Tunisie : où est l’Etat ?
Par Azza Filali - Par cette belle lumière d’Octobre, un constat douloureux s’impose à nous : l’Etat Tunisien vacille. Ce qu’il est convenu d’appeler l’appareil d’état (gouvernement, institutions, présidence de la république) puis toutes les structures qui en découlent : institutions publiques, structures d’enseignement, de soins, et autres… Tout cela se désagrège. Fragilisé, voire mis à terre par des années de mauvaise gestion, criblé de dettes, non protégé par ceux qui étaient censés le faire.
Il est faux de penser que les institutions sont immuables, qu’une fois instaurées, elles sont là, pour toujours. Les institutions ne valent que par ceux qui les servent. Mal servies, elles succombent, devenant des fantoches, juste bons à être mis au service des rapaces puis de ceux qui, s’érigeant en prophètes visionnaires, les déconsidèrent et les mettent au rebus.
Les hommes avant les institutions, voilà le discours qu’ont tenu toutes les dictatures. Ce discours, aboli, revient sans cesse, tel un péril, jamais éteint. Bourguiba, premier président d’une Tunisie décolonisée, a fondé les infrastructures du nouvel Etat, les a entourées de lois en garantissant la pérennité. Au début de l’ère Bourguibienne, l’appareil d’Etat se plaçait bien au-dessus des êtres ; les Tunisiens honoraient et respectaient leurs institutions. Au fil du temps, Bourguiba est devenu un despote, d’abord éclairé, puis l’éclairage a baissé pour se concentrer sur la seule personne du « combattant suprême. » L’appareil d’état et toutes ses infrastructures, mis à l’ombre, ont alors été livrés aux corrupteurs et à leurs corrompus. Les hommes ont enfourché les institutions pour leur profit personnel et une lente dégringolade a commencé, d’autant plus préjudiciable qu’elle touchait des structures encore fragiles, sur lesquelles trop peu de temps avait passé pour assurer leur consolidation.
Avec le président Ben Ali et la dictature policière qu’il a instauré, l’appareil d’état semblait recevoir le respect qui lui était dû, les institutions donnaient l’impression de fonctionner, mais la dégringolade s’est poursuivie : pas de maintenance de l’infrastructure éducative, sanitaire, aucun souci de réforme de l’enseignement, de modernisation d’institutions telles la Steg, El Fouladh, Tunisair, la Sonede. Sans compter la corruption qui poursuivait son petit bonhomme de chemin s’étendant de proche en proche, depuis les plus hautes structures de l’état, jusqu’au simple fonctionnaire qu’il fallait « alimenter » pour effacer une contravention, ou obtenir un papier… Mais, Ben Ali était alors fort d’un appareil sécuritaire de haut niveau et l’Etat donnait tous les signes apparents de la stabilité.
Après dix longues années d’incohérence politique, nous voici confrontés à un pays sans institutions. Depuis 2011, ces institutions étaient mal servies par ceux qui s’y employaient. Depuis 2019, le parlement, livré à une pègre, avait délaissé son rôle pour devenir un cirque, dont le chef agissait tel un président de la République et où des pugilats en règle se produisaient sous le regard des citoyens. Seules, les lois servant les intérêts du chef du parlement et de ses comparses avaient les honneurs de la séance plénière. Quant au gouvernement, oscillant entre le président de la République et celui du parlement, il servait, lui aussi, les intérêts des uns et des autres. Le chef du gouvernement n’avait pour stratégie que de se mettre au service des intérêts du mouvement Ennahdha pour se maintenir au pouvoir. Pendant ce temps, l’appareil d’état se désagrégeait doucement. Les fêtes nationales étaient devenues de simples « jours fériés ». On ne célébrait plus le 20 mars ni le 25 Juillet. Jusqu’au dernier 25 juillet où le président Saied gèle le parlement, dissout le gouvernement et s’arroge tous les pouvoirs. La joie populaire qui a suivi ces mesures était liée à ce que les citoyens considéraient comme la fin de Ghanouchi, suivie par la dissolution d’un gouvernement inerte n’ayant même pas su parer à la pandémie de Covid, qui flambait à travers le pays. Geler l’institution « parlement », dissoudre l’institution « gouvernement » semblait alors la seule manière constitutionnelle pour se débarrasser des mafieux qui y régnaient en maître. Mais le problème dans tout cela est qu’on a sacrifié les institutions pour se défaire des individus : on a jeté le bébé avec l’eau du bain !
Si on élimine parlement et gouvernement pour se débarrasser des individus qui s’y trouvent, il faut, pour le moins, trouver le moyen de rétablir au plus vite, les institutions avec des figures nouvelles : organiser des élections législatives anticipées, nommer un nouveau gouvernement… Dans le même sens, à quoi sert, à la moindre information de corruption dans une institution, de limoger le responsable de cette institution ? En quoi cet acte va-t-il réparer des années de mauvaise gestion et une corruption désormais endémique dans les rouages de chaque structure ? Ce comportement est d’autant plus navrant qu’il peut mener à des erreurs d’évaluation : la plus récente a été la mise en résidence surveillée de maitre Chawki Tabib, ancien président de l’instance de lutte contre la corruption. Sans doute en raison de dossiers non traités ou égarés (sûrement au niveau de l’appareil judiciaire). Cette mise en résidence surveillée vient d’être levée aujourd’hui même. Or, faire la chose et son contraire est la meilleure manière de se discréditer auprès d’une opinion publique très attentive aux agissements présidentiels, d’autant que ces agissements ne sont accompagnés d’aucune déclaration explicative, de la part de la présidence de la république.
Aujourd’hui, le pays traverse une longue période d’attente. Durant les semaines ayant suivi le 25 Juillet cette attente a été patiente, puis inquiète ; désormais l’attente frôle l’exaspération. La nomination de madame Bouden au poste de chef du gouvernement a fait jaillir une lueur d’espoir : l’institution gouvernementale allait revenir. Jusqu’à présent nous n’avons rien vu venir. Toutefois, la constitution d’un gouvernement ne parera pas à l’absence du parlement, ni à la mise à l’écart des partis, tous mis dans le même sac.
A peine la pluralité des partis installée en 2011, dans le sillage de la liberté d’expression et de rassemblement, voici que le président met ces partis à l’écart, ne les écoute pas, les empêche souvent de se réunir. Tout se passe comme si on allait vers une disparition des partis, jugés nuisibles et ne servant en rien le pays.
Le mot démocratie a été si galvaudé, si souvent brandi par des intérêts contradictoires qu’il faut le manier avec prudence. Mais, force est de constater que l’existence des partis politiques est un prérequis incontournable dans tout pays se prétendant démocratique. Après le règne du parti unique, allons-nous vers la disparition pure et simple des partis, nous retrouvant plus en arrière qu’au temps de Bourguiba et Ben Ali ?
Rassembler tous les pouvoirs entre les mains d’un seul individu, dans un pays à la faillite quasiment déclarée, est un acte dangereux. Notre pays a un besoin urgent d’être sauvé ! Il faut qu’un groupe de citoyens de bonne volonté, experts chacun dans un domaine précis, conjuguent leurs efforts pour appliquer des mesures urgentes de sauvetage. L’heure n’est plus aux choix politiques sophistiqués ! Si le citoyen Tunisien ne reçoit pas son salaire du mois d’octobre et des mois suivants, il oubliera celui qu’il a précédemment encensés. Un pays sans état, au bord de la banqueroute, est-ce vraiment ce que les Tunisiens méritent ?
Azza Filali