Opinions - 03.02.2021

Kais Nigrou : Le paysage politique tunisien entre conservatisme, populisme et absence de vision

Kais Nigrou : Le paysage politique tunisien entre conservatisme, populisme et absence de vision

Les derniers sondages d’opinion le confirment:  les prochaines échéances électorales aboutiront à une bipolarisation entre, d’une part, les partisans de l’islam politique et ceux qui se réclament de l’héritage destourien, d’autre part. Quelques partis politiques, populistes pour la plupart, prendraient le reste. L’autre grande impression qui se dégage de tout cela est celle d’un vide d’autant plus inquiétant que nous ne savons pas si ce dualisme dominant servira les intérêts supérieurs de la nation ou se résumera seulement à une course pour le pouvoir. Simultanément, une question se pose: existe-t-il une alternative susceptible de répondre aux défis actuels de la Tunisie? 

Afin d’y voir plus clair, il n’est pas inutile d’interroger l’histoire récente de notre pays. Trois périodes y été marquées par des évènementset des transformations sociales et culturelles qui ont façonné le profil des différentes tendances politiques présentes aujourd’hui. Sous le Protectorat (1881-1956), la réflexion et l’action politique  prédominantes tournaient autour de la lutte pour l’émancipation des Tunisiens et l’indépendance. Dès 1920, un parti, le Destour puis, après la scission de 1934, le Néo-Destour agirent pour l’encadrement du peuple et la mobilisation en vue de la libération du joug colonial. Le Néo-Destour, grâce aux talents de ses leaders, à son organisation et à l’activisme de ses militants, exerça rapidement son hégémonie. Quant à l’islam politique, il n’avait pas à l’époque ni d’adeptes ni de structures identifiés, contrairement à d’autres pays à l’instar  de l’Egypte, où cette idéologie radicale s’est manifestée dès le début du XXème siècle.  Notons cependant que si l’affirmation de l’identité arabo-musulmane a constitué un thème mobilisateur que les Destouriens – quoique résolument modernistes - surent exploiter, le mouvement zitounien, partisan d’une revendication nationaliste à caractère religieux et panarabe, ne tarda pas à entrer en conflit avec le Néo-Destour. Dans les années 1950, leurs divergences tournèrent à l’affrontement violent, aggravé par la crise youssefiste (1955-1962). Les effets de ce traumatisme sont encore vivaces aujourd’hui. 

A partir de l’indépendance obtenue en 1956 et jusqu’au départ de Habib Bourguiba en 1987, le paysage politique a été dominé  par le Néo-Destour (devenu en 1964 le Parti Socialiste Destourien). Incarnation d’un autoritarisme hyper centralisé, ce parti omnipotent barrait la route à toute opposition digne de ce nom. Il existait cependant des courants politiques dissidents ou idéologiquement différents. Leurs organisations étaient structurellement fragiles (MDS, PC) ou bien contraintes à agir dans la clandestinité (MTI, devenu plus tard Ennahdha, islamiste, POCT marxiste). L’apparition dans les années 1970, de la mouvance islamiste  a fait ressurgir  l’antagonisme entre le courant théocratique et le courant moderniste. En 1987, l’accession au pouvoir de Zine-El Abidine Ben Ali a suscité l’espoir d’une démocratisation de la vie politique et d’une transition d’un régime autoritaire vers le multipartisme, le libre débat d’idées et l’alternance pacifique au pouvoir. Il n’en fut rien. On note toutefois, durant cette période, la présence, outre l’hégémonique RCD, héritier du PSD, d’autres partis politiques qui constituaient une opposition «officielle».

Conséquence directe de la révolution de 2011, la chute du régime a été propice, pour la première fois l’histoire du pays, à l’apparition au grand jour des différents courants politiques et idéologiques décrits plus haut. L’antagonisme historique, qui demeura toujours vivace quoique étouffé, entre la pensée réformiste et le courant théocratique explique que le bras de fer politique et idéologique, qui accapare aujourd’hui la scène nationale a pris la forme d’un affrontement entre conservateurs, islamistes dans leur grande majorité, et modernistes se réclamant de l’héritage destourien. Aujourd’hui encore, ce bipolarisme domine les débats d’idées et occulteles questions, économiques notamment, dont la solution est vitale pour le pays.

L’histoire, la culture et l’idéologie se sont ainsi conjuguées pour façonner le paysage politique actuel. A ce propos, il convient de souligner que dans la société tunisienne, aussi bien au niveau des individus que des organisations politiques et associatives, les options identitaires et religieuses ne sont pas nettement tranchées. D’une manière générale, et hormis chez les radicaux de gauche et de droite, les courants de pensée ne sont pas clairement identifiés dans les formations politiques. De sorte que nous ne savons pas quelles conséquences auront ces orientations sur les programmes des partis, et plus important, sur la vie des Tunisiens.

Essayons cependant d’y voir plus clair et examinons d’abord les fondamentaux des deux mouvements politiques qui occupent les premières places  dans les  sondages d’opinion. Nous avons vu que le parti Ennahdha représente historiquement l’Islam politique. Mais qu’en est-il vraiment en 2021? La question est légitime car, en dix ans, de nombreux évènements nationaux, régionaux et internationaux ont poussé ce parti, dont la doctrine était fondamentalement religieuse, à se transformer en un mouvement politique civil, conservateur, bien entendu,  mais respectant les règles démocratiques; un peu comme une sorte d’avatar musulman  de la Démocratie chrétienne d’Europe.  S’agit-il d’une transformation réelle ou d’une adaptation aux circonstances et qui ne reflète donc pas une conviction authentique ? Quant au Parti destourien libre (PDL), qui occupe la première place dans les sondages, il se présente comme le garant de la pensée réformiste et moderniste et le continuateur du mouvement patriotique destourien. Ce parti  a t-il cependant un projet  réellement novateur? Peut-on le qualifier d’un parti de programme ?  Et dans quelle mesure est-il l’antithèse du courant  théocratique?  Il est légitime de s’interroger lorsqu’on voit que ce parti s’inscrit dans la doctrine du Leader, que l’essentiel de son programme est l’opposition farouche aux islamistes, et que ses positions affichées sur les questions  de société expriment un conservatisme certain.

Les autres partis, que nous évoquerons par ordre d’importance à la lumière de leur représentativité au parlement et leur place dans les sondages, sont Qalb Tounes, parti prônant le libéralisme social avec une orientation résolument populiste ; leTayar Démocratique, qui se pose en pourfendeur de la corruption, mais sans réelle vision économique et sociale ; le mouvement Echaab, nationaliste arabe nasserien, qui adopte des positions de gauche sur les questions économiques et  sociales, mais adopte le conservatisme sur les questions sociétales. A l’extrême droite, la coalition Karama revendique un islamisme agressif, conservateur, souverainiste et xénophobe. Le parti Tahya Tounès, seul rescapé de ce qui fut la «famille» de Nida Tounès (vainqueur des élections de 2014) défend la pensée bourguibiste tout en défendant les acquis de la transition démocratique. Citons également les rares formations politiques qui affichent clairement leurs orientations socio-économiques libérales tels les partis Afek ou Al Badil mais dont l’audience est faible. 

Dans le paysage politique, la mouvance incarnée par Kaïs Saïd constitue un phénomène remarquable. Elu en 2019 président de la république avec une large majorité, il continue d’occuper la première place dans les sondages d’opinion. Il est décrit dans La Tentation populiste (s/d Hamadi Redissi) comme un radical conservateur. «A la gauche, il prend le conseillisme et à la droite le conservatisme. Il le coule dans un moule nationaliste arabe d’inspiration nassérienne. Il n’est pas lui-même extrémiste, mais il plaît à tous les extrémistes».

Evidemment, nous ne pouvons pas ne pas citer le rôle politique joué par l’Union Générale Tunisienne du Travail, la puissante centrale syndicale créée en 1946. Depuis sa fondation, l’UGTT, parallèlement à son action sociale, n’a cessé de jouer un rôle politique lors de la lutte pour l’indépendance puis durant la première république, et depuis la révolution. Bien que ses adhérents proviennent d’horizons divers, il existe en son sein, une idéologie prédominante de gauche. Contrairement aux partis politiques qui obéissent aux calculs électoralistes la centrale syndicale n’a aucune difficulté à exprimer clairement ses positions, au point d’imposer, dans bon nombre de cas, ses choix aux gouvernants.
 Il apparaît donc que nous sommes encore loin d’une identification précise des partis. Cela confère un caractère flou au décryptage de la cartographie politique expliquant en grande partie, le désintérêt des Tunisiens par rapport à la chose publique et leur manque de confiance vis-à-vis de la classe politique.

L’autre constat fondamental est que le débat sur les orientations économiques et sociales, occulté par les querelles idéologiques et politiques entre islamistes et modernistes, n’a jamais eu lieu d’une manière claire et institutionnalisée. Le multipartisme actuel représente donc une sorte de démocratie factice, engageant en apparence une diversité d’opinions, mais n’ayant aucune  dynamique positive, principalement en ce qui concerne les  débats fondamentaux sur les questions cruciales de développement, de justice sociale et d’adaptation aux bouleversements que connaît le monde. Sommes-nous alors condamnés à subir indéfiniment les aléas de ces querelles idéologiques aggravées par la vague populiste, ou bien allons-nous enfin connaitre l’éveil nécessaire à l’essor de notre nation? L’avenir nous le dira.

Kais Nigrou
Chirurgien et Conseiller municipal


 

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2 Commentaires
Les Commentaires
NOUISRI LOTFI - 08-02-2021 08:07

excellent article

bsais abdeljabbar - 10-02-2021 15:05

UNE BONNE SYNTHESE DU PANORAMA POLITIQUE EN TUNISIE .POUR LES DEUX FORCES DOMINANTES A SAVOIR LE PLD ET ENNAHDA CHACUNE A UN OBJECTIF PEU AVOUE POUR LE PLD IL S'AGIT DE REINSTAURER LE REGIME PASSE AVEC UN PRESIDENT AUTORITAIRE AU MIEUX ET DICTATEUR EN PIRE ET DE RINSTALLER LA TOUTE PUISSANCE DU PARTI UNIQUE COMME AU TEMPS DU RCD .QUANT A ENNAHDA C'EST D'ABORD PRENDRE TOUT LE POUVOIR POUR DOMINER TOTALEMENT LE PAYS ET POURQUOI PAS INSTAURER LE CALIFAT ENSUITE.A.B

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