News - 15.08.2020

Riadh Zghal: La prétendue «meilleure constitution du monde» hésite à instituer un pouvoir local réel

Riadh Zghal: La prétendue «meilleure constitution du monde» hésite à instituer un pouvoir local réel

Cette hésitation apparaît à celui qui croit peu à l’impact automatique des textes de loi si bien écrits soient-ils, mais plutôt tend à considérer les ressorts culturels des comportements effectifs des citoyens. Elle apparaît aussi à celui qui croit en la démocratie, non pas seulement celle qui consiste dans la dévolution du pouvoir de l’électeur à ceux qui ont reçu sa voix, mais en la démocratie délibérative où l’électeur garde le pouvoir de parole et pèse un tant soit peu sur les décisions qui le concernent de près. C’est un tel regard que nous posons sur le chapitre VII de la constitution relatif au pouvoir local qui fonde les analyses ci-dessous.

Une première question se pose : qu’entend-on par pouvoir local ? Ce pouvoir peut être celui des structures sociales traditionnelles encore opérantes dans certaines régions, tels les arouch, tribus ou fractions de tribu. Or, ces structures considérées par l’Etat de l’indépendance comme source de division sociale sont ignorées, rejetées, décriées. Cette politique de dévalorisation, de déni, voire de stigmatisation de ces structures, était supposée conduire à les dépouiller de tout pouvoir. Pourtant, leur autorité nourrie par une solidarité sociale ancestrale est restée vivace. Elle est agissante lorsque les populations locales sont consultées soit pour étouffer un conflit, soit pour participer à l’élaboration d’un projet de développement local. Des manifestations de ce pouvoir traditionnel n’ont cessé de servir de force motrice aux revendications régionales et à la désobéissance civile depuis 2011, particulièrement au sud du pays. Il est donc irréaliste de l’ignorer. Par contre, l’existence d’un sens partagé de l’intérêt commun, grâce à ce pouvoir traditionnel, pourrait être mobilisé pour la conception de politiques harmonieuses avec le contexte sociologique local en mesure de traiter efficacement les questions brûlantes de pauvreté et de chômage. Le pouvoir local peut être aussi compris comme étant le produit d’un espace de délibération réunissant les différentes institutions locales, celles de l’administration, celles de la société civile en plus des entreprises. Ce pouvoir constitue alors l’expression et la concrétisation d’une démocratie délibérative qui vient compléter et, dans certains cas, corriger les dérives de la démocratie représentative qui fonde le pouvoir central au sommet de l’Etat.

Le pouvoir local se fonde donc sur plus d’une origine, il peut se renforcer à la faveur de la décentralisation qui n’est que l’une de ses sources. En revanche, la décentralisation peut ouvrir la voie à l’expression des divers pouvoirs en place localement. Or le chapitre VII de la constitution intitulé « Le pouvoir local » en donne une définition restrictive, rapportant le pouvoir local à la seule décentralisation. On y lit à l’article 131 : «Le pouvoir local est fondé sur la décentralisation». Une vision plus réaliste, plus affirmative d’une réelle volonté de décentralisation et plus attentive aux contextes locaux par nature divers, aurait énoncé dans la constitution les principes directeurs de la dévolution des pouvoirs centraux vers le local, ceux de l’autonomie financière des collectivités locales et ceux qui devraient commander les relations entre les institutions des trois secteurs (administratif, productif et celui de la société civile).

Autant la définition de la décentralisation est restrictive, autant l’article 131 reflète une hésitation quant à la détermination du nombre des collectivités locales sièges de la décentralisation. Après avoir nommé les communes, les régions et les districts et précisé qu’ils couvrent l’ensemble des territoires, l’article se termine par «Des catégories particulières de collectivités locales peuvent être créées par loi ». On peut apprécier une telle ouverture mais elle n’augure pas une véritable flexibilité. Celle-ci s’impose si l’on reconnaît que la décentralisation est une libération des initiatives et de l’activité collaborative dans le traitement de certaines problématiques particulières. Pour cela, il faudra, dans certains cas, créer des structures ad hoc en rapport avec un projet spécifique et conjoncturel.  Si le tout doit passer par une loi, cela revient à privilégier l’uniformité des approches et à brider les initiatives et la créativité locales pour adresser les problèmes locaux particuliers. Ainsi, la constitution n’aura pas coupé avec le principe de la centralisation du pouvoir et le juridisme ambiant qui portent à croire que tous les problèmes sont solubles dans un cadre juridique national applicable à tous. Si on admet malgré tout que la nécessité d’un cadre juridique est incontournable, il faudra faire avec les lenteurs bloquantes du processus de promulgation des lois. Voilà, par exemple, que six années après la promulgation de la constitution, les districts, pourtant proposés dans le Livre blanc du ministère du Développement régional depuis 2011, n’ont pu être constitués. C’est que, souvent, la formation d’un cadre juridique dépend d’une maturation politique en rapport, d’une part, avec un contexte historique et sociologique et d’un rapport des forces en présence, d’autre part.

Lorsque dans ce chapitre VII de la constitution on en vient à l’énoncé de principes, les formulations deviennent plutôt floues et ambiguës. L’article 134 évoque le principe de subsidiarité en ces termes : « Les collectivités locales disposent de compétences propres, de compétences partagées avec l’Autorité centrale et de compétences déléguées par cette dernière. Les compétences partagées et les compétences déléguées sont réparties conformément au principe de subsidiarité.»

Ce principe de subsidiarité n’est pas défini. Or il s’agit d’un concept polysémique et les Etats qui l’ont adopté en donnent leurs propres définitions et domaines d’application. Au Canada, par exemple, la définition du principe de subsidiarité est établie par la Cour suprême, en France les domaines de son application sont précisés, en Allemagne une doctrine de l’économie sociale de marché étend ce principe au secteur privé lorsqu’il est jugé plus habilité que le secteur public à assurer un service public donné. L’Union européenne confie l’application de ce principe à trois institutions dont « le congrès des pouvoirs locaux et régionaux ». Par ailleurs, la subsidiarité peut être descendante lorsque c’est le pouvoir central qui délègue certaines de ses prérogatives. Elle peut être également ascendante lorsqu’une collectivité locale ne dispose pas des moyens humains et matériels pour assurer une fonction particulière et s’en remet soit à une instance régionale supérieure dans la hiérarchie administrative, soit à une instance nationale. Sans aller jusqu’à définir avec précision les limites de l’application du principe de la subsidiarité, sa définition aurait gagné à être précisée dans la constitution de manière à en ouvrir le champ des possibles.

Concernant les ressources dont devraient disposer les communautés locales, l’article 136 stipule que : «Une part des revenus provenant de l’exploitation des ressources naturelles peut être consacrée, à l’échelle nationale, en vue de la promotion du développement régional.» 
On se demande quel est l’intérêt de cette assertion ? Il est évident que le budget de développement national est en partie alimenté par les revenus en provenance de l’exploitation des ressources naturelles. Par contre, on ne sait pas si une part en provenance de l’exploitation de ces ressources doit obligatoirement revenir à la région d’où elles sont extraites. On sait qu’il y a une demande insistante, notamment dans les régions du sud qui renferment les mines de phosphate et les nappes pétrolifères, de consacrer une part de leur exploitation au développement régional. Une réponse à cette demande aurait été la reconnaissance aux collectivités locales, et de façon explicite, de disposer d’une part des revenus en provenance de l’exploitation de ces ressources . Or la formulation présente dans la constitution reflète encore une fois la persistance du paradigme de la centralisation et du flou dans la formulation du texte. Il est clair que la constitution institue les principes de démocratie participative, de bonne gouvernance et d’autonomie de gestion des collectivités locales, notamment en matière de gestion financière —le contrôle de la légalité devant se faire a posteriori —, de partenariat et d’alliance aussi bien à l’intérieur du pays qu’avec l’étranger. A ce propos, l’article 140 stipule : «Les collectivités locales peuvent coopérer et créer entre elles des partenariats, en vue de mettre en œuvre des programmes ou réaliser des actions d’intérêt commun. Les collectivités locales peuvent également établir des relations extérieures de partenariat et de coopération décentralisée.»

En revanche, un souci de cadrage de la coopération remonte à la surface avec une dernière ligne de cet article où on lit : «La loi fixe les règles de coopération et de partenariat.»

Il peut paraître justifié de prévoir des pare-feux en vue d’empêcher les dérapages éventuels de la coopération avec des parties étrangères dans un monde turbulent et menacé par le terrorisme. Par contre, tout découpage administratif des territoires est entaché d’arbitraire, ce qui nuit à l’optimisation de l’efficacité, voire de la faisabilité de certains projets s’ils sont limités aux frontières d’une collectivité locale. De plus, la gestion des affaires locales dans un contexte de rareté et, dans certains cas, d’extrême pauvreté, gagnerait en efficacité et en efficience si des synergies sont générées par la coopération, voire les alliances entre institutions. En soumettant la coopération entre collectivités locales et éventuellement entre celles-ci et le secteur privé, à la promulgation d’une loi, sachant le temps si long que met l’ARP à promulguer les lois, on aura bridé encore une fois les initiatives et privé les collectivités locales des opportunités de coopération efficace et adaptée à leurs contextes particuliers dans toutes leurs dimensions.

Une vue d’ensemble de ce chapitre VII consacré au pouvoir local révèle un législateur tiraillé entre deux approches contradictoires : d’une part, la volonté déclarée de décentralisation et, d’autre part, la méfiance de l’autonomie des collectivités locales. Tout porte à croire que l’esprit de la centralisation a pris le dessus : le pouvoir local est assimilé à la décentralisation alors que d’autres pouvoirs propres à la société locale, même agissants, sont ignorés. Des structures prévues par la constitution censées élargir le champ des prérogatives du pouvoir local tardent à être mises en place tels les districts pouvant corriger les déséquilibres entre régions, la haute assemblée des collectivités locales représentative des conseils des collectivités locales, prévue par l’article 141 dont l’une des missions est de favoriser l’équilibre entre les régions et de renforcer la qualité des décisions relatives à la planification et aux finances locales. Il y a comme une peur de la décentralisation qui se reflète dans ce chapitre VII de la constitution et qui empêche de pousser jusqu’au bout la logique de la dévolution du pouvoir central vers des collectivités locales. Une maturation politique serait éventuellement  nécessaire pour vaincre cette peur.

Force est de reconnaître que pour réussir, la décentralisation nécessite de l’adhésion à des objectifs partagés par le plus grand nombre et aussi et surtout de la méthode en matière de participation citoyenne et de gouvernance. Il s’agit de cerner l’intérêt commun en présence de divergences et éventuellement de conflits, d’appliquer les principes de bonne gouvernance, de la subsidiarité dans un sens large, de partenariat et d’alliances et enfin de déployer des capacités créatives de formulation des problématiques locales, leur hiérarchisation et l’imagination de solutions innovantes. Cela ne peut être assuré seulement par l’existence d’un cadre juridique. Il faut également et surtout des narratifs qui impriment les représentations sociales et les comportements. Ces narratifs peuvent être diffusés à travers les formations, les débats et aussi les créations littéraires et artistiques dont les chansons, les pièces de théâtre, l’art de la rue… In fine, force est de reconnaître que la décentralisation de la gestion des affaires publiques, contrairement à la simple déconcentration des services administratifs, exige une participation citoyenne et, en conséquence, s’accompagne de changements culturels.  La décentralisation nécessite donc de l’engineering social auquel peuvent contribuer les réseaux sociaux. Il s’agit, en effet, de muter de la culture de centralisation avec ses réflexes conscients et inconscients vers une culture de décentralisation où la dévolution des pouvoirs appelle un sens de responsabilité partagée entre structures locales, régionales et centrales. Le contexte actuel de méfiance à l’égard des institutions du pouvoir central peut jouer en faveur d’un accueil favorable à la décentralisation et la mobilisation des pouvoirs en place pour la réalisation des projets de développement. Plus que jamais, l’efficacité des politiques de développement nécessite aujourd’hui la mobilisation de toutes les ressources,  particulièrement humaines, et la mobilisation de ces dernières exige une adhésion aux projets qui favorisent la participation citoyenne et la proximité des centres de décision.

R.Z.

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