Hajer El Ouardani - Tunisie: Si on ne sait pas où aller, on n’ira nulle part !
Par Hajer El Ouardani. Docteur en Economie - Alors que les caisses de l’État sont quasiment vides et que la Tunisie risque le défaut de paiement, partis, médias et élites politiques pataugent lamentablement, accumulant les gaffes en se fermant les yeux face à plusieurs défis qui se pointent. à l’horizon et sur tous les fronts.
Pour chasser le régime dictatorial de Ben Ali, tous scandaient en chœur : «liberté», «emploi» et «dignité». Depuis, la Tunisie a perdu de son lustre, a été prise en otage par des élites politiques qui ont regardé ailleurs et tout fait pour faire n’importe quoi !
La Tunisie est prise dans un étau, d’un côté, les aspirations de ses jeunes, ses femmes, ses chômeurs, etc., et de l’autre, les aspirations de ceux qui ont surfé sur la vague pour récupérer la Révolte du Jasmin et placer les leurs au pouvoir. Des néophytes incapables de concevoir et d’implémenter les politiques publiques requises revendiquées par la Révolte.
Malheureusement, dix ans après la Révolte du Jasmin, le bilan économique, l’ambiance politique et l’écosystème social se sont révélés avec le temps pires que ceux observés à la veille de la Révolte de 2011.
Les différentes parties prenantes et autres nouveaux parvenus qui ont (mal) gouverné le pays depuis, doivent faire leur mea culpa. Plus important encore, elles doivent sortir du cadre dans lequel elles se sont enfermés, repenser leur paradigme et élargir leur champ visuel, pour voir au-delà de leurs propres intérêts et servent l’intérêt du pays et non l’intérêt des différentes composantes du pays.
La métaphore résumée par une fable d’origine indienne, "Les Aveugles et l'Éléphant", illustre bien la situation de la Tunisie des dix dernières années où elles eurent à décrire un éléphant en le touchant des différentes parties de son corps, et en en déduisant donc des représentations. Lorsqu'elles confrontèrent leurs idées, elles sont entrées en désaccord, doutèrent même de la sincérité de leurs interlocuteurs et, dans certaines versions, en vinrent aux coups.
Dix ans durant lesquels les différentes parties (les partis politiques, l’UTICA, les syndicats, les chômeurs, etc.) prétendaient chacune avoir raison et prendre sa part d’une «démocratie» qui avait du mal à s’établir dans un contexte politique et économique instable et vulnérable et un État qui a du mal à retrouver sa souveraineté et imposer ses lois.
Tout ça pour ça…!
Dix ans durant, 10 gouvernements et plus de 478 ministres ont agi dans tous les sens pour ruiner le pays et mettre tous ses indicateurs au rouge.
1- Dix gouvernements qui se sont succédé depuis la révolution jusqu’au 25 juillet 2021 et qui ont eu du mal à assouvir les aspirations des Tunisiens et répondre aux attentes de ce soulèvement (travail, liberté et dignité). Un bilan qui a discrédité certains dirigeants ayant des objectifs partisans et dévoilé l’incompétence d’autres.
2- La Tunisie a subi une perte totale de huit points dans sa notation. La particularité de cette dégradation est qu'elle place le pays au seuil de la catégorie C, synonyme de risque important et d'investissements spéculatifs (1). La récente dégradation est loin d'être surprenante, car le choc Covid-19 a entraîné une hausse considérable de l'encours de la dette publique tunisienne combinée à une baisse de l'activité économique à un niveau historiquement bas - 8,8 % pour 2020.
Une baisse en 2020 a été aggravée par le resserrement des conditions financières mises en place pour lutter contre l'inflation, qui s'élève actuellement à 6.2%.
Table 1: Les indicateurs de la croissance et de la dette
2010 | 2011 | 2012 | 2013 | 2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | |
Taux de croissance (%) | 3 | -1.9 | 3.9 | 2.3 | 2.4 | 1.2 | 1 | 1.9 | 2,6 | 1 | -8.8 |
Déficit public (en % PIB) | -1 | -3.3 | -5.5 | -6.9 | -5 | -4.8 | -6 | 6.1 | -4,8 | -3,9 | -6,1 |
Dette publique, sans tenir compte des sociétés d’État (en % PIB) | 40,7 | 44.6 | 44.7 | 46.6 | 50.8 | 55.4 | 61.9 | 69.7 | 71,4 | 72,3 | 91% |
Dette étrangère (en % du total de la dette publique) | 60.6 | 58 | 62.7 | 57.1 | 60.4 | 63.7 | 66.1 | 69 | 73.2 | 72 | 65.1 |
Source: INS
Les données officielles indiquent que le ratio dette/PIB de la Tunisie est passé de 40,7 % pour 2010 à plus que 100% actuellement (son ratio le plus élevé des cinquante dernières années). L'augmentation du niveau de la dette publique s’est traduite par la détérioration de la situation budgétaire depuis 2010 où le déficit budgétaire est passé de -1% du PIB en 2010 à -6,1% du PIB pour 2020 et la détérioration continue sa tendance en cours de 2021.
3- La masse salariale de la seule administration centrale représente actuellement plus que la moitié des recettes de l'État, et ce en raison de l'augmentation des recrutements dans le but de créer des emplois afin de maintenir la paix sociale au lendemain de 2011, accompagnés d'augmentations de salaires et de traitements de faveur. Une politique qui a contribué à l'augmentation de la dette publique au moment où le système de retraite enregistre des déficits très importants, estimés par la Banque mondiale à 4,6 milliards de TND pour 2020 (4,8 % du PIB).
4- La performance et la productivité du secteur public se sont détériorées en raison de la lourdeur de la bureaucratie, de l'inefficacité, du clientélisme et de la corruption, qui sont devenus synonymes de services administratifs en Tunisie. Selon les indicateurs de gouvernance mondiale (WGI), la performance de l'administration tunisienne s'est détériorée entre 2009 et 2019, le score d'efficacité du gouvernement chutant respectivement de 68,55 à 48,56 (sur une échelle de 100) et le score de régulation de 53,11 à 35,58, avec une certaine baisse du contrôle de la corruption après 2014, de 55,77 à 52,88.
5- Un syndicat qui a toujours cherché à avoir le dernier mot dans des négociations salariales « populistes » qui n’ont fait qu’augmenter la masse salariale, soit par l’augmentation du salaire nominal, soit le recrutement dans des secteurs qui ont déjà du mal à augmenter leur productivité. Malheureusement, des négociations qui n’ont fait qu’à détourner les fonds loin de l’investissement et la création d’emplois décents dans un contexte où le taux de chômage était en dessus de 15% ces dernières années pour frôler 18% en 2020.
6- Il n’y a pas d’implication sérieuse et rigoureuse dans les réformes du modèle économique en vigueur depuis des décennies. Un modèle qui a atteint ses limites et devenu stérile en termes de création d'emplois et de la richesse richesses, un modèle dont la fragilité a affecté la productivité et la performance de l'administration et des entreprises publiques qui sont considérées comme ayant été les principaux moteurs de la croissance.
7- Le besoin pressant d'augmenter les réserves de change de la Tunisie et d’honorer les engagements de l’Etat, semble avoir incité divers gouvernements à signer des accords de prêt et à s'engager dans des projets mal conçus et sans impact économique ou social. Les prêts contractés par la Tunisie servent non seulement à assurer le service de la dette, à financer le déficit budgétaire, mais aussi à couvrir le déficit commercial où les exportations couvrent des produits à faible valeur ajoutée et les importations sont revendues sur le marché intérieur avec une marge bénéficiaire injustement abusive.
8- Une banque centrale qui a du mal à harmoniser sa politique monétaire avec les autorités publiques, pour finir vers une indépendance et un objectif primordial à savoir la maîtrise d’une inflation dont les déterminants sont dans la majorité non maîtrisable par les instruments conventionnels de la politique monétaire.
9- Des autorités publiques et monétaires qui n'ont pas remplis leurs devoirs vis-à-vis d’un peuple qui aspirait à plus d’investissement et plus d’emploi pour un bien-être meilleur.
Forcing du 25 juillet 2021, un nouveau départ ?
Un vingt-cinq juillet qui assomme un coup de barre pour briser un cercle vicieux et rompre avec une mouvance qui accable, depuis 2011, l’émergence d’une vraie démocratie dans un pays arabo-musulman et l’a empêché faire ces premiers pas.
Un onzième gouvernement est en place, pour relever des défis vertigineux et pour redonner de l’espoir a une population qui n’en peut plus avec la « mal-gouvernance » des élites et les malversations des partis politiques. Avec une femme en tête, ce onzième gouvernement affiche un espoir, et pour la première fois, on embarque dans une nouvelle mouvance capable de prendre ses décisions et de les assumer, loin de l’influence des différents partis politiques…Un gouvernement qui opère sous les directives d’une cheffe de gouvernement ayant pour mission urgente l’assainissement des finances publiques, le rétablissement de la confiance à l’échelle nationale et internationale à travers des actions réfléchies et efficaces et prendre les mesures urgentes et nécessaires, avec la banque centrale, pour redémarrer adéquatement l’activité économique sur des bases solides, évitent le saupoudrage et le rapiècement de ce qui ne fonctionne pas.
Passages obligés et mesures douloureuses
Les mesures urgentes à mettre en place sont multiples, et on se limite à énoncer les principales :
1- Négocier intelligemment et dans la célérité les prêts bilatéraux et multilatéraux. Dans le contexte actuel, la Tunisie a du mal à accéder aux financements requis pour clôturer le budget de 2020 ;
2- La Banque Centrale doit repenser ses paradigmes, modes de gouvernance et façons de faire pour booster l'économie, en favorisant des politiques monétaires non conventionnelles équilibrées (offre et demande), le tout pour stimuler la croissance et pour envoyer des signaux positifs aux investisseurs nationaux et internationaux. La BCT doit agir pour inverser les trends en matière d’investissement, d’épargne et d’emplois.
3- Des discussions sérieuses doivent conclure à des accords entre l’État, les syndicats et l’organisation patronale pour arrêter, provisoirement, l’augmentation des salaires. Une augmentation qui n’a fait qu’alimenter l’inflation et réduire le pouvoir d’achat : les salariés sont à la fois les garants de la production et la consommation, donc arrêtons de voir les pièces d’un seul côté et dans un prisme biaisé ;
4- Optimiser l’utilisation des ressources financières et productives et en faire un usage optimal afin de stimuler l’investissement et d’accroître la productivité, les moteurs de la croissance économique ;
5- Digitaliser l’administration et activer les mécanismes de lutte contre la corruption et les fraudes fiscales. L’État doit mieux faire avec moins de ressources et moins de déficits ;
6- Faire appel à des économistes et financiers renommés pour élaborer et évaluer une stratégie de croissance de court terme (sauvetage), et ce sur la base de promotion de certains secteurs productifs et à fortes valeurs ajoutées afin de lubrifier et restarter la machine productive. À moyen et long termes, ces comités d’économistes sages, neutres et reconnus de par le monde doivent plancher sur la conception d’un nouveau modèle économique, typiquement tunisien fondé sur l’allocation optimale des compétences et des ressources (théorèmes de l’économie politique) ;
7- Préparer adéquatement la nouvelle Loi de Finances 2022 sur la base de résultats à atteindre, des objectifs clairs en matière d’investissement, de PIB et d’emploi en intégrant des anticipations rationnelles (objectives) dans les projections des agrégats macroéconomiques : prix internationaux, taux de changes et l’environnement politico-économique de nos principaux partenaires. La Tunisie doit arrêter de manipuler les hypothèses budgétaires pour recourir systématiquement à des Budgets complémentaires et des rallonges connues d’avance ;
8- Faire un audit des entreprises publiques (et des politiques publiques) afin de faire l’état des lieux, pour pouvoir sélectionner les entreprises à privatiser, à sevrer les addictions à la dette, le tout pour repenser le rôle de l’État (bien public), sans creuser les déficits et sans ruiner les payeurs de taxes ;
9- Rénover la fiscalité, pour mettre en place les instruments d’une politique fiscale équitable sur la base de multiples études élaborées ces dernières années;
10- Last but not least, il faut le dire et le redire : le temps c’est de l’argent ! La célérité et le timing conditionnent la performance des décisions et des politiques publiques. La classe dirigeante doit se réconcilier avec la temporalité et de la contingence du temps. Pour s’en sortir et pour rester dans la course de la compétitivité et de l’innovation, le gouvernement doit jouer contre la montre pour rattraper le retard accumulé, dans un environnement national et international très perturbé, incertain, volatile et multidimensionnel.
Hajer El Ouardani
Docteur en Economie