Slaheddine Dchicha: De «l’exception tunisienne» à l’état d’exception
Les mythes, surtout lorsqu’ils contribuent à la formation du roman et de l’identité d’une nation, ont la vie dure. Au nombre de ceux-là, l’on peut compter celui de «l’exception tunisienne». Malgré sa déconstruction par le chercheur Michel Camau et par l’historienne Leyla Dakhli, le recours à ce mythe n’a jamais cessé, pour preuve l’usage qu’en ont fait Mark Halter et Skander Ounaies pas plus tard que le mois d’août dernier, chacun dans une tribune dans l’hebdomadaire français Marianne.
«Tounès Mouch-normal»
L’expression «exception tunisienne», on le sait, est ambiguë puisqu’elle peut, en fonction de l’utilisateur, recouvrir des connotations tout aussi bien positives que négatives.
En effet, Lorsqu’il en est fait un usage interne, par les Tunisiens eux-mêmes, elle s’apparente à de la fierté et prend des résonnances nationalistes ou tout du moins patriotiques: «La Tunisie est le seul ou l’unique ou le premier pays du Maghreb ou de l’Afrique ou du monde arabe voire du monde à… ». Cette autoglorification convoque alors non seulement des personnages historiques tels que Hannibal, Caracalla, Didon, Ulysse, Kahina, Ibn Khaldoun, Tertullien, Saint-Augustin… mais aussi toute personne célèbre ou valeureuse touchant de près ou de loin la Tunisie par la naissance, l’origine, le séjour, le voyage…, et elle se trouve ainsi annexée et parfois malgré elle: Claudia Cardinale, Gisèle Halimi, Philippe Seguin, Azzedine Alaïa,… Bertrand Delanoë… mais aussi Flaubert, Klee, Kandinsky…
Cette unicité prend les allures d’ une distinction, d’une élection mais lorsqu’elle est utilisée par des non-Tunisiens, croyant flatter, elle résonne comme une anomalie, comme une exception qui confirmerait une règle générale et intangible qui s’appliquerait à un ensemble plus ou moins large et notamment l’espace arabe. Alors à l’ autoritarisme militaire et policier, au machisme et à la condition déplorable des femmes , à la répression et à la violence sociale… on oppose la douceur de vivre tunisien, le statut personnel et la libération de la femme par Bourguiba, la nouvelle constitution et la transition démocratique…
L’état d’exception
C’est connu, les Tunisiens ont inauguré le «printemps arabe» et ont inventé tour à tour «le putsch médical» en écartant Bourguiba, le «dégagisme» en démettant Ben Ali et les voilà en train d’inventer un nouveau genre de coup d’état, le «constitutionnel» pour se débarrasser de l’Islam politique. Et il s’est trouvé certains commentateurs pour expliquer par «l’exception tunisienne» le fait qu’aucune goutte de sang n’a coulé lors de ce «coup» qui en vérité signe la normalisation du Pays!
La normalisation
Cette «normalisation» s’est déroulée en trois étapes:
1. le 25 juillet Kaïs Saïed a pratiqué la «stratégie du coucou» en profitant dela colère populaire de grande ampleur qui s’est déclarée partout dans le pays, pour prendre des «mesures exceptionnelles»ben invoquant un «péril imminent» et en s’appuyant sur l’article 80 de la Constitution.
2. Le 23 août, un mois après, pour se donner du temps et calmer l’impatience grandissante de ses compatriotes qui n’en peuvent mais, il a prolongé les mesures exceptionnelles du 25 juillet jusqu’à nouvel ordre.
3. le 22 septembre dernier, le Président a promulgué un décret qui lui attribue tous les pouvoirs et qui officialise sans détour et sans complexe «l’état d’exception» tel qu’il est défini par les meilleurs juristes: «On appelle état d’exception une situation dans laquelle, en invoquant l’existence de circonstances exceptionnelles particulièrement dramatiques et la nécessité d’y faire face – on songe par exemple à une catastrophe naturelle, une guerre, une insurrection, des actes terroristes ou une épidémie –, on suspend provisoirement l’application des règles qui régissent ordinairement l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics et l’on en applique d’autres, évidemment moins libérales, qui conduisent à une plus grande concentration du pouvoir et à des restrictions aux droits fondamentaux.»*
Cette série de décrets qui, comme l’ont fait remarquer certains, constitue «mini-constitution» met fin à la «transition démocratique» qui dure depuis 2011, envoie aux oubliettes la «meilleure constitution du monde arabe» et, malgré les protestations des partisans de l’identité amazigh, carthaginoise, phénicienne…la Tunisie reviendrait dans le giron arabe où elle est serait désormais soutenue par Les Saoudiens, les Emiratis et les Egyptiens.
Ce désormais pays arabe comme les autres suscite l’inquiétude des démocrates car il n’est plus à l’abri de la tentation militaire puisque Kaïs Saïed a donné l’occasion à l’armée de goûter au pouvoir en y faisant un long stage pratique !
Slaheddine Dchicha
* Michel Troper, «L'état d'exception n'a rien d'exceptionnel», Le droit et la nécessité, PUF, coll. «Léviathan», 2011, p.99