Vie et mort d’un fondateur de dynastie: Husseïn Bey 1er (1675-1740)
Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - En l’an 1675, dans la citadelle du Kef, naquit un garçon que son père, l’agha-gouverneur Ali Turki, prénomma Husseïn. L’enfant, Turc par son père, originaire de Crète, et autochtone par sa mère qui appartenait à la tribu bédouine des Charen, était appelé à un destin extraordinaire puisqu’il accéda au pouvoir en 1705 et fonda la dynastie des beys husseïnites qui allait régner sur la Tunisie durant deux siècles et demi jusqu’à la proclamation de la république, le 25 juillet 1957.
Dans ce XVIIe siècle finissant, la situation politique était particulièrement agitée. Certes, l’expérience dynastique entreprise par la famille des beys mouradites à partir de 1631 avait été marquée par des sanglantes querelles de succession mais l’essor du pouvoir beylical se poursuivait vaille que vaille, sans que la caste militaire turque pût rétablir l’ordre ancien. Hammouda Pacha avait même obtenu du sultan, en 1658, le privilège de fonder une dynastie. Cependant, sous le règne du dernier bey, Mourad III (1699-1702), le despotisme débridé de ce prince, sa politique imprudente vis-à-vis de l’oligarchie turque de la province voisine d’Alger, la peur des sujets face aux désordres et à la guerre étaient d’autant plus inquiétants que la situation économique et financière, aggravée par cinq épidémies de peste au XVIIe siècle puis de 1701 à 1705, était fragile. A cela s’ajoutèrent les malheurs engendrés par une intervention militaire entreprise par le dey d’Alger contre Mourad après que celui-ci eut tenté de prendre Constantine.
Face à cette situation, le gouvernement impérial ottoman décida d’intervenir et d’exiger des deux pouvoirs vassaux d’Alger et de Tunis qu’ils cessent le combat. Ibrahim Chérif, agha des spahis (chef de la cavalerie régulière) et un des proches lieutenants du bey de Tunis, s’étant rendu en mission à Istanbul, se retrouve là – par hasard ? - en même temps que des émissaires d’Alger. Le Sultan ordonna aux deux parties de signer une réconciliation. Mourad III, informé par courrier, refusa de signer la paix. Pour mettre fin à l’effusion de sang, on décida, en haut lieu de confier à Ibrahim Chérif (sans doute, depuis toujours secrètement au service du gouvernement sultanien) la tâche de supprimer le bey de Tunis. Le 10 juin 1702, Mourad III est assassiné dans son carrosse. Cette dynastie—la première qui, depuis la conquête ottomane de 1574, avait renoué avec l’ancienne tradition monarchique locale— disparut ainsi tragiquement au bout de quelque quatre-vingt-dix années.
Le rôle de Husseïn Ben Ali dans la conjuration contre Mourad fut-il équivoque ? La version classique dit que Husseïn avait bien cherché à prévenir son maître mais sans succès. En revanche, l’historien El Mokhtar Bey, auteur en 1993 d’une excellente biographie de son ancêtre, pense que « Husseïn n’était peut-être pas loin d’avoir trempé dans le drame. Et le fait de tenter d’alerter secrètement son souverain, loin de le laver de tout soupçon, ne fait que le confirmer. Car non seulement le message ne parvint pas à Mourad, mais encore Husseïn fut nommé agha des spahis et devint proche d’[Ibrahim] qui, il est vrai, l’emprisonna au préalable, probablement pour masquer une complicité.»
Toujours est-il qu’Ibrahim Chérif prit le pouvoir avec le titre inusité de bey et dey. Fermement soutenu par Constantinople, sans doute inquiète d’un retour de l’anarchie, il reçoit en 1703 le titre de pacha et dirigea le pays durant trois ans. Mais en avril 1705, après une épidémie de peste, un autre malheur frappe le pays. Les Algériens (El Jazîriyîn, comme on les appelait) pénètrent en territoire tunisien et battent les troupes d’Ibrahim Chérif non loin du Kef. La plupart des tribus bédouines, hostiles à sa politique fiscale et ses abus, firent défection et —sans doute alléchées par la perspective du butin— allèrent grossir l’armée d’Alger. Ayant refusé une paix négociée, le pacha-bey-dey est fait prisonnier et Le Kef tombe en juillet. Le pays privé de chef, militaires et notables religieux se tournèrent vers Husseïn Ben Ali, qui, de l’avis général, accéda au pouvoir de manière légitime et sans effusion de sang.
L’homme qui allait prendre en main les destinées de la régence de Tunis était déjà un soldat aguerri et un habile manœuvrier politique. Rompu aux arcanes de la caste militaire turque, il était en outre un connaisseur du milieu bédouin. Sa grande habileté lui permit, en déjouant diverses intrigues dont il était l’objet, et - chose malaisée en pays d’Orient - de garder la confiance de ses chefs. Il exerça les fonctions de khaznadar de Mhammad Bey, puis Ramadhan Bey le nomma agha des spahis turcs. Sous Mourad III, Husseïn est nommé gouverneur de l’Aradh (confins saharo-tripolitains de la Tunisie), avec les pleins pouvoirs. Puis il est rappelé à Tunis et nommé kahia du Dar el Pacha – l’institution en charge du versement de la solde des janissaires. Le bey lui accorde aussi, à ferme, l’administration fiscale des cuirs et peaux (Dar el Jeld), ce qui sans doute lui a permis de s’enrichir, atout considérable en politique, particulièrement, dans les périodes troubles. Husseïn Ben Ali occupait donc une place centrale dans la politique des derniers beys mouradites, et même lors du court règne d’Ibrahim Chérif (1702-1705), il réussit, ainsi que nous l’avons vu plus haut, à garder son influence.
Devenu bey le 12 juillet 1705, la première tâche pour le nouvel émir fut de repousser les troupes du Dey d’Alger. Il réussit dans cette entreprise grâce au ralliement des tribus qui avaient - selon une volte-face dont les bédouins étaient coutumiers - fait défection. «A la fin du mois de septembre, écrit l’historien Mohamed-El Hédi Chérif, le consul de France notait que le nouveau bey enlevait au parti algérien tous les jours, par des négociations secrètes, des nations entières d’Arabes qui venaient se ranger auprès de lui.» Cette défection, poursuit-il, dégarnissait et découvrait dangereusement le camp algérien.» Elle fut pour beaucoup dans la décision du dey d’Alger de lever précipitamment le siège de Tunis, dans la nuit du 6 au 7 octobre 1705.
La question algérienne réglée, il fallut déjouer les inévitables complots et trahisons. Salué par la population comme un sauveur, il reçut le serment d’allégeance de tous les notables citadins et ruraux. Toutefois, la caste militaire turque ne désespérait pas de profiter de la situation, encore instable, pour rétablir son pouvoir. Le dey en particulier, jadis puissant mais qui depuis les Mouradites était nommé par le Bey. Le titulaire de la charge, Mohammad El Asfar (« Le Blond »), tenta de renverser Husseïn. Le plan échoua et le 3 janvier 1706, ce dignitaire félon fut décapité. Le 4, le bey faisait son entrée à Tunis. Deux autres tentatives d’assassinat échouèrent. Mais rien n’était encore acquis puisque le chef des Hanâncha-s, la puissante confédération tribale des confins tuniso-algériens, Bouaziz Ben Nasr, entra en rébellion en février. Il fallut monter une expédition dirigée par le bey lui-même pour le réduire. Ce chef continua cependant de provoquer des troubles jusqu’aux années 1720 puis finit par se rallier à Husseïn. Autre péril : un dignitaire du régime d’Ibrahim Chérif, Mohamed Ben Mustapha Ben Ftîma, riche et influent, entra en compétition avec le bey. Sans succès. Contraint à errer de région en région et sa tête mise à prix, il fut capturé en 1717 et décapité.
Husseïn Ben Ali, qu’un firman du sultan-calife confirma, en 1707, dans ses fonctions de bey de Tunis, ayant réussi à conjurer les périls, put alors se consacrer à la restauration de l’Etat et au renforcement dupouvoir beylical.Afin de mettre en œuvre cette volonté de redressement, Husseïn s’attacha les services de nouveaux collaborateurs. Certes, le rôle des mamelouks, généralement mariés à des princesses, fut maintenu conformément aux usages propres au despotisme oriental, toujours soucieux de contenir les forces sociales enracinées dans le pays. Par ailleurs, les liens entre le bey de Tunis et son suzerain ottoman étant encore étroits, l’Etat avait besoin de collaborateurs turcs (entendez des hommes généralement originaires des provinces orientales de l’Empire ottoman et fixés à Tunis) qui, bien entendu, maîtrisaient l’osmanli, employé dans la correspondance avec la Sublime Porte, et qui avaient aussi une certaine aisance dans les rapports avec les puissances étrangères. Youssouf Khouja, par exemple, était «une sorte d’ambassadeur itinérant auprès de diverses cours européennes» (Md. Hédi Chérif). Citons aussi son homonyme, Husseïn Khouja, lui aussi secrétaire de chancellerie et historiographe. Le caractère à la fois barbaresque et méditerranéen de la régence de Tunis explique que l’on rencontrait aussi à la cour du Bardo des chrétiens convertis dont nous retiendrons Mustapha Ginwîz («de Gènes»), beau-frère du bey, devenu officier artilleur, et qui sera de tous les combats. Mais, selon un trait qui ne cessera de se renforcer à partir du règne de Husseïn, on voit surtout émerger des familles et des hommes du cru, dévoués au service de la dynastie. La famille maternelle du prince lui-même, bien sûr, les Ghazzâlî de la tribu des Charen, dont certains devinrent des chefs civils et militaires, ou encore Ameur Bey, le demi-frère de Husseïn par sa mère. Le nouveau pouvoir husseïnite trouva un précieux concours auprès des familles influentes dans leur région et dont sortaient de leur lignée caïds-gouverneurs et fermiers d’impôts ; à l’instar des Djellouli qui accompagneront la dynastie husseïnite durant ses deux siècles et demi d’existence. Les grands chefs de tribu servaient de relais au pouvoir central auprès de leurs contribules, participaient – de manière souvent lucrative- au prélèvement des impôts pour le compte du Bardo et œuvraient à la consolidation du nouvel ordre politique. A la cour, on rencontrait une pléiade de secrétaires autochtones et excellents connaisseurs du pays: Belhassan El Oueslati, Qacim Ben Soltana, Ali Chou’aïb, tous trois de Béja, Sghaïer Ben Daoud de Nabeul, Al Haj Mohamed el Naqbi Khaznadar, Mohamed Ben Halila. Et des oulémas tel Youssouf Ben Bourtaguiz, né à Zaghouan sans doute dans une famille d’origine andalouse, imam et conseiller du bey. Les moriscos, arrivés vers 1610-1620, eurent leur part dans la consolidation du pouvoir du bey. A l’exemple de Mahmoud, khaznadâr du bey, ou Soulayman Chérif Qastalli (« Le Castillan »), conseiller du prince et armateur corsaire, mentionné par l’historien Mikel de Epalza.
Les milieux lettrés ayant souffert des troubles du temps de Mourad III, d’Ibrahim Chérif et des incursions turco-algériennes, Husseïn entoura les professeurs et les magistrats de toute sa sollicitude. Il fit édifier et restaurer des médersas, espaces d’enseignement et d’hébergement d’étudiants à Tunis, Sousse, Kairouan, Sfax et Nefta, ainsi que des mosquées et des sanctuaires (mosquée al Jadîd à Tunis et mosquée de Sidi Bou Saïd). Homme de son temps, il accorda un intérêt soutenu aux saints, zaouias et confréries à la satisfaction de la population. Soucieux de s’attacher ses sujets malékites, qui constituaient l’écrasante majorité de la population et qui, depuis la chute des Hafsides au XVIe siècle, avaient perdu leur prééminence, le bey créa, à dessein, un poste de cadi de ce rite en sa résidence du Bardo, et nomma comme juge de la colonne militaire (mhalla) un magistrat malékite. Il rendait lui-même la justice et, voulant donner l’image d’un prince équitable et fidèle à la charia, il aimait à s’entourer d’oulémas qu’il ne manquait pas de consulter. Dans le même temps, il renforça son pouvoir, notamment sur le dey ou daoulatli. Cet important personnage, issu de la caste militaire, et qui fut naguère un rival redoutable, disposait, en effet, d’une autorité de police et de justice à Tunis. Ses prérogatives furent réduites et le contrôle du bey renforcé. «Le dey, écrit l’historien Robert Brunschvig, bien déchu de ses prérogatives antérieures, tombait au rang d’un magistrat urbain sans grand pouvoir.»
Au plan économique, une conjoncture favorable (fin de la peste et une série de bonnes récoltes)etle retour de l’ordre permirent une incontestable régénération. Une politique fiscale supportable profita aux campagnes et aux villes. Les souks retrouvèrent leur prospérité passée et les exportations reprirent. Si à l’instar des princes orientaux, il n’engagea pas un vaste programme d’entretien des pistes, il procéda cependant à la construction et à la restauration de nombreux ponts, à l’édification de réservoirs d’eau et de fontaines et à des relais sur les routes. Il ordonna la restauration des remparts et monuments de Kairouan, chère aux Tunisiens parce que dans ses environs se trouve le tombeau d’un compagnon du Prophète.
Pour le prince, solidement installé au pouvoir, et pour le pays qui jouissait enfin d’une longue période de paix, les choses semblaient aller pour le mieux. Mais un coup du sort allait tout remettre en question. De tous ses fidèles lieutenants, Husseïn Bey avait eu la chance de pouvoir compter sur un jeune homme aux qualités politiques et militaires remarquables et qui se trouvait être son neveu, Ali fils de son frère Mohamed. N’ayant pas d’enfants mâles, le bey se lia d’affection pour le neveu, lui donna une excellente formation, et dès l’âge de 17 ans, Ali reçut le commandement de la mhalla, chargée de contrôler deux fois l’an le pays, de rendre la justice et de prélever les impôts. Autant dire que c’était la voie royale pour la succession au trône. Cependant, en 1710, un corsaire tunisien offrit à Husseïn une jeune captive génoise. Mariée au prince, elle lui donna un fils, prénommé Mohamed El Rachid, puis d’autres garçons. Chose tout à fait compréhensible, Husseïn songea bientôt à faire de son fils aîné son successeur. En 1726, Mohamed est désigné comme prince héritier. Mais il fallait, au préalable, résoudre le cas de Ali. En la matière, Husseïn fut deux fois imprudent. La première fois en faisant de son neveu un successeur quasi légitime. La deuxième en destituant Ali de son commandement et en croyant le circonvenir en lui conférant par le Sultan le titre de pacha, que lui-même n’avait pas. L’ambitieux jeune prince n’était pas dupe ni homme à se contenter des honneurs. Il rongea son frein jusqu’à un soir de février 1728 où, craignant un assassinat, il quitta son palais de la médina et réussit à se rendre au Djebel Ousselat où les habitants, prompts à la sédition, lui firent bon accueil. Ce fut le début d’une longue suite de malheurs. Les tentatives de conciliation ayant échoué, le pays fut déchiré entre agglomérations et tribus loyalistes, fidèles à Husseïn(hsîniyya ou husseïnistes) et d’autres, favorables à Ali Pacha ( bâchiyya, ou pachistes) . Vaincu en 1729, Ali se réfugia à Alger tandis que Husseïn regagnait sa capitale après 18 mois d’absence passés à combattre. En 1735, le pacha revient avec les troupes algériennes et Hussein Bey est battu à Sminja le 4 septembre. Ali entre à Tunis où il prend le pouvoir. Hussein et ses fils se réfugient à Kairouan. En mai 1740, le bey est tué par Younès, fils du pacha. Quant aux princes husseïnites et leur suite, ils purent trouver refuge à Alger.
Cette querelle avait replongé le pays dans l’instabilité, la discorde et la souffrance, et il s’en fallut de peu que tout le processus beylical ne s’effondre. Ali Pacha, cependant, gouverna avec énergie son royaume et poursuivit l’œuvre de concentration du pouvoir entreprise par son oncle. Il subit cependant une tragique rébellion provoquée par son propre fils Younès Bey qui, à son tour, trouva refuge à Constantine.
Les fils de Husseïn Bey et leurs fidèles compagnons d’exil tels que Lasram et Mrabet de Kairouan et Bou Attour de Sfax, revenus avec les troupes turco-algériennes en 1756, retrouvèrent le trône de leur père dans des circonstances sanglantes. Mais la dynastie était sauvée et, après la crise de succession du bey Hammouda Pacha, vite résorbée en 1814, la famille husseïnite se maintint au trône dans le respect de la règle successorale de primogéniture jusqu’à l’abolition de la monarchie en 1957. Malgré une vassalité maintenue vis-à-vis du Sultan puis un protectorat étranger, la dynastie fondée par Husseïn Bey Ben Ali réussit à mettre en place un Etat à la légitimité incontestée et au caractère national tunisien affirmé.
Mohamed-El Aziz Ben Achour