Tunisie: Il était une fois une révolution
Par Hédi Béhi - L'année 2020 aurait pu être celle de la consécration de la révolution. Ce fut une annus horribilis, l’année de toutes les désillusions, celle où on a touché le fond sur tous les plans. On a beau majorer les rares réussites, minorer les échecs, invoquer le Covid-I9, devenu l’alibi idéal de nos malheurs, recourir à tous les sophismes, le pays est déjà bien engagé sur la pente savonneuse d'un déclin inexorable. Sauf miracle, notre révolution, à l’instar de la plupart de ses devancières, semble vouée à une mort certaine. Sur un ton désabusé, le journal Le Monde a dressé récemment le bilan de la nouvelle équipe au pouvoir. Il est terrible : «La Tunisie est pratiquement en faillite technique». De tout cela, les nouveaux maîtres n'en ont cure. Pour le moment,ils sont occupés à déconstruire. Le grand mot est lâché. Faire table rase du passé. On refait l'histoire. La chasse aux sorcières est ouverte. Les administrations sont vidées de leurs cadres au risque de se priver de leur expérience. Le pays se vide de ses élites. La nouvelle Tunisie est née pour le meilleur pensait-on, en fait, pour le pire. Un mot fait florès, Azlam, ceux qui ont collaboré avec l'ancien régime. C'est ce qu'on appelle jeter le bébé avec l'eau du bain. La décontruction vire à l'autodestruction.
L’euphorie des premières années de la révolution a fini par céder la place au désenchantement. Personne ne nie les avancées de la Tunisie en matière de libertés. En contrepartie, que de mauvais choix, de maladresses, d'amateurisme dans la gestion des affaires du pays, notamment dans le domaine économique où l'incurie du nouveau régime saute aux yeux. Notre pays aura été pendant la décennie écoulée celui du «malgoverno». Dix gouvernements et près de 400 ministres ont été incapables de redresser le pays. Nous touchons ici du doigt, le péché originel de la révolution tunisienne. Tout à leurs tiraillements politiques, ils ont oublié de répondre aux besoins immédiats des Tunisiens, le pouvoir d'achat, la santé, l'emploi.
Pour avoir négligé cette donnée, L’Union soviétique en était morte. Il a fallu attendre Gorbatchev et sa perestroika (recontruction) pour que ses dirigeants rectifient le tir et s'intéresser de plus près aux conditions de vie de la population. C’était à la fois trop peu et trop tard. Résultat des courses : la deuxième puissance mondiale s'est révélée être d'une fragilité sidérante malgré son arsenal militaire terrifiant pour n'avoir pas su s'intéresser au panier de la ménagère.
Ugtt-Ennahdha même combat?
Comme un malheur n'arrive jamais seul, la Tunisie s'est vu affliger de deux plaies béantes : l'Ugtt et Ennahdha. Elles se positionnent aux deux extrêmités du spectre politique : la première à l'extrême-gauche, et la deuxième, à l'extrême-droite. Leurs doctrines respectives sont aux antipodes l'une de l'autre ce qui ne les a pas empêché de maintenir des relations "normales" pour ne pas dire courtoises même après l'agression du siège de l'Ugtt quelques mois après la révolution. C'est que, entre ces deux forces montantes, on est arrivé à une sorte d'équilibre de la terreur. On tient d'un côté comme de l'autre, à préserver ces relations au cas où on se retrouverait dans le même camp et elles le sont de plus en plus aujourd'hui face à l'ennemi commun, l'Etat. Une guerre tous azimuts est engagée où tout est fait pour l'affaiblir. A chacun son agenda, mais les objectifs sont les mêmes. Alors que l'Ugtt décrète les grèves, les sit in, la désobeissance civique pour mettre à bas l'économie et partant affaiblir l'Etat, Ennahdha, met à profit la gabegie ambiante pour pousser son avantage en noyautant les institutions.
L'Ugtt, alliée objective d'Ennahdha ? On aura tout vu. Hached, Messadi, Boudali, Tliba, Filali réveillez-vous, ils sont devenus fous. Au nom des services rendus à la cause nationale, ils se croient tout permis y compris tourner le dos à leurs fondamentaux. Sans le moindre état d'âme, la centrale syndicale s'en enorgueillit, profitant ainsi de la déliquescence de l'Etat. Cette position acquise, elle entend en user pour asseoir son pouvoir.
Sous les feux croisés des deux parties, l’Etat est mis en lambeaux, son prestige foulé aux pieds, les ministres de la République humiliés sur les plateaux de télévision. Comme la nature a horreur du vide, le pays s’est retribalisé.La délégation gouvernementale dépêchée par le gouvernement pour mettre fin aux troubles du Kamour n'a pas rencontré le gouverneur ni ses collaborateurs, mais les chefs de tribus, ce qui en dit long sur les changements intervenus en Tunisie depuis une décennie.
Une démocratie dévoyée par l'islam politique
En traversant la Méditerranée, la démocratie dévoyée par l'islam politique, a muté pour se limiter à un flot de jurons et de gros mots, sans oublier les scènes de pugilat à l’ARP. Le surmoi a complètement disparu. L'uniforme n'a plus le prestige d'antan. On assiste à l’ensauvagement de la société tunisienne. Du menu larcin, on est passé au vol à l’arraché, puis au hold-up à main armée, jusqu'aux viols et enfin à l’homicide. Même les débats politiques se sont transformés en combats de coqs où on ne fait que s'invectiver. Cependant, tous ces changements, malgré leur gravité, doivent être considérés comme des épiphénomènes en comparaison de l’absence de patriotisme. Tout se passe comme si le sentiment d’appartenance s’était effiloché au profit de l’allégeance à des puissances étrangères. On se dit proqatari, proémirati, profrançais sans s'en cacher. Et dire que de mon temps, on assimilait cela à une trahison. Rome n'est plus dans Rome. Reste à savoir s'il s'agit d'un effet de mode ou d'une tendance lourde.
Pour le moment, une question me brûle les lèvres: Révolution, qu’as-tu-fait de ma Tunisie ?
Hédi Béhi