Khemaies Jhinaoui: Incontournable, mais la démocratie ne s’impose pas de l’étranger
Déjà en régression depuis quelque temps, l’exercice démocratique connaît avec la présente pandémie (Covid-19) un recul retentissant. De nombreux pays ont recouru au cours des deux dernières années à des mesures draconiennes limitant les libertés individuelles. L’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale affirme dans son dernier rapport 2021 que 43% des Etats démocratiques ont mis en place des restrictions sérieuses à la liberté. On déplore notamment la restriction de la liberté de mouvement, le recours des autorités à des mesures de répression excessive mais aussi des atteintes à la liberté d’expression ou à l‘indépendance de la justice.
L’érosion de la culture démocratique était en fait visible depuis plusieurs années. Elle se manifestait dans la progression constante de l’abstention des jeunes lors des scrutins électoraux, la crise identitaire des partis politiques et l’incapacité des institutions d’assurer leur fonction de représentation et à répondre aux attentes de la population. De même, on constate de plus en plus une dégradation du débat public et un manque de confiance et une désaffection prononcée des citoyens vis-à-vis de la classe politique.
Le triomphe de la démocratie libérale paraissait pourtant irréversible. Fondé sur un certain nombre de principes bien ancrés (une personne=une voix, organisation régulière d’élections libres, séparation des pouvoirs, respect des libertés individuelles et expansion de l’économie de marché), la démocratie s’est répandue au cours des 30 dernières années à une vitesse sans précédent.
Bien qu’en gagnant en « universalité », les principes démocratiques ont subi toutefois un véritable déclin touchant les fondements mêmes du système libéral.
« The Economist Intelligence Unit » affirme que 23 pays seulement sont classés « démocraties complètes » en 2021, 52 démocraties imparfaites, 35 régimes hybrides, 57 régimes autoritaires. La démocratie connaît donc aujourd’hui une crise de croissance caractérisée par un rejet de plus en plus net du libéralisme et la multiplication des revendications individuelles.
Quatre manifestations illustrent ce recul :
Premièrement: le divorce entre la liberté et le pouvoir, les jeunes notamment, se sentent libres à titre individuel mais cette liberté compte de moins en moins dans l’impact réel qu’ils exercent sur le fonctionnement du destin collectif. Les jeunes ont l’impression d’être exclus de la sphère publique. Ils s’insurgent contre le fait de ne pas compter dans la conception et la mise en œuvre des principaux choix de la Nation. Ils intègrent de plus en plus les mouvements contestataires et se trouvent embourbés dans des courants populistes.
Deuxièmement: ce sentiment de dépossession et d’impuissance, voire de marginalisation, qui s’est emparé des jeunes et des classes défavorisées est doublé d’une désaffection à l’égard des institutions. Les jeunes non affiliés à des partis politiques et agissant dans le cadre de la société civile ou des réseaux sociaux s’expriment souvent avec véhémence et paraissent déterminés à rejeter le statu quo, notamment la loi du marché, jugée injuste et favorisant une minorité scandaleusement riche au détriment d’une grande majorité du peuple se trouvant dans un état d’extrême pauvreté et de marginalisation. En fait, la revendication démocratique porte désormais à la fois sur les questions de participation politique ainsi que sur les slogans d'égalité sociale et de répartition équitable de richesses.
Troisièmement: l’individu figure au cœur même de ces revendications. Les droits de l’homme, le raffermissement des libertés individuelles semblent supplanter la notion de gouvernance collective. Bref, une désaffection généralisée envers les institutions officielles et tout ce qui est symbolique de l’Etat et de l’autorité et une remise en cause du système en place ainsi que des mécanismes de l’exercice du pouvoir en place et de la démocratie représentative.
Quatrièmement: le recul de la pratique démocratique s’accompagne d’une montée des courants populistes rejetant la culture élitiste et prônant souvent une attitude de repli, voire de xénophobie. L’opposition classique gauche/droite semble progressivement s’éclipser pour laisser la place à une opposition de plus en plus évidente entre courants politiques épousant les valeurs d’ouverture et de diversité à ceux défendant les spécificités, l’uniformisme et l’enfermement.
La montée des courants populistes représente les mêmes caractéristiques hostiles aux élites, aux institutions démocratiques établies. Ils incarnent la dissociation entre la démocratie et la représentation, l’effacement du clivage gauche/droite et la défense de la souveraineté contre les effets dévastateurs de la globalisation et le rejet du multiculturalisme : ces courants se distinguent souvent par la recherche d’un bouc émissaire et l’hostilité aux minorités et aux règles du jeu démocratique.
Par l’exaltation de valeurs abstraites sans lien avec la réalité, les tenants des courants populistes cherchent à berner les masses par des promesses démagogiques et se dressent contre les technocrates et les nantis. Cette rhétorique s’accompagne souvent d’un plaidoyer pour les libertés individuelles et d’une critique acerbe des institutions en place.
On adopte un discours qui fustige l’insécurité et le chômage et on veut plus d’Etat, on réclame la nationalisation des richesses et l’annulation de la dette.
En fait, la crise que nous vivons actuellement est le résultat de la combinaison de plusieurs facteurs exogènes et endogènes et nous rappelle une autre qu’on a connue l’Occident pendant les années 1930. Cependant, la situation d’aujourd’hui est d’un ordre différent. Ce n’est pas le totalitarisme que nous aurons à craindre mais la désarticulation plus ou moins chaotique du système politique en place incapable de trouver les solutions adéquates aux problèmes de notre temps (chômage, gouvernance des réseaux sociaux, répartition équitable des richesses…). Ce n’est pas le pouvoir total que nous aurons à redouter mais l’impuissance complète du système en place à répondre aux attentes de la population et à assurer un minimum de bien-être et de cohésion sociale.
Pas d’alternative à la démocratie
« La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion des autres », disait Winston Churchill.
Il faut réinventer la démocratie, imaginer l’exercice du pouvoir autrement. La crise actuelle semble appelée à s’installer dans le temps et à s’exacerber. Il faudrait entamer une réflexion générale au double niveau national et international pour essayer de définir un début de stratégie de sortie de cette crise (Exit Strategy).
D’abord tous les problèmes auxquels nous faisons face depuis maintenant vingt ans vont s’approfondir et se compliquer. Ils se manifestent comme suit :
Crise des partis politiques: effacement des partis de gauche. Voulant à tout prix gagner les élections, ces partis ont abandonné les principes fondamentaux sur lesquels ils ont été fondés (réduction des inégalités sociales, répartition équitable des richesses), pour se rapprocher des valeurs centre-droit : cas du Parti socialiste français ou du New Labour, sous l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair. De même, les partis de droite cherchent à élargir leur base électorale en adoptant des attitudes ultranationalistes, frôlant souvent la xénophobie. Les partis politiques doivent reprendre leur rôle d’encadrement et de formation. Ils demeurent les acteurs incontournables de tout exercice démocratique représentatif. Leur financement doit être aussi réglementé et contrôlé.
Un schéma inclusif: il faut revoir le modèle de développement en poussant vers un schéma plus inclusif, englobant toutes les couches de la société et tenant particulièrement compte des aspirations des jeunes à avoir un emploi, à vivre avec dignité et à être reconnus comme des acteurs majeurs et incontournables de la gouvernance de nos sociétés. Limiter par ailleurs le poids de l’argent dans la vie publique et relancer la méritocratie comme base de l’ascenseur social. Les jeunes et les classes défavorisées doivent se réapproprier l’exercice démocratique. Aujourd’hui, les grandes décisions sont prises par une minorité élitiste, en rupture totale avec la société réelle et surtout les jeunes.
Diplomatie/ restructuration des relations internationales: la crise a aussi une dimension internationale. Il est difficile de parler de démocratie à l’échelle nationale alors que la société internationale demeure essentiellement oligarchique.
La diplomatie doit se réinventer pour s’atteler à trouver des solutions rapides aux problèmes de notre temps : le changement climatique, la transition énergétique, le problème de la dette, surtout des pays en développement. Ces questions de portée internationale requièrent un sursaut de tous les pays pour relancer le multilatéralisme et aboutir à des solutions consensuelles. On ne peut jamais arrêter l’histoire ou la dynamique qu’engendre l’évolution géostratégique dans le monde. La compétition entre la Chine, la Russie et d’autres pays émergents avec les USA et l’Occident ne va pas cesser. Elle va même s’exacerber par un regain de tension et probablement une course renouvelée aux armements. Cela doit encourager les diplomates à se remettre en cause, à définir de nouveaux outils d’approche et de réflexion, à être plus imaginatifs et accommoder les intérêts des uns et des autres pour aboutir à des solutions consensuelles et éviter la confrontation.
La démocratie: un exercice exclusivement national
Enfin, il est bien évident que la démocratie demeure un exercice national qui, tout en épousant les valeurs universelles - fruit des combats menés au cours des derniers siècles autour des principes liés à la liberté, aux droits de l’homme, à la bonne gouvernance, à l’Etat de droit-doit obligatoirement répondre aux besoins spécifiques de chaque Nation en respectant sa culture, son histoire, et en s’adossant à la volonté générale de son peuple au niveau du système et de l’envergure du changement souhaité.
Cet exercice ne doit nullement être imposé de l’extérieur ou transporté par une élite locale s’inspirant d’expériences étrangères. Dans un monde globalisé, les interférences étrangères vont certes se poursuivre et impacter le parcours démocratique des Etats (influence des électeurs par les réseaux sociaux, financement des partis politiques, politique de lobbying) mais il faudrait tout faire pour que la population locale, notamment dans les pays en développement, s’approprie le processus démocratique, domine le débat national et se prémunisse contre les influences étrangères.
Khemaies Jhinaoui,
Ancien ministre des Affaires étrangères et président du Conseil tunisien des relations internationales,
Communication présentée le 4 novembre 2021, lors du colloque organisé par le Forum de la Fondation Assila (Maroc) sur le thème : « Le malaise démocratique dans le monde : circonstances et objectifs »