépit de la proclamation de l’indépendance et de la fin de la guerre. Les débats au Conseil de sécurité les 14 et 15 février 1946 à Londres, auxquels avaient participé les ministres des Affaires étrangères de la France et du Royaume-Uni, aboutissaient à l’évacuation des forces étrangères de Syrie et du Liban à partir du 17 avril 1946. Ce précédent était médité par Habib Bourguiba qui, à partir du Caire, suivait le développement de l’initiative, en relation avec les diplomates accrédités auprès de la Ligue arabe.
Le contexte arabe
Habib Bourguiba gagnait Le Caire en avril 1945. Il était là quand, le 29 mai 1945, l’aviation française bombardait les villes de Damas, Homs et Hama pour réprimer les manifestations de masse qui se poursuivaient depuis dix jours contre les forces françaises encore stationnées en Syrie, tandis que l’aviation française bombardait par ailleurs les villes et les campagnes algériennes par suite des manifestations déclenchées le 8 mai à Sétif et Guelma. Cette simultanéité était plus vivement ressentie par le leader tunisien accouru au Caire, dès la création de la Ligue des États arabes, pour poser précisément le problème de la décolonisation de la Tunisie et de l’Afrique du Nord.
En juin 1946, Bourguiba était rejoint au Caire par d’autres militants qui, après mai 1943, s’étaient d’abord fixés à Berlin: Habib Thameur, Taieb Slim et Rachid Driss. Fuyant Berlin en mars 1945, et appréhendant constamment la police française, ils avaient d’abord jeté l’ancre à Madrid puis, secourus par l’ambassade d’Irak, avaient pu gagner un havre plus sûr en Égypte. Les nouveaux venus s’étaient aussitôt attelés à ouvrir au Caire un Bureau du Néo-Destour, inauguré en juillet 1946. Ainsi Le Caire devenait le centre d’une activité intense, tournée vers les pays arabes et les États d’Asie nouvellement indépendants et qui endossaient la cause de la décolonisation. La base du Caire n’a cessé de se développer à la fois pour intégrer les militants du Maroc et de l’Algérie et pour former un front arabo-asiatique contre la politique coloniale française en Afrique du Nord.
Dans ce contexte, l’attentat contre l’hôtel King David à Jérusalem, le 22 juillet 1946, manifestement organisé par les activistes juifs de l’Irgoun, ravissait l’actualité à l’Afrique du Nord et rappelait aux membres de la Ligue arabe que les convoitises et les manœuvres ciblant la Palestine constituaient pour eux une menace supérieure et que l’emprise coloniale britannique était toujours là. Mais les dirigeants tunisiens veillaient à poser le problème comme un tout: Londres et Paris ont partie liée, les pays arabes doivent faire face à l’impératif de la décolonisation autant au Machrek qu’en Afrique du Nord. Tout en maintenant la pression au Caire sur l’Égypte et les autres membres de la Ligue arabe, Bourguiba effectuait en août 1946 sa première mission à partir du Caire auprès du Liban et de la Syrie où Youssef Rouissi venait d’inaugurer en juillet un Bureau du Néo-Destour, basé à Damas, parallèlement au Bureau du Caire dirigé par Habib Thameur. Pour Habib Bourguiba, qui était reçu dans les deux pays par les Présidents et les Premiers ministres respectifs, la place de l’Afrique du Nord dans la lutte contre le colonialisme doit rester une priorité pour tous.
La lettre de Habib Bourguiba à Farhat Abbas à Alger, le 29 juillet 1946, nous éclaire sur la conception plus large qu’il se faisait de la lutte commune contre la politique coloniale de la France. D’abord, la politique de force qui prévalait jusqu’à la fin de la guerre ne pourra plus se maintenir. L’existence même de la Ligue arabe et l’attachement manifeste des peuples à la communauté arabe témoignent de l’échec des tentatives françaises d’assimiler les Arabes du Maghreb au sein de la patrie française. Bourguiba invoque le fait colonial et insiste pour que nul ne tente, en Algérie, d’adhérer à l’Union Française. Il invoque aussi l’intérêt que représentent pour les États-Unis la position stratégique de l’Afrique du Nord dans la défense de l’Europe et le souci croissant de Washington de lutter contre la menace communiste, par référence aux théâtres européen, méditerranéen et asiatique : autant d’arguments pour attirer l’intérêt des principaux alliés de la France à soutenir notre cause, pourvu que nous sachions jouer nos cartes judicieusement. Le Néo-Destour affirmait de plus en plus ouvertement son adhésion à la politique ‘‘occidentale’’, contre la subversion communiste.
Le 19 décembre 1946, la guerre éclatait au Vietnam, entraînant la France dans une guerre purement coloniale. L’échec de la conférence de Fontainebleau en septembre 1946 entre la France et le Vietminh, largement commenté dans la presse française, laissait craindre le piège de l’affrontement militaire et, pour la France, la fuite en avant. L’engagement de l’Urss aux côtés du Vietminh, qui élargissait ainsi le front communiste en Asie au-delà de la Chine où s’intensifiait déjà la guerre civile opposant les nationalistes aux communistes, donnait à cette guerre une profondeur que la stratégie de libération tunisienne méditait déjà et qui n’allait pas tarder à la distinguer, dans le contexte arabe, comme l’alliée du camp occidental. Pour la bonne cause autant que par conviction, Habib Bourguiba insérait le danger communiste dans son argumentaire pour mieux élargir le champ des soutiens parmi les alliés de la France, notamment auprès des États-Unis.
La doctrine Truman, proclamée le 12 mars 1947 devant le Congrès des États-Unis, hissait la lutte contre le communisme comme une priorité en Europe et dans le monde. Habib Bourguiba se trouvait, à cette date, à New York. Il était ainsi persuadé que la cause tunisienne était fondée à la fois sur la lutte légitime contre le colonialisme, soutenue par une base internationale de plus en plus large, mais aussi sur une priorité revendiquée par le Président des États-Unis. Il avait été reçu le 27 janvier à Washington par Dean Acheson, sous-secrétaire d’État, en présence d’Anderson, le diplomate en charge de la région du Proche-Orient. L’Occident doit réaliser que la Tunisie a droit à l’indépendance et que la Tunisie indépendante ne succomberait pas à la tentation communiste. Les objections opposées par la France, au nom de la défense du monde libre, ne sauraient tenir devant ses propres alliés : son plaidoyer pour maintenir le contrôle sur l’Afrique du Nord finira par s’effondrer.
L’an 1947, s’ouvre au Caire le Congrès du Maghreb arabe (15-24 février), auquel participent des délégations du Néo-Destour, de l’Istiqlal et du PPA, et qui est inauguré par des discours de Azzam Pacha, Ahmed Amine et Sayed Qotb. Le Bureau du Néo-Destour était aussitôt hissé au rang de Bureau du Maghreb arabe, subventionné par la Ligue arabe et siège désormais des représentations installées au Caire par les partis Istiqlal et PPA. La même année, le Sultan Mohamed V proclame le 10 avril à Tanger le lien profond du Maroc avec la Ligue arabe. Le discours de Tanger, suivi de l’arrivée au Caire de Allal Fassi (25 mai 1947) qui se joint ainsi au Bureau du Maghreb arabe, renforcent les rangs, confortent l’espoir et donnent une plus grande légitimité à la démarche commune sur ce front. A Tunis, le 22 mars 1947, Cheikh Fadhel Ben Achour et Ali Balahwane célébraient l’anniversaire de la Ligue des États arabes en une manifestation grandiose au stade municipal de Tunis, en présence de milliers de Tunisiens, honorant la Journée de la Ourouba. Fin mai, le leader Abdelkrim Khattabi, le héros de la guerre du Rif (1921-1926), rejoint le groupe du Caire. Alors que le bateau qu’il empruntait pour regagner la France à l’issue de son exil dans l’île de la Réunion faisait escale à Port Saïd, Allal Fassi et Habib Bourguiba montaient à bord pour le persuader de renforcer la base collective du Caire dans son combat pour la libération du grand Maghreb. Ainsi était fondé le 6 janvier 1948 le Comité de libération du Maghreb arabe, sous la présidence de Khattabi, tandis que Bourguiba en était le secrétaire général.
Quant à la Libye, la Résolution adoptée le 21 novembre 1949 par l’Assemblée générale [Résolution 289 (IV)] à une très large majorité (48 voix contre une et 5 abstentions dont la France), et qui décide que l’indépendance de la Libye « devienne effective le plus tôt possible, et au plus tard le 1er janvier 1952 », ainsi que l’élection consécutive, le 10 décembre 1949, d’Adrien Pelt en tant que Commissaire des Nations unies chargé de veiller à la mise en œuvre de la Résolution, étaient jugées comme autant de prémices d’une politique internationale de décolonisation appelée à bénéficier à l’ensemble de l’Afrique du Nord.
Au cours de la sixième session de l’Assemblée générale, qui s’ouvre à Paris au Palais de Chaillot en septembre 1951, la France est interpellée pour sa politique coloniale en Afrique du Nord: le 4 octobre 1951, six pays arabes (Égypte, Irak, Liban, Arabie Saoudite, Syrie et Yémen) introduisent la question marocaine à l’ordre du jour provisoire de la session sous l’intitulé ‘‘Violation par la France au Maroc des principes de la Charte des Nations unies et de la Déclaration des droits de l’Homme’’. Le 13 décembre, l’inscription de la question est débattue à l’Assemblée générale et repoussée à 5 voix près (28 voix hostiles à l’inscription contre 23 voix favorables, avec 7 abstentions).
La base de 23 voix est indicative: si elle ne permet guère l’adoption de résolutions décisives, elle manifeste néanmoins l’existence d’un groupe de pays résolument opposés à la persistance de l’ordre colonial et laisse espérer des débats suffisamment durs pour donner à réfléchir à la France et aux autres empires. Les pays occidentaux, et d’abord les États-Unis, réalisent le potentiel politique fermement hostile à la colonisation, qui se développe et qui se structure au sein des Nations unies avec l’appui systématique des pays socialistes.
Relativement à la Tunisie, une dépêche de l’AFP, reprise par le journal tunisien As-Sabah du 29 novembre 1951, révèle que Farhat Hached, secrétaire général de la centrale syndicale Ugtt, a écrit au Président du Conseil de tutelle des Nations unies, lui demandant de témoigner devant le Conseil de la situation sociale détériorée qui afflige la Tunisie, pays non autonome. La même source ajoute que le destinataire a bien reçu la lettre. La requête n’a pas eu de suite mais elle révèle l’attention portée par la Tunisie à l’Organisation des Nations unies et annonce les prochaines tentatives.
Dans l’intervalle, Farhat Hached, à la tête d’une importante délégation syndicale comprenant en outre Habib Bourguiba et Taïeb Slim, participait en juillet 1951, à Milan, au deuxième Congrès mondial de la Cisl. La centrale tunisienne avait en effet rompu en avril 1951 avec la FSM, fédération fidèle au camp socialiste, et aussitôt adhéré à la Cisl. A l’issue du Congrès de Milan, Hached et Bourguiba étaient invités à la conférence annuelle de l’American Federation of Labour (AFL) en septembre à San Francisco. La dimension syndicale occupe une large place dans le mouvement national tunisien et Farhat Hached, de son côté, s’attache particulièrement à cultiver les liens avec les centrales syndicales américaines. En route pour les États-Unis, Habib Bourguiba s’arrête à Londres où il est reçu au siège du Parlement par une délégation du Parti travailliste. Le 21 août, il est accueilli à la BBC pour une interview. Il effectue en outre une brève visite à Stockholm où un bureau du Néo-Destour venait d’être ouvert par Ali Ben Salem. En septembre, à Washington, Habib Bourguiba et Farhat Hached sont reçus en audience par des parlementaires du Parti démocrate avant de se rendre à San Francisco pour la Conférence de l’AFL. En septembre 1951, Ahmed Ben Salah, recommandé par l’Ugtt, est admis au Secrétariat de la Cisl à Bruxelles qu’il rejoint en décembre. Le secrétaire général, Jacob Oldenbroek, le charge bientôt de couvrir la zone Asie-Afrique. Ahmed Ben Salah cumule ses fonctions avec la représentation du Néo-Destour à Bruxelles. Dans toutes ces capitales, la cause tunisienne est entendue avec compréhension et non sans sympathie.
La Note française du 15 décembre 1951 mettant fin à la négociation sur l’autonomie interne de la Tunisie était enfin l’occasion de poser ouvertement la question tunisienne aux Nations unies. C’est Habib Bourguiba qui, dès son retour à Tunis le 4 janvier 1952, venant de Paris, faisait pression sur Mhamed Chenik, Premier ministre, pour présenter au Conseil de sécurité des Nations unies une plainte contre la France pour violation des traités liant les deux États.
La démarche est conclue rapidement: la plainte, signée par le Premier ministre le 12 janvier 1952, est confiée à Bahi Ladgham qui l’emporte secrètement à Paris. Elle est déposée le 14 janvier au Cabinet du secrétaire général Trygve Lie, au Palais de Chaillot, par deux membres du gouvernement tunisien, Salah Ben Youssef, ministre de la Justice, et Mohamed Badra, ministre des Affaires sociales, arrivés la veille à Paris. Bahi Ladgham les accompagnait dans cette démarche. En janvier 1952, précisément, la France présidait le Conseil de sécurité.
Sur le front des Nations unies
La requête, formellement déposée, constitue le début d’un processus qui ne tarde pas à produire ses effets dans plusieurs directions. Le soir même, René Pleven, Président du Conseil, appelait Vincent Auriol, Président de la République, pour lui apprendre que la Tunisie avait déposé au Conseil de sécurité des Nations unies une plainte contre la France. Sept autres documents étaient encore transmis par le gouvernement tunisien au secrétariat général des Nations unies : la lettre d’accompagnement destinée au secrétaire général, à l’appui de la plainte, et le télégramme accréditant les deux ministres Salah Ben Youssef et Mohamed Badra pour effectuer la mission auprès de l’ONU ; la lettre adressée le 17 janvier 1952 par M’Hamed Chenik au Résident général Jean de Hauteclocque, en réponse à la lettre de représentation de ce dernier, le 15 janvier, à S. A. Lamine Bey (le Premier ministre présente dans cette lettre le litige opposant l’État tunisien à l’État français) ; les quatre autres textes sont les messages adressés par les deux ministres tunisiens au secrétaire général de l’ONU (18 janvier 1952, 22 janvier 1952 et 25 mars 1952) et au ministre des Affaires étrangères du gouvernement français le 17 mars 1952, revendiquant le visa de sortie pour se rendre à New York, au siège du Conseil de sécurité, lors de l’examen par le Conseil de la question tunisienne.
Les démarches consécutives des ministres tunisiens auprès des délégations arabes et asiatiques participant aux travaux de l’Assemblée générale des Nations unies à Paris aboutissent au dépôt, le 30 janvier 1952, d’une lettre signée par 15 pays arabes et asiatiques qui, s’adressant au Président du Conseil de sécurité, attirent son attention sur « le caractère extrêmement sérieux de la situation qui règne actuellement en Tunisie » et sur « les graves conséquences » qui en découlent. La présidence du Conseil de sécurité incombait précisément, en janvier 1952, à la France. La présidence passait à la Grèce en février, puis en mars à la Hollande. Un Comité des Quatre comprenant le Pakistan, l’Inde, l’Indonésie et le Yémen est chargé par le groupe des 15 pays d’étudier la procédure à suivre pour l’inscription effective de la question tunisienne à l’ordre du jour du Conseil. Le groupe recommande en définitive d’attendre la fin de la présidence hollandaise du Conseil et l’avènement de la présidence du Pakistan début avril pour poser formellement la demande d’inscription.
Le 29 mars 1952, le représentant du Pakistan auprès des Nations unies, Ahmed Boukhari, adresse une lettre au secrétaire général pour le prier de « faire distribuer, le plus tôt possible, comme document du Conseil de sécurité, le texte des communications » qui avaient été adressées à l’ONU par les « représentants du gouvernement tunisien ». Ces communications, aussitôt distribuées aux États membres, comprennent le texte de la plainte et les sept autres documents mentionnés plus haut.
Le 2 avril, à New York où siège le Conseil, onze délégations arabes et asiatiques, dans des lettres séparées mais en termes identiques, « attirent l’attention du Conseil de sécurité sur la gravité de la situation qui règne actuellement en Tunisie » et demandent que « le Conseil se réunisse immédiatement pour l’examiner et prendre, en vue d’y mettre fin, les mesures prévues par la Charte ». A cette date, le Pakistan succédait à la Hollande à la présidence du Conseil de sécurité tandis qu’en Tunisie, les membres du gouvernement tunisien, arrêtés le 26 mars, étaient placés sous l’autorité des forces armées françaises. Les pays signataires de la lettre au Président du Conseil de sécurité sont l’Afghanistan, la Birmanie, l’Égypte, l’Inde, l’Indonésie, l’Irak, l’Iran, le Pakistan, les Philippines, l’Arabie Saoudite et le Yémen. Le Liban et la Syrie, qui s’étaient d’abord abstenus, se joignent ensuite à la démarche avec deux pays africains, l’Éthiopie et le Liberia. La demande est ainsi endossée par quinze pays. Ce fait même consacre l’internationalisation de la question tunisienne. A cette date, la Jordanie et la Libye, indépendantes respectivement le 25 mai 1946 et le 1er janvier 1952, n’étaient pas encore membres de l’ONU, elles le deviendront le 14 décembre 1955.
Par ailleurs, le 28 janvier 1952, un groupe d’étudiants tunisiens en France décidait d’adresser, à l’appui de la requête tunisienne du 12 janvier, une lettre écrite en lettres de sang à Pailla Nervo (Mexique), le Président de l’Assemblée générale. Les étudiants ayant contribué à cette initiative et qui ont fourni leur sang sont Sleim Ammar, Hachemi Ayari, Mansour Moalla, Chadli Zalila et Hamed Zghal.
Une place à part revient au Pakistan dans le suivi de la démarche. En recevant Bahi Ladgham à Paris, en janvier 1952, le ministre des Affaires étrangères du Pakistan, Sir Zafrullah Khan, affirme son engagement pour la cause tunisienne et invite les délégués tunisiens à porter l’effort, au-delà de la session de l’Assemblée générale à Paris, au siège même des Nations unies à New York, afin d’établir un contact régulier avec les délégations permanentes des principaux pays, notamment les latino-américains, ainsi qu’avec les services du secrétariat général. En tant que membre du Conseil de sécurité, il s’engage à soulever la question tunisienne sous sa présidence en avril 1952. Dans l’intervalle, la Tunisie gagnerait à se doter, dit-il, d’un bureau permanent à New York et à maintenir la pression sur la France quelle que soit l’issue du premier débat au Conseil de sécurité. Il ajoute que la question tunisienne sera immanquablement débattue aux sessions ordinaires de l’Assemblée générale au cours des années suivantes. Ces échéances sont importantes pour gagner une majorité de voix dans les débats et dans les votes. A cette fin, il remet à Bahi Ladgham une somme conséquente – deux millions de francs – pour entreprendre les préparatifs nécessaires à l’installation du futur bureau de la Tunisie à New York.
Bahi Ladgham est bientôt chargé d’ouvrir le bureau tunisien auprès des Nations unies. Après un bref passage au Caire, il obtient enfin le visa pour se rendre à New York où il arrive la veille même du débat au Conseil de sécurité qui s’ouvre le 4 avril, sous la présidence du Pakistan.
Formellement, la session était définie comme débat de procédure sur l’inscription de la question à l’ordre du jour du Conseil. Elle est ainsi limitée aux seuls membres du Conseil. En fait, trois longues séances avaient permis d’aborder largement le fond, du fait même du discours initial de l’ambassadeur de France, Henri Hoppenot, qui plaidait la non-compétence du Conseil et qui, néanmoins, présentait la politique française en Tunisie dans ses principes et dans son évolution. L’ambassadeur du Pakistan, Ahmed Boukhari, répliquait en s’attaquant aux faits et en dénonçant le fond colonial typique de la politique française en Tunisie. Les ambassadeurs du Chili et du Brésil dénonçaient la réalité flagrante du colonialisme ainsi que la répression des libertés, et affirmaient le droit du peuple tunisien à la gestion de ses propres affaires. Tous les membres du Conseil ont exprimé dans leurs interventions, en clair ou en nuance, la nécessité du progrès politique indispensable dans les rapports entre la France et la Tunisie. La thèse de la non-compétence du Conseil n’était appuyée que par le Royaume-Uni et la Hollande. Les débats sont conclus par un vote le 14 avril qui donne une majorité insuffisante pour l’inscription de la question : cinq voix favorables (Brésil, Chili, Chine, Pakistan et Urss) alors qu’il en fallait au moins sept ; deux voix contre (France et Royaume-Uni), et quatre abstentions (États-Unis, Grèce, Hollande et Turquie). Bahi Ladgham et Farhat Hached suivaient toutes les phases du débat, assis sur les bancs réservés au public dans la salle du Conseil.
Du Conseil de sécurité à l’Assemblée générale
Si, techniquement, la question tunisienne n’obtient pas l’inscription à l’ordre du jour du Conseil de sécurité en avril 1952, le fait même du débat au sein du Conseil, avec les interventions vibrantes des délégués pakistanais, chilien et brésilien, et avec le soutien déclaré de l’Urss, est une victoire politique. L’abstention des États-Unis dans le vote était interprétée par la France comme la légitimation du droit de regard des Nations unies sur les questions de décolonisation. Le 20 juin, 13 pays afro-asiatiques demandent la convocation d’une session spéciale de l’Assemblée générale sur la question tunisienne. Le délai réglementaire d’un mois pour recueillir les signatures indispensables et les réticences des pays occidentaux qui recommandent plutôt de renvoyer la question à la session ordinaire de septembre, freinent l’initiative qui ne recueille, à la date du 20 juillet, que 23 réponses favorables alors qu’il en fallait 31, soit la moitié + 1 des pays membres de l’ONU.
Le 20 juin 1952, Bahi Ladgham inaugure à New York le bureau du Néo-Destour (Tunisian Office for National Liberation) à l’adresse 66th Street N° 11. Il mène ainsi une activité intense, en étroite relation avec les missions diplomatiques de tous bords, ainsi qu’avec les médias et les milieux dirigeants politiques et syndicaux des États-Unis. La mission basée à New York s’ajoute aux missions déjà ouvertes au Machrek ainsi qu’à Paris, Bruxelles et Stockholm. D’autres missions seront ouvertes en 1952 à Jakarta et Delhi puis, en juin 1953, à Karachi.
Le 30 juillet 1952, les mêmes 13 pays arabo-asiatiques demandent de nouveau l’inscription de la question tunisienne à l’ordre du jour de la septième session ordinaire de l’Assemblée générale, tout en joignant un mémorandum à l’appui de la demande, tandis qu’une démarche similaire était effectuée le 8 août pour inscrire également la question marocaine. Le 16 octobre, les deux questions sont inscrites grâce à l’appui arabe et asiatique et grâce à la majorité des pays d’Amérique latine. L’objection de la délégation française qui conteste la compétence des Nations unies n’est plus qu’une clause de style.
Salah Ben Youssef assiste à New York aux travaux de la VIIe session de l’Assemblée générale, en qualité de membre de la délégation irakienne. Fadhel Jamali, ministre des Affaires étrangères de l’Irak, lui garantit le passeport diplomatique et l’inscription dans la liste de la délégation irakienne. Les débats sur la Tunisie se tiennent du 4 au 12 décembre à la Première commission, et sont conclus le 17 décembre à l’Assemblée générale plénière, avec l’adoption d’une résolution par 44 voix, y compris la voix des États-Unis. La résolution 611 (VII) demande aux deux parties de s’abstenir de tout acte ou mesure qui risque d’aggraver la tension et exprime l’espoir que les parties poursuivront sans retard leurs négociations en vue de l’accession des Tunisiens à la capacité de s’administrer eux-mêmes. La question marocaine à son tour fait l’objet d’un débat en Première commission (13-17 décembre), suivi de l’adoption le 19 décembre d’une Résolution conçue dans le même esprit. Quatre leaders politiques marocains assistent aux débats : Hassan Ouazzani, Ahmed Ben Souda, Mohamed Cherkawi et Mekki Naciri. De l’avis général, l’adoption des deux résolutions signifie que le principe de non-compétence de l’ONU est définitivement écarté. Rappelons que le 3 décembre 1952, la Tunisie observait une grève générale, à l’appel du Néo-Destour, pour signifier la solidarité du peuple à la veille du débat fixé pour le lendemain à l’Organisation des Nations unies à New York, et que le 5 décembre, Farhat Hached était assassiné par la Main Rouge, une organisation terroriste française.
Le 16 mars 1953, 14 pays membres adressent une lettre au Président de l’Assemblée générale, attirant son attention sur l’aggravation de la situation en Tunisie, sur les attentats commis par la Main Rouge et sur l’ampleur de la répression des autorités françaises contre les citoyens tunisiens. Ils l’invitent en particulier à « intervenir pour faire suspendre l’exécution des détenus que les tribunaux militaires français de Tunisie ont condamnés à mort ». Les noms des condamnés, au nombre de treize, sont cités dans la lettre.
Le 9 juillet 1953, la question est de nouveau inscrite à l’ordre du jour de la VIIIe session. Aux 13 pays arabes et asiatiques s’ajoutent la Thaïlande et le Liberia. Dans un mémoire explicatif déposé à l’appui de leur démarche, les 15 pays signataires rappellent que la France n’a pris aucune mesure pour mettre en œuvre la résolution 611 du 17 décembre 1952 et que, de ce fait, la situation s’est dégradée, relevant la menace exercée sur le Bey, l’extension des mesures de déportation et d’emprisonnement, les assassinats, les exécutions, les actes de torture… Le 13 septembre 1953, Sir Zafrullah Khan prononce à la tribune de l’Assemblée générale un discours d’une grande hauteur de vue, qu’il conclut par un appel vibrant en faveur de la décolonisation, et par une présentation détaillée de la question tunisienne. Le débat à la Première commission de l’Assemblée générale, auquel prennent part 12 orateurs, s’achève le 26 octobre 1953 par l’adoption d’une résolution qui recommande que ‘‘ toutes les mesures nécessaires soient prises afin de garantir la réalisation par le peuple tunisien de son droit à la souveraineté et à l’indépendance.’’ Le vote de la résolution A/2530 est acquis au sein de la Commission par 29 voix favorables contre 22 et 5 abstentions. La mention du ‘‘droit à la souveraineté et à l’indépendance’’ de la Tunisie est un acquis de fond et un bond en avant sur le plan politique. La majorité de 29 voix en faveur de ce droit est un atout décisif au sein même de l’ONU et qui se manifestera de plus en plus en faveur de la politique de décolonisation, notamment pour l’inscription de la question algérienne.
Le 11 novembre 1953, lors de l’examen du rapport de la Première commission, la plénière était appelée à endosser la résolution par les deux tiers des membres, soit une majorité de 40 voix, la question étant classée à la demande de la France ‘‘question importante’’ au sens de l’article 84 du règlement intérieur. En définitive, la résolution obtient en plénière 31 voix contre 18, avec 10 abstentions. Ce score, bien qu’il soit majoritaire, ne permet pas l’adoption formelle de la résolution par l’Assemblée générale.
Cependant, la majorité réelle est éclatante, rien n’arrêtera plus cet élan : la France réalise le coup de semonce. Quatre pays scandinaves s’étaient ralliés à la majorité: Suède, Norvège, Danemark et Islande, les trois derniers étant membres de l’Otan. La majorité comprend 4 pays latino-américains (Uruguay, Bolivie, Guatemala et Mexique), en plus des pays arabes, asiatiques, africains et du bloc socialiste. Deux autres pays membres de l’Otan s’étaient abstenus, le Canada et la Grèce.
Le 29 juillet 1954, la question tunisienne était de nouveau inscrite à l’ordre du jour de la IXe session. Cependant, tenant compte de l’admission par la France du principe d’autonomie interne et de l’évolution favorable des négociations qui se poursuivaient sur cette base depuis août 1954, l’Assemblée votait le 17 décembre 1954 une Résolution reportant l’examen de la question tunisienne (55 voix favorables contre zéro). Après la signature par la Tunisie et la France des Conventions de l’autonomie interne le 3 juin 1955, la Tunisie n’a pas estimé nécessaire de maintenir la pression des Nations unies. C’est la délégation algérienne qui, alors, a livré et gagné la bataille de l’inscription de la question algérienne à la Xe session, en dépit de la recommandation négative du bureau de l’Assemblée, par un vote de l’Assemblée générale le 30 septembre 1955, de 28 voix contre 27, avec 5 abstentions. Les précédents tunisien et marocain avaient contribué à former, au sein de l’Assemblée générale, le noyau critique suffisant pour légitimer la cause de la décolonisation et acculer les métropoles coloniales à la défensive. Telle est la dynamique de l’internationalisation.
Le front arabo asiatique
Le bureau du Néo-Destour au Caire, ouvert en juillet 1946, est partie prenante de tous ces développements. A partir du Caire, Habib Bourguiba et Taïeb Slim avaient déjà effectué (20 mars- 3 mai 1948) une tournée dans les capitales arabes (Arabie Saoudite, Syrie, Irak, Liban et Transjordanie). Depuis lors, la guerre de Palestine (15 mai-5 novembre 1948) changeait les priorités dans la région. Mais le bureau du Néo-Destour au Caire, rebaptisé en février 1947 Bureau du Maghreb Arabe, avec la participation de délégués marocains du Parti Istiqlal et algériens du parti PPA, poursuit une activité intense vouée à internationaliser la lutte de libération des pays du Maghreb, en relation avec le secrétariat de la Ligue arabe et avec les ambassades des pays asiatiques basées au Caire. En septembre 1951, Ali Belahouane arrivait à son tour au Caire et était chargé d’ouvrir le bureau du Néo-Destour à Bagdad. Le 1er mai 1952, Husin Aït Ahmed et Mohamed Khidher arrivaient au Caire et prenaient la tête de la délégation algérienne au sein du Bureau du Maghreb Arabe, en remplacement de Chadli Mekki.
Habib Bourguiba et Taïeb Slim repartent pour une tournée asiatique du 2 février au 30 avril 1951, visitant longuement le Pakistan, l’Inde, l’Indonésie et Ceylan (Sri Lanka) où ils sont partout reçus par les Présidents et les Premiers ministres. En juin 1951, Bourguiba, accompagné de Mohamed Masmoudi et Ali Zlitni, est reçu à Riyad par le Roi Abdelaziz Al Saoud. Rappelons qu’en juillet, Bourguiba et Taïeb Slim participaient avec la délégation des syndicalistes tunisiens, formée de Farhat Hached, Mahmoud Messadi, Ahmed Tlili et Nouri Boudali au 2e Congrès mondial de la Cisl à Milan. Hached et Bourguiba, invités par l’American Federation of Labor à San Francisco, étaient reçus le 14 septembre 1951 à Washington par des membres du Congrès. Ces démarches, qui élargissent le champ d’action de la Tunisie, prendront une nouvelle portée après les premiers recours à l’ONU par le Maroc et la Tunisie, sachant que les questions tunisienne et marocaine ressurgiront désormais chaque année aux sessions de l’Assemblée générale.
Salah Ben Youssef, qui avait rejoint le bureau du Caire avec Mohamed Badra fin mars 1952, aussitôt après le déclenchement de la résistance armée en Tunisie, l’arrestation d’Habib Bourguiba et la destitution du gouvernement Chenik, orchestrait la campagne de soutien sur tous les fronts. En juin, il adresse un mémorandum aux Présidents et Premiers ministres de cinq pays asiatiques : Pakistan, Inde, Ceylan (Sri Lanka), Birmanie et Indonésie, en sa qualité de ministre de la Justice du gouvernement du Bey. Il introduit ainsi Taïeb Slim qui, en effet, commence à Karachi, le 4 juillet, une tournée dans ces pays qu’il achève en septembre à Jakarta. L’année suivante, Taïeb Slim retourne en janvier 1953 à Rangoon (Birmanie) où il prononce, à la tribune de la Conférence socialiste asiatique, un réquisitoire sévère contre le colonialisme français. Il revient à Rangoon en mai 1953 pour une mission auprès du gouvernement. De son côté, Salah Ben Youssef effectue, à partir du Caire, une mission auprès de l’Assemblée de l’Internationale socialiste à Stockholm, en qualité de secrétaire général du Néo-Destour. Il présente un discours le 16 juillet 1953 à la tribune de l’Assemblée ainsi qu’une conférence de presse le 18, en étant entouré de Ahmed Ben Salah, Mahmoud Messadi et Nouri Boudali, présents par ailleurs à Stockholm pour la Conférence de la Cisl. Salah Ben Youssef se rend ensuite en Indonésie le 2 avril 1954 et à Ceylan le 28 avril, lors des sessions préparatoires de la Conférence afro-asiatique de Bandung où, avec Taïeb Slim et Tahar Amira, il représente la Tunisie du 18 au 24 avril 1955.
Rappelons qu’à partir d’octobre 1952, des bureaux tunisiens permanents sont ouverts à Jakarta, New Delhi et Karachi, faisant écho au ‘‘Tunisian Office for National Liberation’’ inauguré par Bahi Ladgham en juin 1952 à New York. Ces bureaux, dirigés respectivement par Tahar Amira, Taïeb Slim et Rachid Driss, se consacrent au soutien de la cause tunisienne. Trois autres bureaux du Néo-Destour étaient ouverts en Europe, à Paris par Jallouli Fares, à Stockholm par Ali Ben Salem et à Bruxelles par Ahmed Ben Salah.
L’année 1952, qui s’ouvre en Tunisie par la campagne de lutte armée le 18 janvier, et qui se poursuit avec le déclenchement de la résistance armée au Maroc le 7 décembre, est conclue par l’adoption des deux premières Résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies sur la question tunisienne et sur la question marocaine les 17 et 19 décembre 1952. Ces premières résolutions inaugurent le processus de décolonisation de l’Afrique. Le déclenchement de la révolution algérienne, le premier novembre 1954, jette l’ensemble de l’Afrique du Nord dans le feu de la Résistance. La révolution égyptienne du 23 juillet 1952, dirigée par Jamal Abdel Nasser, soutient substantiellement, dès avril 1954, le nouveau Front de libération nationale créé en Algérie et concourt ainsi au coup d’éclat du 1er novembre 1954. L’embrasement général du Maghreb hâte le processus de l’internationalisation.
En signant la Note du 15 décembre 1951 mettant fin aux négociations sur l’autonomie interne avec le Gouvernement tunisien, Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères de la France, ne soupçonne guère la réactivité de la nation tunisienne. Un mois plus tard, René Pleven, Président du Conseil, apprend avec stupéfaction la nouvelle de la plainte déposée par le gouvernement tunisien auprès du Conseil de sécurité des Nations unies contre la France. Un réseau diplomatique tunisien, dont le noyau était mis en place six ans auparavant, avait déjà jeté les bases de l’internationalisation de la question tunisienne.
Ahmed Ounaïes