Opinions - 06.06.2021

Le 2ème sommet Tunisie-Union européenne (juin 2021): Quelles recommandations pour mieux négocier l’ALECA?

Le 2ème sommet Tunisie-Union européenne (juin 2021): Quelles recommandations pour mieux négocier l’ALECA?

Par Bassem Karray - Puisqu’on ne peut changer la direction du vent, il faut apprendre à orienter les voiles. Par analogie, n’étant pas capable de changer le contenu de l’offre européenne, du moins d’une manière substantielle, la Tunisie se doit d’ajuster son approche et ses méthodes pour mieux négocier et orienter le contenu d’un futur accord ALECA.

La tenue du 2ème sommet Tunis-UE les 3 et 4 juin 2021à Bruxelles est un évènement politique très important puisqu’il marque la reprise des contacts au plus haut niveau, deux ans après la clôture du 4ème round de négociations sur l’ALECA. Il intervient aussi après la publication de la communication jointe par la commission européenne le 9 février 2021 (SWD (2021) 23 final) portant sur le partenariat renouvelé avec les voisinage sud (un nouvel agenda pour la Méditerranée). Ces deux évènements politique et juridique doivent relancer des débats dépassionnés et dépolitisés sur l’ALECA. 

Ce dernier, contrairement à l’attitude de M. Ghazi Ben Ahmed, Président de l’Initiative méditerranéenne pour le développement, n’est pas mort (voir sa contribution « l’ALECA est mort, vive l’APTE », publiée dans la revue Réalités On-Line 20 juin 2020). Mises en coma depuis le 4ème cycle de négociation de juin 2019, les négociations devront reprendre, selon la partie européenne, le plus tôt possible. D’ailleurs, la commission réitère dans sa communication conjointe que l’ALECA demeure l’instrument juridique cadrant ses relations extérieures avec le voisinage.

Cette communication porte la réponse européenne aux effets de la crise du Covid-19 pour ses voisins du sud et s’inscrit dans le cadre du nouvel instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale (IVCDCI) de l'UE, qui repose sur trois composantes, une géographique et deux thématiques (développement durable et opérations de réaction rapide). Un montant allant jusqu'à 7 milliards d'euros pour la période 2021-2027 seront alloués au voisinage méditerranéen (8% du volume de l’enveloppe financière pour l’ensemble des pays tiers de l’UE, qui est de l’ordre de 79.5 milliards d’Euros en prix courant) et qui pourrait mobiliser jusqu'à 30 milliards d'euros en investissement privé et public dans la région méditerranéenne au cours de la prochaine décennie. La communication conjointe établit un agenda pour la méditerranée axé sur cinq piliers :

1/ développement humain, bonne gouvernance et l’Etat de droit

2/ renforcer la résilience, construire la prospérité et saisir la transformation digitale

3/ paix et sécurité

4/ migration et mobilité

5/ transition verte, résilience climatique, énergétique et environnementale.

On peut lire, à ce titre, dans le deuxième pilier de la communication conjointe la volonté d’ancrer la connexion économique à travers la poursuite des négociations au sujet de l’ALECA:

«Trade and investment are essential to unlock the region’s potential. To increase competitiveness, we propose to prioritize the reduction of non-tariff barriers and the reduction of trading costs. Focus should be placed on the full implementation and compliance with existing multilateral, regional and bilateral agreements, in order to support trade, build investors’ trust and avoid the resurgence of protectionism and trade restrictions. Building on the existing network of Association Agreements and the Deep and Comprehensive Free Trade Area (DCFTA) negotiations underway with Morocco and Tunisia, we also propose to launch dialogues to identify partners’ interest in modernizing their trade and investment relations with the EU, in areas including investment facilitation, sustainable development, services, and when relevant agriculture to better adapt them to today’s challenges. »

L'ALECA demeure donc pour l’UE l’instrument juridique cadrant le nouvel agenda pour la méditerranée et reflète la volonté de faire de l’UE un acteur global dans les relations internationales en application de la communication COM (2010) 343 final du 7 juin 2010 « vers une politique européenne globale en matière d’investissements internationaux ». Cette nouvelle génération d’accords de libre-échange suscite un débat au niveau européen sur l’étendue de la compétence de la commission européenne de négocier des aspects relevant des compétences partagées (investissement de portefeuille et système de règlement de différends en matière d’investissement), à la suite de l’avis de la Cour de Justice 2/15 rendu dans le cade de son examen l’accord de libre-échange avec le Singapour.

Tableau récapitulatif des différends accord de nouvelle génération conclus et en cours de négociation

Japon - un accord de libre-échange (ALE) qui est entré en vigueur le 1er février 2019 ; des directives de négociation ont été adoptées en 2012 et l'accord a été ratifié à la fin de l'année 2018

Singapour - un accord de libre-échange (ALE) et un accord de protection des investissements ont été négociés. L'ALE est entrée en vigueur le 21 novembre 2019. L'accord de protection des investissements entrera en vigueur une fois qu'il aura été ratifié par tous les États membres de l'UE conformément à leurs procédures nationales.

Viêt Nam - ALE séparé signé le 30 juin 2019 ; le Parlement européen a ensuite donné son approbation aux deux accords le 12 février 2020 et l'accord de libre-échange a été conclu par le Conseil le 30 mars 2020. Les accords doivent maintenant être ratifiés par l'Assemblée nationale du Viêt Nam, ainsi que par les États membres de l'UE dans le cas de l'accord de protection des investissements.

Mexique - un accord a été conclu en avril 2018 ; le nouvel accord, une fois ratifié, remplacera l'accord global UE-Mexique, qui est entré en vigueur en 2000.

MERCOSUR - négociations conclues le 28 juin 2019 concernant un accord commercial, dans le cadre de l'accord d'association, avec le bloc commercial sud-américain regroupant l'Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay ; des directives de négociation ont été adoptées en 1999

Chili - négociations en cours en vue de moderniser l'actuel ALE ; des directives de négociation ont été adoptées en 2017
Australie et Nouvelle-Zélande - les négociations d'un ALE sont en cours ; des directives de négociation ont été adoptées en 2018

Du côté tunisien, le débat est centré sur l’opportunité de cet accord alors que la Tunisie passe par une transition démocratique hautement fragilisée par un crise économique aiguë ; c’est pourquoi l’offre européenne a suscité des critiques virulentes au niveau des méthodes suivies dans les négociations et du contenu de l’offre européenne (voir notre attribution Bassem Karray, L’ALECA, les controverses des négociations et du contenu de l’offre européenne, https://www.researchgate.net/publication/352166963_Bassem_Karray_ALECA_les_controverses).

La réouverture des négociations, attendue après le 2ème sommet Tunisie-UE les 3 et 4 juin 2021, sera dans un contexte où la Tunisie négocie douloureusement avec le FMI l’octroi de nouveaux crédits. Ainsi, l’engagement du 5ème cycle de négociations sera beaucoup plus compliqué. Donc, il faut savoir orienter les voiles en injectant l’approche des droits humains dans les engagements qui seront discutés afin de mieux coupler la dimension commerciale et humaine.

Arrêtons-nous d’abord sur les recommandations tirées des quatre premiers cycles avant de focaliser sur l’approche de droits humains suivant laquelle l’offre européenne que nous proposons comme cadre référentiel d’évaluation de l’offre européenne en amont de l’engagement du 5ème cycle de négociations.

I/ Recommandations au niveau de la gouvernance des négociations

Sur le portage politique du dossier ALECA

Le portage politique du dossier ALECA désigne sa prise en charge par l’exécutif et le législatif en offrant aux négociations la couverture politique nécessaire afin qu’elles soient conduites en toute sérénité. Néanmoins, ce portage politique par les différents gouvernements était défaillant dans la mesure où les négociations n’ont pas fait l’objet d’une prise en charge politique constante et continue en raison de l’instabilité gouvernementale. A titre d’exemple, le deuxième round de négociations du mois de mai 2018 s’est engagé alors que la classe politique négociait à Carthage le départ du gouvernement en place. Ainsi, négocier un accord global nécessite un climat politique serein et une cohérence de positions entre les tenants du pouvoir. Chose qui fait malheureusement défaut depuis quelques temps.

Il est également regrettable que durant les campagnes électorales présidentielle et parlementaire, cette question était complètement absente dans les débats électoraux, comme si personne ne voulait en parler. De même, la non-implication active et permanente de l’ARP risque de bloquer le processus de ratification, comme c’était le cas de l’accord COMESA. Tenir le parlement informé du déroulement du processus, des résultats intérimaires et des engagements à souscrire, donnerait aux négociations plus de légitimité.

1ère série de recommandations

Mener les négociations avec un gouvernement stable

Faire du dossier ALECA une des priorités de l’action gouvernementale

Faire doter le dossier ALECA d’un chef négociateur exerçant à plein temps doté d’un mandat fixe, et disposant de qualification professionnelle et redevable devant l’exécutif et le législatif. 

Engager un large débat rationnel, dépolitisé et dépassionné au niveau parlementaire

Une forte implication de l’ARP dans le suivi du dossier

Sur le partage socio-économique et civil du dossier

La réceptivité socio-économique et civile dépendra d’un réel partage du dossier ALECA avec tous les acteurs socioéconomiques et civils à travers leur implication dans la détermination des engagements qui seront souscrits. Le manque de confiance et la susceptibilité exprimés par plusieurs acteurs ne seront démantelés qu’avec un vrai partage qui se concrétise surtout à travers l’échange d’informations et la mise en place d’enceintes permettant le croisement des positions.  Sans un consensus socioéconomique, l’ALECA ne passera jamais. 

Sur un autre plan, la réticence et le refus de l’ALECA par plusieurs acteurs ne doivent être appréhendés comme un facteur fragilisant les négociations, mais plutôt une arme de négociations. Avoir une société civile particulièrement attentive, vigilante et soucieuse des droits des générations futures est un avantage comparatif pour les négociateurs afin qu’ils obtiennent plus de concessions et de traitement différentiel. Rappelons que la création de synergie entre la libre circulation des personnes, biens et des services n’était possible que grâce aux plaidoyers des acteurs de la société civile, Euromed rights notamment. La pérennité du dialogue tripartite ou quadripartite en toute transparence dans un climat de confiance mutuelle permettrait de dépasser l’attitude conflictuelle ou les accusations exprimées. L’Instance constitutionnelle du Développement Durables et des Générations Futures, non encore mise en place, et le Conseil de Dialogue Sociale peuvent être les enceintes appropriées pour abriter le dialogue. 

2ème série de recommandations

Une forte et pérenne implication des acteurs socioéconomiques, notamment en matière d’engagements

Consolider le dialogue tripartite

Renforcer le réseau d’organismes de société civile travaillant sur l’AELCA

Accélérer la mise en place des institutions constitutionnelles, notamment l’Instance du développement durable

Sur le plan institutionnel

La structure institutionnelle accompagnant les négociations mise en place au début des négociations devrait être évaluée en termes d’efficacité. Cette structure se présente comme suit:

L’encadrement et la coordination des négociations sont attribuées à l’unité de gestion par objectif (UGPO) créée par le décret 464 du 8 avril 2016 ; celle-ci avait un mandat de 5 ans, et tout récemment ce décret a été révisé pour rallonger son mandat pour la même période (décret gouvernemental n°2021-352 du 21 mai 2021). Cette unité a effectué un effort appréciable durant son premier mandat, elle a besoin d’être dotée d’une solide administration et d’experts qualifiés surtout en droit de l’UE et du commerce international. Le décret susmentionné charge l’unité de fonctions très lourdes, mais sans la doter de ressources humaines et financières appropriées.

La bonne gouvernance des négociations, et éventuellement la mise en œuvre de l’accord une fois adoptée, suppose la création d’une cellule auprès de la présidence du gouvernement composée d’experts pluridisciplinaires (juristes, économistes et sociologues) et chargée de collecter, suivre, étudier l’évolution de la littérature juridique de l’UE (droit dérivé et jurisprudence européenne) afin d’anticiper et outiller les négociateurs d’une base de données actualisées.  Le comité mixte parlementaire doit être mis en place sans délai.

Au niveau des groupes thématiques, le changement périodique des représentants des ministères impacte le travail effectué en termes d’efficacité ; il est peut-être judicieux d’exiger la permanence des équipes pour une meilleure gestion des dossiers.

3ème série de recommandations

Procéder à l’évaluation de la structure institutionnelle accompagnant les négociations

Outiller l’UPGO de moyens de travail appropriés, notamment d’experts qualifiés

Créer une cellule de veille Union européenne chargée du suivi et de l’analyse du droit européen (droit primaire, dérivé et jurisprudence)

Veiller à la stabilité des représentants des ministères dans les groupes thématiques

Sur la transparence

Depuis l’engagement des premiers cycles de négociations, les acteurs sociaux et civils ont demandé que l’accord de 1995 soit évalué par la Tunisie. Faisant suite à cette demande, les pouvoirs publics tunisiens ont chargé un bureau d’études installé en Tunisie de réaliser cette étude depuis le début de l’année 2019. Deux ans et demi après, les résultats de cette étude n’ont pas été rendus publique. Ceci constitue une entorse à la transparence.

Le professeur Sami Aouadi a publié une étude très intéressante sur l’évaluation de l’accord de 1995 et l’étude d’impact de l’ALECA à partir des méthodes de l’analyse économique (fondation Friedrich Ebert 2020, https://library.fes.de/pdf-files/bueros/tunesien/16426.pdf)
Ce déficit de transparence est également constaté au niveau européen puisqu’un député européen (Joseph Morel) a demandé accès au mandat de négociations donné par le conseil à la commission dans le cadre de l’accord ALECA avec la Tunisie, mais sa demandée était déclinée ; alors que le Conseil a rendu publique le mandat de négociation avec les USA. Les grandes lignes du mandat de négociations doivent être connues par les parlementaires ; voilà une exigence démocratique des négociations commerciales.

4ème série de recommandations

Rendre plus transparent le processus à travers la communication complète et constante de toutes les informations

Publier les résultats de l’étude d’évaluation de l’accord d’association de 1995

Impliquer le parlement dans la fixation des termes du mandat de négociation

Faire des appels publics pour toute étude afin tirer profit des compétences tunisiennes

Sur les préalables

Partir négocier un accord global ayant une incidence inter générationnelle sans que les pays n’ait défini au préalable et d’une manière consensuelle son modèle de développement est méthodologiquement inconcevable. L’ALECA devra être un instrument de notre politique extérieure et au service de nos grands choix stratégiques.

De même, négocier les niveaux de rapprochement législatif et réglementaire en mesurant l’écart uniquement d’un point de vue technique est contre-productif. Le redressement de l’écart doit faire en fonction de la jouissance et l’aptitude à exercer d’une durable et résilient les droits et libertés par toutes les catégories sociales, notamment celles les plus vulnérables. Le rapprochement doit être appréhender suivant double approche (formelle et qualitative) Comme le partenariat repose sur un rapprochement légal et réglementaire, il est indiqué que le gouvernement mette en place un programme national global et transversal qui rompt avec le rapprochement séquentielle et parcellaire qui est source d’incohérence. Une étude d’écart permettrait de mesurer le rythme et le niveau de rapprochement.

II/ Recommandations au niveau de l’intégration de l’approche des droits humains

Le grand penseur Abderrahmen Ibn Khaldoun avait écrit depuis 5 siècle que l’échange est porteur de paix entre nations. Pour qu’il soit réellement porteur de paix, l’échange doit véhiculer également, selon nous, la pleine et l’entière jouissance ainsi que l’exercice effectif et durable de tous les droits humains ; faute de quoi, il serait un facteur de déstabilisation et de fractures. Ainsi, l’ALECA devrait être au service de cet objectif humain, lequel est clairement annoncé dans le traité de Lisbonne de 2007 établissant l’UE. Rappelons que l’article 2 et 3 de ce traité rappellent l’attachement de l’UE, elle-même, aux droits humains. 

Le recentrage doit être sur double front : formel et substantiel. On propose que les différents chapitres de l’ALECA doivent être soumis à une étude d’impact sur les droits humains. L’acquiescement des différents engagements qui en découlent par les différents acteurs, notamment civils et sociaux, dépendra des résultats de cette étude.

Sur la forme, repenser l’acronyme ALECA pour injecter une dose humaine

Au niveau de la forme, le message porté par l’acronyme ALECA traduit le primat de la logique purement commerciale. Monsieur Ghazi Ben Ahmed a suggéré, dans sa note précitée, une reprise des négociations sur de nouvelles bases à travers le remplacement de l’acronyme ALECA par ce qu’il appelle « accord de partenariat pour la transition économique (APTE), ceci sur la forme, et la redéfinition sur le fond le dispositif en partageant une vision audacieuse de long terme et autour d’un modèle de régionalisation triangulaire associant l’Europe à l’Afrique et la Chine.

5ème série des recommandations

Mettre en place l’Instance du développement durable et des droits des générations futures

Arrêter un modèle de développement d’une manière consensuelle

Impliquer l’expertise universitaire dans les études sur le rapprochement réglementaire

Nous partageons en partie l’idée de repenser l’acronyme ALECA ; d’ailleurs, nous avons exprimé très haut depuis le colloque de Tunis au mois de novembre 2018, organisé par le Laboratoire du Droit International, Européen et Relations Maghreb-Europe (DIERME) et même à Bruxelles, dans le cadre des actions de plaidoyers pour le compte de la société civile tunisienne, et également dans le rapport publié par Kamel Jendoubi, Bassem Karray, et Mohamed Limam dans le cadre de l’Euromed Rights au nom d’une partie de la société civile tunisienne, “Pour une vision stratégique tunisienne du partenariat avec l’UE », 2019,  que le choix de cet acronyme est contre-productif. Il a intrinsèquement un effet répulsif.

Le message qu’il porte véhicule la volonté d’ancrer les relations bilatérales dans la logique du néo-libre échange, qui désigne l’extension des différents domaines de l’activité économique à la loi marchande sans faire de la protection des droits humains, en général, et les droits socioéconomiques, en particulier, une priorité. De plus, l’UE a rajouté à ce projet d’accord, en plein négociation, un autre portant sur la protection des investissements depuis novembre 2018.  Le primat de l’esprit marchand sans teinte humaine, même si un chapitre sur le développement durable fut ajouté, a eu pour effet de discréditer l’offre européenne aux yeux du milieu socioéconomique. Sa réceptivité sociale est, paraît-il, irrémédiablement compromise. Un nouveau départ suppose un nouveau message. La crise de Covid -19 alerte la communauté internationale que le droit fondamental à la santé, et derrière lui les autres droits socioéconomiques, sont au cœur de la transition écologique et numérique. Idem pour la transition économique.

Sur le fond, ancrer l’ALECA dans une dimension profondément humaine

L’approche suivie durant les négociations devra être repensée. Le rapport d’Euromed rights précité, “Pour une vision stratégique tunisienne du partenariat avec l’UE », a proposé l’intégration d’une forte dose des droits humains comme référentiel dans la détermination des engagements. L’approche des droits humains est une approche qualitative consistant à étudier l’impact de l’ALECA sur le système des droits ; elle diffère mais complète l’approche quantitative suivie par l’étude élaborée par le Professeur Sami Aouadi (fondation Friedrich Ebert 2020).

Partant de l’approche fondée sur les droits humains (humain rights based approach HRBA), on se propose de donner un contenu humain à travers la conclusion d’un accord durablement juste et équitable et fondé sur les droits socioéconomique et environnementaux. Selon cette approche, cet accord, qui s’exprime à travers les engagements souscrits par l’Etat tunisien, devra être apprécié à travers le prisme de l’aptitude des Tunisiens à jouir pleinement et durablement de leurs droits socioéconomiques. Il est indiqué de faire une étude d’impact de l’offre européenne, ainsi que les engagements qui seront souscrits sur la jouissance et l’exercice effectif des droits socioéconomiques. Cette étude ambitionne de mesurer l’aptitude des différents titulaires de droits à bénéficier du plein exercice de leurs droits une fois les engagements seront mis en œuvre. L’analyse devrait se faire moyennant des indicateurs humains en mesurant la contribution des engagements à réduire les écarts entre les différentes catégories sociales, à démanteler les fossés entre les différentes régions du pays et à partager les risques entre les générations actuelle et future. Il est également question d’évaluer si les engagements contribuent à faire remonter du bas d’échelle les catégories les plus vulnérables (jeunes, femmes notamment rurales, micro-entreprise…) et les régions accusant un niveau de développement anormalement bas et la promotion de la solidarité intra et intergénérationnelle.

La méthode de négociations suivie jusque-là dans le cadre de l’ALECA repose sur une démarche privilégiant la sectorialisation des domaines en menant des négociations sur des thématiques distinctes tout en assurant la transversalité et les recoupements. La place des droits fondamentaux dans les engagements, si elle n’est pas totalement absente, elle est résiduelle.

Les différents chapitres de l’ALECA doivent faire l’objet d’une étude d’impact sur les droits humains (sociaux, économique, culturels…) à travers des indicateurs qualitatives fondées sur la pleine jouissance et l’exercice effectif et durable de ces droits.

Une analyse croisée des différentes libertés commerciales véhiculées par les différents chapitres (liberté d’investir, liberté d’accès aux marchés…) et les différents droits socioéconomiques (droit au travail, droit des générations futures, droit à l’alimentation, droit à la santé…) révèlent le caractère très faiblement juste et équitable de l’offre européenne.

Le message qui doit profiler à travers les différents chapitres de l’accord doit receler une teinte humaine et réellement inclusif pour qu’il ne soit pas regardé comme un instrument purement commercial. A titre d’exemple, dans la négociation sur l’éventuelle ouverture même partielle et graduelle du secteur agricole, la liberté d’accès au marché doit être évaluée à partir des éléments qualitatifs en mesurant son effet sur la sécurisation du droit à la l’alimentation qui dérive de la sécurité alimentaire. De même, le droit à la santé qui, lui-même, dérive du droit d’accès au soin et notamment aux médicaments à des prix abordables, ne doit pas être exercé d’une manière sélective et coûteuse en empêchant toute protection prolongée du droit de brevet, comme l’exige l’offre européenne dans le chapitre de l’ALECA relatif au droit de la propriété intellectuelle.

Pour l’insertion d’une clause de conditionnalité socioéconomique de mise en œuvre

Concevoir un accord durablement juste et équitable revient à exiger une conditionnalité de mise en œuvre socioéconomique, environnementale et inter et intra générationnelle. Concrètement, le futur accord de partenariat économique doit comporter une clause socioéconomique générale permettant à la Tunisie de suspendre l’application des engagements souscrits en cas de menaces ou de risques sur la jouissance et le plein exercice effectif et durable des différents droits socioéconomiques. Certes, le cadre actuel consacre des mécanismes d’urgence permettant de geler certains engagements uniquement pour des considérations économiques liées à la protection de la production nationale. Les mesures de défense commerciale, elles-mêmes, n’apportent pas une protection efficace en cas de préjudice subi par la branche de production nationale.

Dans l’approche proposée, un juste milieu devrait être trouvé entre les mesures de libéralisation et les différents droits socioéconomiques. Plusieurs droits fondamentaux entrent en conflits avec les mesures de libéralisation ; tels sont les cas du droit à la santé/droit de brevet ; droit à l’alimentation/liberté de circulation des produits agricole ; droit au travail/liberté d’investissement. Un accord socialement acceptable, c’est celui hissant les droits fondamentaux au rang de référentiel suprême dans la conception du contenu et de la mise en œuvre d’un futur accord commercial.

Du côté des pouvoirs publics, il faut qu’ils mettent fin avec la pratique de l’attentisme, en attendant toujours l’offre européenne et l’évolution des cours des choses pour pouvoir réagir. Négocier un accord commercial, c’est avant tout une affaire de droits humains.
Finalement, si on réoriente la voile de la barque du libre-échange vers plus d’humanisme, la tempête de la résistance socioéconomique et civile contre l’ALECA se transformera en un vent clément.

Bassem Karray
Faculté de droit Sfax
Université de Sfax