News - 01.05.2020

Malek Ben Salah: Quelle stratégie proposée pour le déconfinement des terres domaniales

Lettre ouverte à M. Le Ministre des domaines de l’Etat et des Affaires Foncières: Une stratégie proposée pour le ‘’déconfinement‘’ des Terres Domaniales

Par Malek Ben Salah - Contrairement à ses prédécesseurs, le chef de gouvernement, conscient du rôle que peut jouer le secteur agricole dans le pays, l’a classé à juste titre parmi ses priorités. Les anciens de ce secteur ne peuvent qu’applaudir à une vision aussi responsable, je me permets, en tant que vétéran dans ce secteur, d’émettre ces quelques recommandations à partir de la modeste contribution que j’avais apportée dans la construction de l'Etat-national de l’après-indépendance. En m’adressant pour cela au ministre des Domaines de l’Etat qui est certainement le ministre le mieux placé à l’amont du secteur aujourd’hui, en l'espèce, la mise en place d’un programme pertinent qui fera de l’Etat la locomotive de la reconstruction de l’économie du pays, et notamment de l’économie agricole et rurale.

M. le ministre des Domaines de l’Etat,

Vous savez sans doute qu’on vous a confié la gestion de la plus grosse fortune de Tunisie, et qui comprend rien que, pour l’agriculture, la gestion de plus de 500.000 ha des sols les plus fertiles de Tunisie. Ce qui constitue une véritable gageure même à l’heure du numérique ; le saut ne peut se faire sans d’importantes réformes préalables !

Tous vos prédécesseurs ont raté le coche, ne s’étant pas fixé au préalable les objectifs à atteindre, la plupart s’étant déguisé en ‘’de vieux bourgeois melleks de ces terres’’ qui se contentent d’un modeste usufruit لا يُشبع و لا يُغني من جوع. Le résultat de cette gestion anachronique et irresponsable, a fait perdre à l’Etat des sommes colossales sur son budget et un temps fou. Un véritable gâchis auquel il  faut mettre un terme ! Cependant, et peut-être le plus grave, ce comportement n’a fait qu’empirer ; le statut et le rôle de ces terres restent entièrement posés : ni l’Etat ni la population… n'en ont profité.

Une agriculture aux multiples fractures qui impactent les terres domaniales

Pour l’agriculture tunisienne, les fractures forment de véritables carrefours de contradictions (fracture agricole, fracture alimentaire, fracture sociale…) entre petits, moyens et gros agriculteurs dont le plus riche est l’Etat avec ses terres domaniales. Sur les 5,3 millions d’ha de terres, et, il a été dénombré 516.000 exploitants agricoles, qui vivent pour 75% d’entre eux de moins de 10 Ha, pour 22% parmi eux d’exploitations dites moyennes de 10 à 50 ha et pour 3% de grandes exploitations de plus de 50 ha. Le niveau d’instruction est, pour notre grande honte - au pays de Bourguiba - avec 84% d’entre eux qui n’ont pas le niveau primaire ; 14% ont un niveau secondaire ou professionnel, alors que seulement 3%  (16.500 exploitants) ont suivi des études supérieures.

L'analphabétisme est estimé à 46%. Cette situation est due aussi bien à des consensus, à l’origine  nationaux mais qui se poursuivent suite à des pressions politiques non avoués, comme on peut les mettre sur le compte de la mondialisation ou de la rapidité des évolutions technologiques…. Autant de fractures qui laissent un profond sentiment de déclassement dont souffrent de larges franges d’agriculteurs, réellement exploités par la collectivité, par le consommateur et par une foule d’intermédiaires… ; l’Etat ayant  ignoré ces fractures il doit faire face au défi le plus crucial à surmonter.

Aujourd’hui, tout concepteur et développeur chargé de travailler sur le développement régional et sur la ruralité de ‘’l’après crise sanitaire’’ doit en tenir compte.

C’est donc de l’énorme fortune détenue et gérée par notre  ‘’richissime’’ Ministère des domaines de l’Etat – qu’on devrait repartir pour redonner à chacun son dû et remettre les pendules à l’heure. Ce Ministère, se devant d’occuper une position centrale dans la sortie de cette crise sanitaire et économique. Il est, à mon avis, appelé à contribuer par la conception (1) d’une restructuration de ces terres qui, s’appuie sur l’exploitant ‘’enraciné dans la terre’’ et de l’exploitation en tant ‘’qu’entreprise de base’’ à démarrer dès les débuts 2021 ; et (2) d’autre part, de débarrasser l’Etat d’une charge qui ne peut être la sienne : cette structuration qui a fait de lui, à tort, un exploitant de la terre, un patron, un ouvrier, un marchand… qu’il s’est attribué, au fil du temps, suite à l’appropriation de ces terres.

Il s’agit de lancer une restructuration qui intègre des actions qui brisent ces fractures multiples, introduisent l’esprit d’entreprise rare dans le secteur et que les régimes successifs n’ont pas encouragé. Une structuration qui permet  d’innover, de contribuer à la production agricole, au développement d’une agro-industrie, de services communs et des emplois de diverses natures.…

Restructurer les terres domaniales, seule voie de sortie régionale et nationale de l’après-crise

L’existence depuis si longtemps, d’un nombre aussi lourd de fractures agricoles ne peut qu’impacter négativement les terres domaniales en plus des mauvaises méthodes de gestion adoptées à travers ces années. Ce qui ne peut, presque, plus permettre d’entrevoir une sortie de la crise économique que subit le pays, surtout quelle est doublée aujourd’hui par une crise sanitaire qui a détourné toutes les attentions et consommé les rares ressources financières mobilisables.

La situation dont on hérite aujourd’hui ne devant pas s’éterniser davantage, aussi faut-il rechercher une solution pour trouver la plus juste façon de capitaliser cette énorme fortune/manne du ciel, si malmenée et depuis si longtemps, que forment les terres domaniales. Pour cela, que vous soyez conservateur, réactionnaire ou progressiste… une seule voie est devant nous pour l’après-crise sanitaire. Il faudra abandonner cette malheureuse idée de l’Etat qui est à la fois, exploitant agricole, patron et ouvrier, marchand de légumes et fruits ou grossiste de céréales ou d’huile d’olive… ! Il faudra décider de:

(1) recourir à la cession de ces terres aux Professionnels de cette activité ; c’est-à-dire à de jeunes agriculteurs ‘’de père en fils’’ ou à des diplômés en agriculture ou en gestion à un prix acceptable, débarrassant par la même occasion, l’Etat d’une charge qu’il s’est attribué, suite à la faible expérience des gouvernants lors de l’appropriation de ces terres et durant les années qui ont suivi ;

(2) il s’agira, bien entendu, de trouver les capitaux nécessaires à une relance de l’agriculture au moindre coût, ce dont l’Etat ne dispose pas. La revente devra s’accompagner donc d’une restructuration de ces terres qui cible la création d’emplois de  ‘’chefs d’exploitations’’ originaires de la région, formés, instruits et jeunes …

Les produits financiers des ventes sont reversés dans un fonds spécial, dont l’objectif est d’offrir, aux enfants d’agriculteurs et aux diplômés mentionnés plus haut, une ligne de crédit pour le financement, le subventionnement et la modernisation des nouvelles structures (exploitations moyennes de 50 à 100 ha) créées à partir du domaine de l’Etat. Ces nouvelles structures formant une véritable task-force au service d’une agriculture plus performante et d’un milieu rural plus vivable.

Une Task-force structurante pour nos régions rurales et opérationnelle dès 2021

Si le développement industriel se fait à partir des industries qui forment les structures à améliorer, à renforcer, à étendre ou à moderniser…, le développement agricole a toujours été conçu de façon globale et par secteur, d’où le flou qui entourait ses objectifs qui ne pouvaient que différer d’une région à l’autre, d’un microclimat à l’autre, d’un écosystème à l’autre… d’où un départ en rangs dispersés qui ne permet d’atteindre des objectifs déterminés. Dans l’approche proposée qui fait de l’exploitation ‘’l’entreprise de base’’ du développement du secteur agricole tout comme pour l’industrie…, notre proposition est axée sur une restructuration des fermes domaniales en exploitations moyennes dirigées par une jeune génération d’agriculteurs capables de relancer le secteur, avec une productivité et une rentabilité satisfaisantes et de solutionner ainsi une problématique qui traîne depuis longues années à la fois pour L’Etat et pour La Profession. Structuration qui permettra de dynamiser la gestion de ces exploitations grâce à un esprit d’entreprenariat qui, à l’instar d’une startup, va différencier ce type de structure (quelque peu innovante) par une meilleure orientation de son potentiel de croissance économique. Dans ces cas, l’innovation ira de pair avec l’esprit de solidarité et permettant l’adoption du travail en groupes à travers des associations d’intérêt collectifs, des coopératives, des sociétés… (De machinisme, d’approvisionnement, de commercialisation, de production et d’utilisation d’énergies renouvelables, de services ou d’études…) ; constituant de ce fait une task-force capable de rebâtir le secteur et d’imposer une vision compatible avec le XXIème siècle.

Un rôle déterminant à jouer

M. le ministre des Domaines de l’Etat,

Vous avez certainement compris que la mission dont s’était chargé l’Etat à travers le Ministère des domaines de l’Etat) n’est ni définitive ni souhaitable pour le pays. Il y a donc nécessité pour l’Etat d’y mettre fin, mais cela n’a fait que traîné depuis 1964 et que c’est à l’Etat de programmer les cessions à faire, dans l’intérêt du gouvernement et du pays. Sur un plan pratique, le passage des 500.000 ha de terres domaniales actuelles, sous forme de fermes plus ou moins bien gérées par des salariés soumis à une législation rigide inadaptée à ce secteur à une génération de jeunes exploitants ouverts au progrès, est très positif aussi bien sur le plan technologique que sociétal.

L’Etat n’ayant plus les moyens de faire face aux lourdes difficultés financières qui pèsent sur ces terres (même pour renouveler les moyens d’exploitation : matériel, réalisation d’investissements nouveaux nécessaires à l’intensification de la production…), et qui de plus,  n’a pas vocation pour ces fonctions de producteur et de gestionnaire d’exploitations agricoles, a tout intérêt de se débarrasser de ces contraintes si coûteuses pour ses budgets annuels pour se limiter à ses fonctions régaliennes comme il sied à une meilleure conception de la IIème République!

Le Ministère des domaines de l’Etat qui a hérité de ces terres domaniales qui avaient été gérées, auparavant, par le Ministère de l’agriculture sans qu’il n’ait réussi à adopter la politique que justifie leur fertilité et à valoriser ce capital que l’Etat s’est approprié…, comprend bien que sa création en 1990 n’était pas dû seulement à l’échec des modes de gestion antérieurs, mais cachait mal le contexte spécial que visait le régime de Ben Ali…, celui d’en faire une chasse gardée au profit des proches du régime… Il est donc temps de réviser aujourd’hui cette vision dans l’intérêt du pays ! La gestion de la terre a toujours été l’apanage des ‘’gens de la terre’’, même si la tenue de ce rôle est pleine d’embuches, il est nécessaire aujourd’hui, de ne la confier qu’aux plus avertis parmi ceux-ci surtout que la préoccupante situation financière du pays nous fait entrevoir, par-là, une porte de sortie de crise grande ouverte qu’il faut préparer au plus vite … !

Pour ce, il urge de former des équipes, parmi le staff de fonctionnaires employés par le Ministère des domaines de l’Etat, et de les charger de réaliser au cours de cette année 2020, les études de faisabilité préalables répondant à ce double objectif…leur encadrement par 1 ou 2 experts de haut niveau pour ce genre d’études ne peut qu’accélérer les résultats ! Ces équipes chargées de préparer ces études, ainsi que les experts qui les encadreront, doivent être choisis pour leur compétence, leur impartialité, leur efficacité, et pour leur non appartenance à des partis politiques ou à des groupes d’intérêts…, ainsi que pour leur sens de l’intérêt général et de ne pas brader des terres que des générations de gouvernants n’ont pas su valoriser.

M. le Ministre des domaines de l’Etat,

En se fixant comme objectif la cession de 100.000 ha par an on peut espérer réaliser l’opération en 5 ans. Avec une moyenne de 50 à 100 ha/exploitation selon la vocation des sols, il peut être créé dans les 700 à 800 exploitations par an, soit 700 à 800 de jeunes et compétents ‘’chefs d’exploitations’’ qui peuvent faire partie de la task-force, employant à leur tour, selon les systèmes de production 5 à 6 emplois/exploitation… soit quelques 4000 emplois et la sécurisation de 4000 familles. Par ailleurs, d’autres retombées d’un pareil programme vont être induites en parallèle. Un appel certain viendra booster les nouvelles structures sous forme d’activités clés impactant ces régions par l’installation de petites agro-industries qui vont s’agrandir et s’intensifier avec le temps, avec l’installation d’autres métiers et commerces (maçons, mécaniciens, agro fournisseurs ; mais aussi des spécialistes d’informatique, du numérique, de l’intelligence artificielle… tout ce qui peut impacter la qualité les résultats attendus). Donc et même si les avis peuvent diverger encore, après 9 années pilotées par des partis politiques sans doctrines ni objectifs et qui n’ont fait qu’enliser le pays dans une crise remontant à 2011, cette proposition concrète devrait retenir votre attention,  M. le Ministre des domaines de l’Etat, pour mettre vos équipes au travail. L’opportunité de créer une masse aussi importante d’emplois, tout en allégeant les charges de l’Etat, ne peut se renouveler à notre guise, et perdre celle-ci ne serait que gâcher du temps et de l’argent ; alors que je ne fais que, vous présenter, la Voie de s’en sortir au meilleur coût dès la fin de cette crise ! La transformation et l’animation d’un milieu rural trop monotone et peu attractif pour nos jeunes qui, de plus souffrent de chômage, ne peut se prolonger davantage.

Comment trouver les fonds pour financer et soutenir un programme pareil ?

La consigne maîtresse à adopter aujourd’hui, c’est de profiter de cette année de ‘’repos forcé suite au confinement’’ pour la transformer en une fourmilière productrice des études de faisabilité nécessaires aux lotissements et à la cession des terres domaniales, en vue de passer à l’exécution pour les 100.000 premiers hectares (ou peut-être 50.000 pour la première année) dès 2021.

La situation financière de l’Etat, d’une part, et de celle de notre jeunesse en chômage, d’autre part, sont bien connues et ne peut permettre de prévoir un autofinancement à demander à ces derniers. Le recours, encore une fois, à la mise au point d’un projet spécial de ‘’lotissement des terres domaniales et de promotion de l’exploitation agricole‘’ assorti  d’une ligne de crédit est indispensable au profit des bénéficiaires susmentionnés. Ceux ci ayant à rembourser ce crédit aux bailleurs de fonds. Pour ce, il est souhaitable de contacter soit l’Union Européenne avec la Banque Européenne soit à la GIZ avec la KFW pour leur présenter le projet, l’Etat donnant sa garantie tout comme pour les projets de la STEG ou de la SONEDE.

On compte, bien sûr, sur les capacités de négociateur de Monsieur le Ministre des domaines de l’Etat, pour convaincre nos partenaires qui avaient toujours soutenus les efforts de développement de la Tunisie et qui comprendront certainement la nécessité d’une profonde réforme telle que celle-ci.
Le projet spécial de ‘’lotissement des terres domaniales et de promotion de l’exploitation agricole‘’ comprendra:

Une ligne de crédit dont le montant sera reversée dans le fonds spécial, cité plus haut, tout comme les produits financiers des ventes des terres domaniales comme susmentionné. Ce fonds, qui peut bénéficier de dotations budgétaires de l’Etat, servira à financer l’acquisition de l’exploitation  telle que la limiterait l’étude et à fournir les moyens financiers (crédits et subventions) pour l’équipement et la modernisation des nouvelles structures (exploitations moyennes de 50 à 100 ha) créées à partir du domaine de l’Etat. Ces nouvelles structures qui forment la task-force destinée aux progrès à réaliser par le secteur et celles du milieu rural environnant.

Les moyens de fonctionnement, de formation et d’encadrement du projet.

Le bénéficiaire du projet, après une année de grâce et sous contrôle de l’Etat, devra rembourser annuellement au fonds spécial tous les crédits d’acquisition et d’équipement dont il aura profité, en dehors des subventions alignées aux textes existant par ailleurs.

Urgence signalée et à bon entendeur salut !

Malek Ben Salah
Ingénieur général d’agronomie, consultant indépendant,
spécialiste d’agriculture/élevage de l’ENSSAA de Paris