Opinions - 25.08.2021

Hatem Kotrane: L'état d'exception n'a plus rien d'exceptionnel !

Tunisie: L'état d'exception n'a plus rien d'exceptionnel !

1. L’expression est empruntée à Michel Troper(1). Elle nous rappelle que nous vivons, depuis le 25 juillet, une situation dans laquelle, en invoquant l’existence de circonstances exceptionnelles et la nécessité d’y faire face, le Président de la République en est arrivé à suspendre provisoirement, pour un mois dans un premier temps, et pour un temps indéterminé depuis le soir du 24 août, l’application des règles qui régissent ordinairement l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics, y compris en ordonnant la suspension de l’Assemblée des représentants du peuple et la levée de l’immunité des parlementaires, avec pour conséquence l’application d’autres règles, évidemment moins libérales, qui conduisent à une plus grande concentration du pouvoir et à des restrictions aux droits fondamentaux.

2. La France, souvent citée en exemple, a certes connu une telle suspension des règles normalement applicables – depuis le gouvernement révolutionnaire, jusqu’aux pouvoirs spéciaux de la guerre d’Algérie en 1961, mais ce n’était pas en application de règles formellement constitutionnelles et d’aucuns ont pu évoquer un abus de pouvoir patent, à commencer par le maintien en vigueur pendant six mois de l’article 16 de la Constitution(2) - l’équivalent à peu près de l’article 80 de la Constitution Tunisienne du 27 janvier 2014 -, alors que le putsch des généraux est maîtrisé en trois jours. Le président du Conseil constitutionnel en personne, le très gaulliste Léon Noël, a déclaré, sur ce point, quoique tardivement, en 1976 : « au point de vue juridique, aucune hésitation n’était possible », « le maintien du régime de l’article 16 était contraire à l’esprit et à la lettre de ce texte »(3).

L’état d’exception transformé en un paradigme normal de gouvernement?

3. Que dire alors d’un prolongement, sine die, de l’état d’exception ainsi que décrété par le Président Kais Saied si ce n’est qu’il transgresse le caractère « exceptionnel » des mesures décrétées au point de redevenir un paradigme normal de gouvernement et l’Etat de droit se transformer, sous nos yeux, en un Etat de police et même d’arbitraire !

4. L’observation est grave et rappelle que l’expression « état d’exception » peut, en fait, être employée de deux manières très différentes.

Dans une première acception, l’état d’exception est entendu comme un moment par définition fugace, temporaire pour faire face à un péril donné pendant lequel les règles de droit prévues pour des périodes de calme sont transgressées, suspendues ou écartées pour faire face à un péril.

Dans une seconde acception, l’état d’exception consiste en une modification en profondeur de certains systèmes juridiques pour faire face à certains périls durables tels que le terrorisme, modification en profondeur parce que les règles mises en œuvre pour lutter contre ce péril sont révélatrices du système politique et juridique dans lequel elles sont en vigueur.

5. Dans sa rigueur terminologique, juridique et logique, l’état d’exception ne peut être entendu que dans la première acception, la seule dans laquelle existe une véritable exception par rapport à un temps de calme et à un droit des périodes dites « normales ». Suggérer, comme le fait allègrement le Président Kais Saied, que l’état d’exception est lié au système constitutionnel lui-même, à l’Assemblée des représentants du peuple désignée en bloc comme devenue un péril durable, transforme l’état d’exception  en un paradigme normal de gouvernement d’un Président prétendant répondre à un besoin impérieux et accomplir un « devoir » salutaire! Car qui peut le prouver ? Qui a la charge de la preuve ? Qui peut surtout le vérifier et le légitimer, en l’absence de la Cour constitutionnelle, pour empêcher que  l’Etat de droit ne redevienne ainsi un Etat de police et même d’arbitraire ? 

L’article 80 de la Constitution sur l’état de péril imminent: une voie infructueuse et inappropriée!

6. Dans un article précédent intitulé : «Vers une nouvelle gouvernance pour sauver la République» paru sur Leaders du 11 février 2021, nous attirions l’attention presque six mois avant sur les risques d’un recours à l’article 80 de la Constitution ainsi mis en avant par le Président de la République le soir du 25 juillet dernier et qui nous était personnellement parue une voie infructueuse et inappropriée. « En effet, et à supposer que la Tunisie serait entrée dans un «état de péril imminent menaçant la Nation ou la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics», les possibilités ouvertes au Chef de l’Etat s’avèrent tout à fait limitées. Indépendamment des difficultés liées à l’absence de la Cour constitutionnelle dont l’information est requise en de pareilles circonstances, le recours à l’article 80 précité apparait tout à fait inapproprié, car même si le Chef de l’Etat est expressément habilité ainsi à adopter des mesures qu’impose l’état d’exception portant, entre autres, suspension du fonctionnement régulier des pouvoirs publics, ces mesures qu’impose l’état d’exception requièrent la consultation préalable du Chef du Gouvernement et du Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple et doivent elles-mêmes avoir pour objectif de garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics, sans égard au fait que durant cette période, «l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de session permanente…» !

L’initiative du 25 juillet 2021: une réponse à un état de nécessité constitutionnelle pour sauver la République et restaurer le prestige de l’Etat!

7. Dans un article plus récent intitulé : « L’initiative présidentielle du 25 juillet 2021: Vers une nouvelle gouvernance pour sauver la République» paru sur Leaders du 30 juillet 2021, L’initiative  du Président de la République du 25 juillet 2021 trouvait, à notre avis, une base constitutionnelle solide, déjà exposée dans notre article précité d’il y a à peu près 6 mois, celle tirée de l’article 72 de la Constitution, «où le Président de la République, Chef de l’Etat et symbole de son unité, tenu de garantir son indépendance et sa continuité, prend lui-même conscience de l’ampleur de la difficulté créée par cette même Constitution et décide, de sauver l’essence même de la République et de son texte fondateur».

«D’aucuns y verraient un coup d'État ! Or, il n’en est rien! Il ne s’agirait point d’un renversement du pouvoir par une personne investie d'une autorité, de façon illégale et brutale. Un Président de la République, de surcroît lorsqu’il a été élu à plus de 70% des voix des électeurs à la dernière élection présidentielle, pourrait être enclin à répondre au devoir historique et impérieux lié à sa haute charge et emprunter des voies exceptionnelles, voire extraconstitutionnelles, permettant de sauver l’essence même de la République et de sa Constitution!».

Redonner une légitimité constitutionnelle en transformant l’état d’exception en un espace de dialogue national démocratique

8. Nous mesurons, un mois après, le risque que nous eussions été leurrés !

Notre leurre, parfaitement assumé, n’est pas lié au fait d’avoir tenté, au-delà de tous les débats constitutionnels, de trouver une base légitime à l’initiative du Président de la République, en recourant à une théorie empruntée au droit civil et au droit pénal, celle de l’état de nécessité, La nécessité motive l’action, dit-on pour résumer cette théorie, où la personne qui l’invoque est placée devant un non-choix, elle s’incline devant la nécessité : elle ne décide rien mais obéit. L’évidence, critère déclencheur de l’urgence ou de l’impérieuse nécessité, suppose qu’il n’y ait pas d’alternative entre agir d’une façon ou d’une autre et entre agir et ne pas agir. Cette évidente nécessité empêche toute interprétation juridique, qui suppose de délibérer et d’argumenter pour subsumer telle action sous la règle.

C’est cette théorie de la nécessité que nous pensions pouvoir mettre en appui à l’initiative du Président Kais Saied du 25 juillet 2021, en évoquant en l’espèce un «état de nécessité constitutionnelle». Or, le paradoxe en droit constitutionnel, comme l’a écrit François Saint-Bonnet, est que  l’on est dans « …l’hypothèse de la nécessité comme justification a posteriori de l’action …En cas de nécessité évidente, l’action ne résulte pas d’un choix du gouvernant ou d’une volonté de se détourner de la norme limitative du pouvoir, au contraire, il y a l’idée que l’on s’incline devant un besoin impérieux. Les responsables politiques ou administratifs qui agissent se défendent d’avoir usé de leur « puissance », ils soutiennent au contraire qu’ils ont accompli un « devoir » salutaire»(4).

9. Peut-on continuer, en toute bonne foi, à rechercher une légitimité constitutionnelle aux mesures arrêtées depuis le soir du 25 juillet, singulièrement reconduites le soir du 24 août 2021, et ce, alors même que l’article 80 de la Constitution, mis en avant comme base constitutionnelle, interdit formellement  la prise de telles mesures, comme relevées par de nombreux constitutionnalistes, parmi lesquels le professeur Wahid Ferchichi(5)?

Comment résoudre autant de contradictions et prévenir, surtout, la transformation de l’euphorie populaire en une  désillusion d’un peuple entier qui se trouverait autrement replongé dans les ténèbres d’une nouvelle dictature ?

10. Notre opinion reste pourtant que le Chef de l’Etat est, dans l’état actuel des choses, conduit à tout faire mais ne peut pas tout faire ! Et ne pouvant tout faire, il y a risque que rien ne sera fait, si bien qu’il gagnerait, au plus vite, de rétablir la légitimité constitutionnelle en renouant contact avec les principales parties prenantes, y compris quoiqu’il semble persister à les dénigrer en bloc, les partis politiques, les organisations nationales au premier rang desquelles les organisations syndicales représentatives des travailleurs et des employeurs, les instances nationales indépendantes, les organisations de défense des droits de l’homme et à leur tête la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme, les organisations des enfants et des jeunes – à qui l’avenir appartient – ainsi qu’en ayant recours à des experts reconnus dans les domaines notamment juridique et économique, en vue de restaurer les bases de l’Etat de droit  et redonner vigueur à l’expérience démocratique de la Tunisie moderne.

11. Un tel Dialogue national pourrait inscrire, comme axes prioritaires, la rédaction rapide d’une nouvelle Constitution corrigeant toutes les lacunes de la Constitution du 27 janvier 2014 et d’une nouvelle loi électorale permettant au pays d’être réellement gouverné.

12. En même temps, le Dialogue national devrait avoir pour missions de:

Restaurer les piliers de l’Etat et contrer toutes les tentatives de saper les principes de la République, établir un espace citoyen ouvert à tous pour protéger l’Etat et ses institutions de toutes les forces de l’extrémisme, de la corruption, du populisme et du corporatisme, et préparer une vision globale d’une politique de la République qui résiste au chaos et propose des stratégies et des programmes pour promouvoir l’Etat civil dans divers domaines et réformer les politiques et les institutions. Un espace qui intègre Toutes et Tous sans surenchère idéologique ni dépendance vis-à-vis des intérêts internes et externes.

Construire une culture de politique démocratique participative visant à élever le statut de l’action politique en tant qu’engagement à changer la société, d’une société fondée sur l’ignorance, la privation et la marginalisation sociale et économique à une société visant à parvenir à l’inclusion sociale et au développement inclusif tout en défendant la souveraineté nationale et en protégeant les ressources naturelles du pays et l’environnement.

Sauvegarder les libertés publiques et les droits de l’homme

13. Restaurer la légitimité constitutionnelle passe, avant toute chose, par une reconsidération des pratiques d’atteinte aux libertés individuelles et des restrictions aux droits fondamentaux, qui s’opèrent depuis le 25 juillet, surtout celles d’un recours immodéré à l’assignation à la résidence surveillée, aux restrictions de voyage, d’un nombre important de citoyens. Le Chapitre II de la Constitution, relatif aux libertés et droits de l’homme, continue, selon le Chef de l’Etat lui-même, à s’appliquer pleinement. La Tunisie reste par ailleurs, faut-il le rappeler, liée par les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dont l’article 4 autorise, certes, les Etats parties, « dans le cas où un danger public exceptionnel menace l'existence de la nation et est proclamé par un acte officiel  à prendre, dans la stricte mesure où la situation l'exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte.. ». De surcroît, ajoute le même texte, « Les Etats parties au présent Pacte qui usent du droit de dérogation doivent, par l'entremise du Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies, signaler aussitôt aux autres Etats parties les dispositions auxquelles ils ont dérogé ainsi que les motifs qui ont provoqué cette dérogation. Une nouvelle communication sera faite par la même entremise, à la date à laquelle ils ont mis fin à ces dérogations ».

14. Osons espérer alors un respect plus cohérent de l’ensemble de ces droits et libertés. Car, c’est aussi à ce prix que les initiatives prises par le Président de la République seront jugées et appréciées !
Faire cesser les calomnies et faire triompher le pluralisme d’idées au service de la nouvelle République !

15. Une dernière remarque s’impose, celle appelant à faire cesser les attaques indignes dont font l’objet diverses voix qui se sont librement exprimées concernant l’initiative du 25 juillet 2021, au devant desquelles l’interprétation de l’un des plus éminents professeurs de droit qu’est Yadh Ben Achour, Une interprétation qui n’est somme toute  pas à l’abri des critiques et ce, du fait de s’être cantonnée à une analyse purement technique des conditions requises par l’article 80 de la Constitution alors qu’une autre voie aurait pu être discutée, celle-là même humblement avancée par le rédacteur de ces lignes dans nos articles précédents et qui est reprise ci-haut, qui permet justement de retrouver une certaine légitimité constitutionnelle à l’initiative présidentielle du 25 juillet 2021.

Mais quelle que soit la pertinence de l’analyse du professeur Yadh Ben Achour, elle doit être respectée et n’explique point les attaques dont lui-même et d’autres intellectuels sont la cible, au point qu’un jeune (dit « chroniqueur ») s’est même permis dans une émission politique sur Attessia, sans aucun aménagement, de le traiter de charlatan (مشعوذ) !

Nous voilà alors amenés à rappeler ces quelques lignes écrits par Edgar Allan Poe, poète et romancier (1809/1849) : « Calomnier un grand homme est, pour beaucoup de gens médiocres, le moyen le plus prompt de parvenir à leur tour à la grandeur » !

16. Le devoir appelle à réagir à de tels propos injurieux que rien ne justifie et qui n’auraient pas pu « fleurir » ces derniers temps, y compris dans les déclarations d’autres chroniqueurs, analystes et même d’enseignants universitaires, s’ils n’étaient pas hélas indirectement encouragés par les propos tenus par le Président de la République, qui s’est ouvertement attaqué, à plusieurs reprises, à l’illustre professeur en droit accusé d’avoir ouvert une maison « ift’a »!

Propos franchement inconvenants, en rupture totale avec la tradition de respect des professeurs universitaires, depuis Bourguiba qui ne tarissait pas d’éloges à leur égard, les présentant comme les détenteurs de la « substance grise » (« المادة الشخمة ») ! Seul un autre Président à titre transitoire, Moncef Marzouki, s’était permis une attaque frontale des universitaires, ce qui avait suscité de notre part un article, paru sur le Journal La Presse de Tunisie du 05-12-2013, justement intitulé « Calomnie et diffamation » !

Alors, puisse cet appel être entendu par le Président Kais Saied, lui-même universitaire de renom, pour faire triompher le pluralisme d’idées au service de la nouvelle République qui se met, sous sa conduite, progressivement en marche !

Hatem Kotrane
Professeur émérite à la Faculté des Sciences juridiques,
politiques et sociales de Tunis

(1) Michel Troper, « L’état d’exception n’a rien d’exceptionnel », in Le droit et la nécessité, 2011, Collection Léviathan, éd. Presses universitaires de France, pages 99 à 109.

(2) Article 16 de la Constitution française de 1958, tel que modifié par LOI constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet : «  Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des Assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel.
Il en informe la Nation par un message.
Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet.
Le Parlement se réunit de plein droit ».

(3) L. Noël, De Gaulle et les débuts de la Ve République, Paris, Plon, 1976, page 155.

(4) Cf. François Saint-Bonnet, L’état d’exception et la qualification juridique, Cahiers de la recherche sur les Droits Fondamentaux, 2008, p. 29-38.

(5) Cf., en particulier, Wahid Ferchichi, « Déclaration du 25 juillet 2021: La Constitution du 27 janvier 2014 a-t-elle été enterrée ? »