News - 01.07.2021

Monsieur N de Najwa M.Barakat : Un thriller à valeur de message

Monsieur N de Najwa M.Barakat : Un thriller à valeur de message

Par Rafik Darragi - Najwa M.Barakat, née à Beyrouth en 1960, vit actuellement à Beyrouth après avoir longtemps vécu à Paris où elle avait suivi des études de cinéma et travaillé comme journaliste. Elle a à son actif plusieurs romans en arabe, dont un en français, La Locataire du Pot de Fer (1997).

Comme c’est le cas pour ses derniers romans, en particulier Ya salam paru en arabe à Beyrouth en 1999, et à Paris en 2012,  ou, encore, La langue du secret, paru en 2015 à Paris et publié à Beyrouth en 2004 sous le titre original Loghat al-sirr ,  Monsieur N., le nouveau roman de la libanaise Najwa M. Barakat qui vient de paraître aux éditions Actes Sud,  n’est pas destiné aux  âmes sensibles. Elle y transgresse allègrement tous les tabous, optant, une fois encore, pour l'hyperréalisme que l’on peut constater aujourd’hui dans la nouvelle littérature féminine arabe.

Selon un processus qui rappelle l’événementialité psychique, la romancière narre à travers les réflexions et les souvenirs d’un écrivain dénommé Monsieur N., vivant reclus dans ce qu’il croyait être une chambre d’hôtel, ce qui s’est produit depuis ‘l’actualité’ des faits à l’origine des divers traumatismes subis.  Evoquées en flashbacks, ses observations caustiques sur la société libanaise et ses prises de conscience identitaire, révèlent peu à peu son profond dégoût existentiel qui remonte à son enfance malheureuse. Sa mère, qu’il appelle toujours Soraya, ne l’a jamais aimé :

«Les enfants sont le fruit du récit que leurs mères leur ont choisi. Une mère donne à son fils sa propre légende pour viatique, elle l’envoie sur terre comme un être accompli ou bien déficient et inachevé jusqu’à la fin de ses jours… Puis je suis venu moi, par la force des choses, nullement désiré, surnuméraire, après m’être accroché à son ventre en refusant de sortir….» (p.88)

Grâce à ce procédé, grâce aussi à un texte souvent cru, tissant sans discontinuer des détails à la limite du scabreux, Najwa M. Barakat met à nu, peu à peu, les états d’âme et les ressorts du comportement humain. Et c’est là tout l’art de cette romancière. Ainsi, c’est à travers la peinture à la fois glauque et transparente des bas-fonds de Beyrouth et des voyous et marginaux, dénués de tout sentiment altruiste, comme le terrible Loqmane, un seigneur de la guerre reconverti en patron de cybercafé, et son ami, l’Albinos, un redoutable tortionnaire, ou encore Mr Jo, un souteneur notoire et cruel, que le masochisme et la souffrance du personnage central, Monsieur N. ne peuvent plus être perçus comme une simple fiction, à l'image d'une Némésis interdisant toute identification avec la réalité.

En effet, au-delà de l’identification et du dédoublement de l’être, il y a indéniablement une intention de conférer à ce volumineux roman, à la fois une dimension didactique et une portée psychosociologique. Loqmane est l’un des personnages du précédent roman Ya salam, un habile artificier au sein d’une milice qui s’est illustrée par ses terribles exactions durant la guerre civile, un de ces ‘vrais loups’ féroces qui, sans aucun sens de la morale, écument le pays et érigent la violence, la compromission et la corruption en vertus cardinales. Un antihéros donc, gagné par la nostalgie de la guerre, qui se retrouve, avec le retour de la paix, dans un dénuement complet, ayant perdu argent et pouvoir. Sa trajectoire dans ces deux romans devient une illustration vivante, un lieu d'intérêt, de préoccupation commune à la romancière  et à son lecteur.

Cette conception de l’hyperréalisme, du détail véridique, n’exclut pas nécessairement le but didactique qui, en fait, court en filigrane dans ce roman. Si l’auteure a associé la réalité à la fiction de cette manière, c’est bien parce que, au-delà du dédoublement de l’être, au-delà de la poussée jusqu’à l’absurde de l’histoire qui devient ainsi plus tragique, il y a indéniablement une flèche dans ce thriller psychologique, décochée contre l’obscurantisme et la violence collective, la guerre civile qui a ravagé le Liban.

En effet, ce n’est pas seulement au spectaculaire et au sensationnel que l’auteure vise ; c’est en premier lieu le caractère de violence celle, inhérente à l’esprit de ses protagonistes, certes, mais aussi celle qui caractérise le monde actuel, qu’elle tient à démontrer. Cette violence dépasse ainsi le rôle structurel qui lui est habituellement assigné tant elle s’intègre et fait corps avec l’imaginaire. En faisant télescoper le temps présent et les brèches du passé, le narrateur réduit cette distance temporelle qui fait oublier le présent, qui détache de la réalité. De ce fait, tous ses commentaires deviennent alors référentiels, à valeur de message.

Il en est ainsi par exemple de la référence de Monsieur N. alias Najwa M. Barakat, au roman Ya salam  pour souligner la tragédie de son père, médecin, qui avait causé indirectement la mort de plusieurs enfants durant la guerre civile:

«C’étaient les victimes enlevées par ‘l’Albinos’ et torturées par lui à mort qui criaient dans la tête de mon père. ‘L’Albinos’, autrement dit, l’ami de Loqmane,… ,le pire tortionnaire de sa bande.»

«‘L’Albinos’ s’est levé et a commencé à torturer l’homme dans sa baignoire. Il l’a arrosé d’eau et a lu l’Evangile au-dessus de sa tête».

C’est ce que j’ai écrit autrefois.» (p.147)

Ou encore cette réflexion à propos du récit émouvant de ce migrant dont la femme et les enfants avaient péri en mer alors qu’ils tentaient d’émigrer vers un pays sûr:

«Les garde-côtes ne comprennent pas pourquoi la mer leur offre ses fruits étranges, pourquoi ces naufragés n’ont trouvé personne pour leur ménager, pour leur accorder, pour leur autoriser un peu de ce qui s’appelle la vie. Ils répètent que, bien que morts, ces noyés venus d’ailleurs n’étaient pas vraiment vivants. Ils étaient des corps en des âmes promis à une vie qui n’a jamais fleuri ni même bourgeonné en eux et qui n’avaient pas voulu habiter leur monde parce que c’était un monde de noirceur et de peine.» (pp.153-54)

Monsieur N. est un thriller psychologique ingénieux, très prenant, mais  le lecteur peut toujours y déceler une part de vérité.

Najwa M. Barakat, Monsieur N., roman traduit de l’arabe par Philippe Vigreux, Sindbad/ACTES SUD, 2021.287 pages.

Rafik Darragi

 

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