Ammar Mahjoubi: Les faux-semblants du Principat
Suétone, dans ses «Vies des douze Césars» était parfaitement conscient des ambiguïtés du pouvoir exercé par les Césars, des faux-semblants du Principat et de l’hypocrisie fondamentale, qui était à la base du régime. Sa façade républicaine feignait de respecter les attributions du Sénat et l’autorité des magistratures instituées par la République, mais le «Princeps» exerçait en fait une souveraineté royale, «sans les insignes de la royauté», conformément à la prédiction faite par un astrologue à Tibère, dans son enfance.
S'inscrivant en faux contre la présentation avantageuse du Principat par Auguste, dans ses «Res Gestae», Suétone affirmait que le fondateur de ce régime n’avait certainement pas, comme il le prétendait, «remis la République au pouvoir du Sénat et du peuple romain». Bien au contraire, il avait conservé, de son propre aveu, son «pouvoir sur l’État», tout en envisageant de rétablir la République. L’annulation des mesures illégales prises au cours de l’époque précédente du Triumvirat et, surtout, l’abdication fictive du futur Auguste, lors de la séance sénatoriale du 13 janvier 27, n’avaient été qu’artifice et simulation. Mais il ne faut pas croire, pour autant, que Suétone, sans accepter cette fiction, faisait grief à Auguste d’avoir accaparé le pouvoir. Il l’approuvait, au contraire, et souscrivait, tant au nouveau régime qu’au renoncement d’Auguste au rétablissement de la République.
Beaucoup de ses pouvoirs et de ses privilèges avaient été accordés à Auguste, et transmis ensuite à ses successeurs, en tant que distinctions honorifiques, motivées par les succès remportés, ou par le rang et les vertus des Césars. Devenus progressivement le fondement du pouvoir et du gouvernement impérial, ils doivent être considérés comme la consécration et la conséquence d’un état de fait accepté par tous ; même si Tacite les tenait pour des ruses et des subterfuges habiles et hypocrites du pouvoir sans partage. Sachant que les voies de la monarchie absolue, ou de la dictature, étaient définitivement prohibées, les élites romaines appelaient cependant de leurs vœux une conduite centralisée et stable des affaires publiques. Mais comment définir ce régime qui se construisait sous leur regard et avec leur complicité ? Un pouvoir supérieur et permanent de contrôle, d’initiative et de gouvernement, qui cadrait mal avec les traditions romaines. Les réponses d’Auguste, de son entourage et des élites romaines à cette question étaient presque empiriques.
Le régime nouveau fut construit à l’aide de privilèges et d’honneurs, et par le recours à des concepts religieux, en le situant dans une place intermédiaire entre les systèmes monarchique et républicain, entre le pouvoir d’un magistrat et celui d’un homme doté d’une autorité divine. Mais les arrière-pensées étaient, à n’en point douter, présentes :
Les derniers siècles de la République depuis les Scipions, les Gracques, Marius et Sylla, Pompée et César, avaient été témoins d’un ensemble d’approches idéologiques et de vaines tentatives pour l’instauration du pouvoir unique. Après quelques tâtonnements et face à Marc Antoine, qui avait choisi le modèle de la royauté hellénistique, le futur Auguste et son entourage inventèrent progressivement une forme nouvelle du pouvoir d’exception. Depuis le début des années 40, ils préconisèrent une série de mesures et de conceptions nouvelles qui furent expérimentées après la victoire d’Actium, en 31 av. J.-C., et rencontrèrent une large adhésion. Instillées et développées graduellement pendant tout le règne d’Auguste, et longtemps après lui, ces conceptions combinaient le projet proclamé d’une restauration de la République, avec une présence constante et prééminente du «Princeps».
Ce prince, le futur Auguste, s’affichait comme l’incarnation de la tradition romaine et italique - tout comme notre président s’affiche comme l’incarnation du «Peuple». Il chargea le poète Virgile, protégé par Mécène, de célébrer dans un grand poème les vertus agraires de la terre italique et de ses habitants, attachés aux traditions de la vie paysanne et au gouvernement d’une Rome pieuse, vertueuse et pacifique. Exalté dans les «Géorgiques», ce «manifeste» fut repris par le poète Horace et diffusé par les élites. En corollaire, la réflexion sur la supériorité et l’excellence du pouvoir impérial devint un thème courant, réitéré par les philosophes, les rhéteurs et les historiens. Il fut repris et développé, deux décennies plus tard, par les bas-reliefs de l’«Ara Pacis Augustae» (L’Autel de la Paix Auguste) et connut une longévité qui couvrit l’ensemble de l’ère impériale.
Parallèlement à cette réflexion, le Prince se fit accorder des privilèges, certes traditionnels, mais qui étaient destinés à le situer au-dessus des institutions. Il reçut donc le droit de porter, dans la vie publique, le costume triomphal des généraux vainqueurs. Auparavant, il avait été autorisé à coiffer, partout et toujours, la traditionnelle couronne de lauriers, et d’apparaître aux fêtes publiques avec la couronne d’or triomphale. Par la suite, il reçut aussi le droit de porter, le 1er janvier, la toge triomphale, une toge blanche brodée d’or. A l’occasion, il revêtait également le «paludamentum», un manteau de pourpre, attaché par une fibule sur l’épaule droite, qui, avec l’épée, montrait qu’il était investi de l’«imperium» (le pouvoir suprême). A ces tenues s’ajoutaient la suite de douze licteurs, qui partout précédaient son cortège et les lauriers surmontés d’une couronne civique, qui ornaient la porte de sa maison. Ces distinctions accompagnaient l’octroi du «clipeus virtutis», un bouclier prestigieux qui rappelait, en les énumérant, ses vertus cardinales : énergie dans la vie publique et bravoure au combat, «pietas» à l’égard des dieux, «clementia» envers les vaincus et «iustitia» assurée à ses adversaires. Même si beaucoup d’empereurs, après Auguste, ne recoururent à ces privilèges que pendant les spectacles et les cérémonies, cet apparat étendu à l’épouse et à la famille du Prince finit par devenir un attribut caractéristique du pouvoir impérial.
A côté de ces honneurs et privilèges, qui élevaient le Prince au-dessus de toutes les magistratures traditionnelles, Auguste proclama et répandit sa prédilection pour la période archaïque des origines de Rome et pour la figure de Romulus. Rappel qui concourait au soutien de la symbolique refondatrice, régénératrice de l’Etat. Toute cette propagande idéologique, tout cet apparat aboutirent à l’octroi, en 2 av. J.-C., du titre exceptionnel de «Père de la patrie» porté ensuite par tous les empereurs, à l’exception des Flaviens. A toutes ces manœuvres pour l’instauration du pouvoir impérial s’ajouta, enfin, un ensemble de rituels, qui présentaient la personne du Prince et définissaient son action en termes religieux.
Depuis sa première participation au gouvernement, à l’époque du Triumvirat, il n’avait cessé d’affirmer sa filiation exceptionnelle. Il était le fils adoptif et l’héritier de Jules César, déifié après sa mort, devenu « divus ». Les vœux pour le salut de la République furent alors complétés par les vœux pour le salut du Prince ; et dans les provinces, temples et lieux de culte ne tardèrent pas à apparaître, pour la célébration du culte impérial. Progressivement accumulé, tout ce dispositif pour l’instauration du pouvoir personnel et la fondation du régime impérial fut couronné par l’attribution du titre d’«Augustus», le 16 janvier 27 avant le Christ. Inscrivant la personne du Prince et son action dans le registre religieux du sacerdoce, celui des augures, ce titre les plaçait aussi dans la sphère civile de l’«auctoritas», du pouvoir absolu. Il signifiait littéralement que le «Princeps», devenu «Augutus», était « doté de toute la force sacrée », qui lui permettait et l’habituait à exercer son «imperium» d’imperator. Avec la divinisation des empereurs décédés, toutes ces mesures s’efforçaient à situer l’empereur entre les dieux et les hommes.
Mais si, dans les faits, et au plan institutionnel, le pouvoir était détenu par eux, l’image des «bons» empereurs les montre tenant solidement les rênes de l’Empire, et se contentant d’en posséder les privilèges, plutôt que d’en faire un usage systématique. Car dur ou clément, le pouvoir impérial restait, formellement, soumis au «peuple», puisqu’il procédait de la loi et s’exerçait selon ses prescriptions. Semblable aux magistrats de la République, l’empereur était investi par la volonté du «peuple», et il pouvait éventuellement se substituer à lui.
Dans sa conception comme dans son exercice, le pouvoir impérial avait, immanquablement, subi une double évolution qui finit par le fixer et le perfectionner, au point de le modeler en un mode de gouvernement incontournable, qui avait pu surmonter, sans encombre, deux guerres civiles, en 68-69 et entre 193 et 197. Auguste, qui l’exerça prudemment et modifia, en dix ans, l’équilibre de ses pouvoirs, et après lui, la modération de Tibère son successeur, finirent par fonder définitivement le régime du Principat. Sous les Antonins, le gouvernement impérial fut généralement discret et habile ; mais vers la fin du IIe siècle, il se fit nettement plus dur. Paradoxalement, c’est au cours de la crise du IIIe siècle que les rapports de force entre Empereurs et Sénat devinrent plus équilibrés, et que des contre-pouvoirs ont même osé s’opposer aux brutalités du pouvoir militaire. L’évolution incessante du Principat empêche, cependant, de le définir en termes juridiques, aussi bien qu’en termes politiques. Les Romains eux-mêmes y avaient renoncé et s’étaient contentés de fixer les limites qui le séparaient aussi bien de la tyrannie, que de la dissolution plus ou moins provoquée de la communauté. Par la suite, la centralisation et la pérennité d’un pouvoirde contrainte introduisirent progressivement de nouvelles traditions institutionnelles, qui finirent par emporter l’adhésion générale.
Ammar Mahjoubi