Des mesures à entreprendre par la Tunisie face au COVID-19: défis et opportunités
Face à la menace imminente (ou déjà avérée) en Tunisie de la pandémie «COVID-19», les Institutions publiques, doivent réagir urgemment et surtout coordonner leurs actions afin de la contenir et limiter ses dégâts La tâche n’est pas aisée eu égard à la situation socioéconomique actuelle du pays. Mais, on peut, déjà, formuler un certain nombre de propositions urgentes pour faire face à très court terme à ce fléau. Des propositions qui relanceraient l’économie Tunisienne sur le court, le moyen et le plus long terme.
I. Analyse de la situation actuelle
L’Etat tunisien, comme la plupart des pays en développement, n’a cessé d’accumuler ces dernières années la dette avec une ampleur et un rythme très élevé. En effet, depuis 2011, la dette évolue à un rythme croissant pour passer de 40% du PIB en 2010 à 75% du PIB en 2019 dont plus des deux tiers (69,7%) sont libellés en devises.
Cette augmentation, trop rapide, de la dette, dans un cadre de croissance économique à tendance baissière depuis 2012, a ramené le pays à se financer à des conditions de moins en moins avantageuses suite aux dégradations successives des notations du risque souverain1 et donc entrer dans un cercle vicieux de financement qui désavantagera les futures générations.
Il est important de souligner que la dette en Tunisie doit être considérée très inquiétante car elle est utilisée particulièrement pour financer les salaires et la compensation. Et ce, lieu de relancer l’investissement de développement et d’infrastructure et démarrer les réformes structurelles tant attendues pour mettre en place un nouveau modèle économique qui répond aux attentes de cette démocratie balbutiante qui depuis 2011 cherche encore son chemin.
Dans la conjoncture économique actuelle, avec la crise sanitaire du COVID-19, la crainte est que la dette en Tunisie ne devienne problématique et non soutenable, vue que les ressources en devises2 devraient diminuer. Ces ressources en devises sont indispensables pour redresser le solde commercial, rembourser les dettes engagées et financer les mesures d’urgence que l’Etat Tunisien a commencer à mettre en place au détriment de l’investissement3.
En effet, les mesures de distanciation prises par les autorités publiques tunisiennes pour maîtriser et arrêter la propagation du COVI-19 ont ralenti voire, mis à l’arrêt l’activité dans la plupart des secteurs économiques (industries et services). Ces mesures vont à leur tour mettre un sérieux coup de frein à la croissance économique, au moins au cours du premier semestre 2020. Le démarrage de l’activité économique serait difficile si des mesures draconiennes ne seraient pas adoptées pour soutenir à la fois la demande et l’offre sans trop augmenter l’endettement.
Sortir de cette situation, est la responsabilité de tous les acteurs économiques, qui doivent gérer l’urgence mais faire également preuve de responsabilité pour relever les défis et empêcher les pires scénarios.
Les autorités publique et monétaire seraient mises à rude épreuve car il leur incombe de maintenir une certaine stabilité et éviter le balancement des conséquences négatives vers les acteurs les plus vulnérables.
Malgré la complexité de la situation, elle pourrait être un moment crucial pour la Tunisie, qui devait prendre des mesures courageuses et immédiates, que les différents gouvernements passés n’avaient pas eu le courage de prendre. Des réformes qui seraient, sans doute, coûteuses face à un choc complexe4, mais qui pourraient stabiliser la situation économique et faire éviter au pays de sombrer dans une tourmente sans fin. D’autant plus qu’il va devoir opérer dans un environnement où l’économie mondiale est figée et où, probablement, l’impact de cette «pandémie» sur les économies développées sera pire que celui de la crise financière de 2008 et une récession économique aiguë pourra être au rendez-vous.
La Tunisie doit relever plusieurs défis sur différents espaces temporels mais surtout dans un cadre macroéconomique global où toutes les autorités doivent orienter leurs stratégies à court et moyen vers une allocation optimale des ressources disponibles afin de générer un point d’inflexion et d’inverser la courbe de la croissance économique qui va continuer sa descente, au moins les deux prochaines années.
Le choc du COVID-19, en tant que choc d’offre et de demande, a poussé les autorités tunisiennes à adopter des mesures urgentes pour soutenir le pouvoir d’achat des tunisiens en mobilisant et allouant, d’une manière efficace les ressources financières disponibles à court terme afin de soutenir les classes sociales les plus vulnérables. L’ampleur de l’impact financier de cette pandémie sur les entreprises dépend de leurs tailles et de leurs secteurs d’activité et leurs marchés et par conséquent, les mesures que le gouvernement actuel a entamé devraient se transformer en mesures d’aide et d’accompagnement afin d’éviter l’amplification du chômage et la perte des marchés. Mais il est important de souligner que le gouvernement doit préserver le pouvoir d’achat de la classe moyenne qui sera le moteur du dynamisme entre l’offre et la demande garanti la reprise de l’activité économique dès la fin de cette distanciation.
La pénurie des ressources de l’Etat et la nécessité d’agir en urgence, impose dans l’immédiat, l’évaluation des ressources existantes dans l’économie (humaines et financières), pour déterminer les canaux à mettre en place et les redéployer de la manière la plus efficace possible afin de pouvoir évaluer le besoin d’endettement extérieur à engager dans le futur le plus proche.
II. Les propositions
La collecte des ressources financières à l’échelle nationale est une priorité. Il sera par la suite question de prendre les mesures nécessaires pour les évaluer et les ajuster, à temps réel, selon l’appréciation de l’impact de cette distanciation sur les différents acteurs économiques. La hiérarchisation de ces mesures doit être évaluée par rapport à leur urgence.
A. Les mesures urgentes à entreprendre
1. L’Etat doit émettre dans l’immédiat, un emprunt obligataire à long terme ouvert au public «emprunt obligataire national de solidarité»5 ;
2. Veiller à ce que les mesures de distanciation soient respectées afin d’arrêter la propagation du COVID-19, sans quoi toutes les mesures et restrictions adoptées seraient inutiles et coûteux et à cette fin il faut :
• Constituer des groupes de représentants de la société civile, bénévoles qui seraient sous la tutelle des ministères concernés, pour s’assurer que les mesures sociales prises par le gouvernement soient appliquées dans les meilleures conditions;
• Veiller à la bonne application et au respect des mesures de confinement et recourir à un durcissement des sanctions en cas du non-respect ;
3. Créer plusieurs fonds de solidarité destinés à soutenir les classes les plus démunies, les microentreprises et les indépendants et les PME touchés par cette pandémie. Des fonds transparents qui seront contrôlés par des indépendants et des représentants de ces classes;
4. Protéger les grandes entreprises qui représentent 0.1% du tissu industriel tunisien6, créatrices d’emploi. Ces entreprises avec lesPME, seront l’un des moteurs de la relance économique à la fin de cette crise. Ainsi, il est important de préserver leur trésorerie pour qu’elles puissent continuer à soutenir leurs travailleurs et éviter l’augmentation du chômage qui est déjà très élevé, particulièrement celui des diplômés;
5. Commencer par préparer un plan de stabilisation et de relance de l’économie en envisageant le pire des scénarios afin d’avoir une marge de manoeuvre surtout que cette pandémie ainsi que ses conséquences vont bien perdurer.
B. Les mesures à poursuivre et à entamées après la fin de cette pandémie (de court et moyen termes)
1. En sus des mesures prises par les autorités publiques en terme de révision de la loi des finances 2020 au profit du secteur de la santé et l’aide aux classes vulnérables, il est impératif de poursuivre l’investissement dans le secteur de la santé publique en créant des créneaux de centres hospitaliers qui desservent la totalité de la population aussi bien dans les zones urbaines que rurales. Il faut également investir dans l’acquisition et la mise en place des équipements modernes et sophistiqués qui permettront l’accès à un système de santé efficace et numérique permettant l’accès à certains services indispensables tels que la télémédecine généraliste, la transmission d’alertes de problèmes de santé, la transmission de documents officiels digitalisés, etc. Un tel investissement permettra la mise en place d’un premier noyau de développement dans les régions défavorisées car il va les ancrer aux autres régions. Il va également mettre en place un cadre favorable et efficace à l’exercice de ce métier et inciter le corps médical à se déplacer dans les régions démunies. Un tel investissement serait urgent dans la situation actuelle d’abord pour lutter contre cette pandémie et par la suite pour valoriser ce secteur vital qui souffre d’une infrastructure hospitalière amortie mais qui dispose d’un corps médical compétent et efficace qui, malheureusement se tourne de plus en plus vers l’étranger depuis 2012;
2. Assurer la stabilité politique et confirmer la souveraineté de l’Etat pour imposer aux différents partis politiques et aux syndicats d’exercer dans leur cadre légale7.
Face au COVID-19, le gouvernement actuel a pu se montrer capable de rétablir la souveraineté de l’Etat à travers la prise et l’application des décisions fermes et audacieuses en vue de limiter la propagation et les dégâts socio-économiques de cette pandémie. il doit continuer à prendre les décisions optimales, en favorisant «le plus important à l’important» dans une optique de visibilité et de clarté des objectifs de court, moyens et long termes.
3. Prendre des mesures en faveur de la mobilité des travailleurs dans le secteur public vers les activités et les régions qui connaissent une pénurie de main d’oeuvre et ce afin d’assurer une meilleure allocation des ressources et meilleure gouvernance en prenant les mesures nécessaire pour accroitre la productivité dans ce secteur;
4. Opter pour des réformes plus audacieuses et décisives, dans les secteurs de l’enseignement, de la recherche scientifique et de la formation professionnelle, qui vont recadrer et gérer les moyens et les objectifs avec beaucoup plus de transparence en termes d’allocation des financements et de détermination des priorités. Ceci permettra d’arrêter l’affluence sur le marché du travail des diplômés qui ne répondent pas aux besoins du marché de travail et de valoriser le capital humain tunisien, qui a fait preuve de ses compétences face au COVID-19 ;
La coordination entre ces trois secteurs et l’UTICA est impérative afin que cet output participe activement à la réalisation des nouveaux objectifs de la croissance et du développement économiques tels qu’ils devraient être identifiés par les autorités publiques.
Cependant, ce recadrage ne peut être le seul fait de la puissance publique. Un consensus national doit donc émerger à cet effet, qui doit décider de la nature des connaissances à transmettre, générales ou spécialisées, pour former une main-d’œuvre qualifiée et créative qui maîtrise les nouvelles technologies et les connaissances numériques dans différents domaines pour mieux répondre aux besoins des entreprises. Sans une infrastructure de qualité des universités et des centres de formation, il est difficile de fournir une main-d’œuvre qualifiée et employable et par conséquent les taux d'absorption sur le marché du travail resteront faibles;
5. La Banque Centrale, indépendante depuis 2016, a pu ces dernières années forcer les banques à financer l’Etat d’une manière indirecte. Or face à cette situation de crise pandémique, la Banque Centrale doit se préparer à adopter des mesures non conventionnelles, telles que celles adoptées par les Banques Centrales des pays développés au cours de la crise financière de 2008, pour sauver les secteurs stratégiques qui seront les plus touchés et soutenir l’Etat dans l’accomplissement de ces objectifs d’urgence;
6. Les banques doivent se concentrer sur les mesures exceptionnelles qu’elles ont déjà entamées pour soutenir le pouvoir d’achat et réduire la pression sur les entreprises. Un appui effectué dans le cadre d’une stratégie nationale sous l’égide de la Banque Centrale8.Or ces mesures risquent d’être reconduites et donc il est important de protéger les banques, en mobiliser d’autres ressources, afin de les utiliser comme un tremplin pour appuyer la relance de l’économie;
7. L’adoption de nouveaux instruments de Finance Sociale afin d’aider les services publics sociaux à améliorer leurs prestations.
En effet, la question du développement régional passera au premier plan à la fin de cette crise que les classes défavorisées subiront de plein fouet et l’urgence de l’identification et de la mise en place des projets innovants et efficaces, sera une priorité pour ne pas creuser de plus en plus l’écart social et établir un premier noyau de confiance entre les autorités et cette classe marginalisée. Les instruments de finance durable, tels que la finance participative (cowdfunding), les SIB (Social Impact Bonds) et la micro finance s’avèrent très efficaces pour encourager l’investissement privé dans des projets sociaux sans que les partenaires privés ne prennent de risque9. Le développement et le rattrapage des régions ne pourront se faire concrètement qu’à travers l’investissement public dans des grands projets innovants et créateurs d’emplois.
8. Il est important de contrôler l’inflation afin d’éviter, un éventuel choc, des prix et de change, suite au retour de l’échange commercial à son rythme, au moins pour les premiers mois après l’abolition des mesures adoptés par la Tunisie et nos principaux partenaires commerciaux La baisse du taux d’inflation de 7.3% en 2018 à 6.7% en 2019 et à 5.9% en janvier 2020 est due essentiellement à la baisse du rythme de la hausse des prix des produits de consommation particulièrement les prix des denrées alimentaires10.
Or dans le contexte mondial et la situation critique de notre premier partenaire commercial ainsi que la fermeture provisoire des frontières entre les pays, dont la durée demeure non connue, pourrait réduire les échanges commerciaux et donc conduire à une flambée des prix des produits importés particulièrement les céréales.
9. La Tunisie, qui depuis 2011, a du mal à réduire son taux de chômage qui dépasse les 15% particulièrement celui des diplômés (28% en 2019) et à freiner sa perte de compétitivité vis-à-vis du marché européen, doit diversifier ses partenaire et déployer ses efforts en vue de planifier et orienter très rapidement ses politiques de développement dans le sens de la création de conditions propices à la réalisation des objectifs du traité COMESA11 surtout que les principaux pays européens partenaire de la Tunisie sont les pays les plus touchés par le COVID-19 dont les conséquences sur la croissance économique seront désastreuses.
10. Aider et Investir dans la modernisation du secteur agricole qui malgré sa vulnérabilité, demeure stratégique et d’une importance « économique et sociopolitique »12 indéniable et ce pour son rôle en termes de sécurité alimentaire, de réduction de la pauvreté et de la création d’emploi ainsi que sa participation aux exportations. Des stratégies et des mesures indispensables doivent être adoptées pour le rendre solide et compétitif avant le de passer à la concrétisation de l’ALECA.
III. Conclusion
La coordination des politiques entre les autorités budgétaires et monétaires est essentielle pour garantir l'efficacité des politiques économiques engagées à travers le recours à des scénarios de politiques mixtes qui peuvent être plus efficaces et moins coûteux en terme de temps, un facteur des plus décisifs dans la situation actuelle.
Hajer El Ouardani
Docteur en sciences économiques
Diplômée de l’Université Sophia Antipolis de Nice (France)
1) 7 fois depuis 2011.
2) Suites à la baisse anticipée de ses exportations, de ses recettes touristiques malgré le bilan positif de 2019, la baisse anticipée de sa production, etc
3) Que la politique monétaire l’a fixé comme objectif de moyen terme suite à l’adoption de politique d’accumulation d’épargne en 2019. Il faut noter que, le taux d’épargne en Tunisie est passé de 15.7% en 2011 à 8.5% en 2019 et celui de l’investissement est passé de 21.9% en 2011 à 18.5% en 2019. Ce qui est inquiétant.
4) Le COVID 19 est un choc complexe à la fois de l'offre, de la demande et des marchés financiers. Voir Kenneth Kim (2020), « COVID-19 Economic inpacts », KPMG Economics, 19 Mars, https://www.kpmg.us/content/dam/kpmg/pdf/2020/covid-19-impact.pdf
5) Nabli M.K. (2020), « Le temps de la solidarité plutôt que celui de la discorde »,Businss News, 30 mars. https://www.businessnews.com.tn/le-temps-de-la-solidarite-plutot-que-celui-de-la-discorde,526,96899,3
6) Bouali Mounira (2012), Caractéristiques du tissu industriel tunisien en 2011 : Cadre institutionnel et financement des PME. ITCEQ, n° 22.
7) Afin de réduire les pressions sur les autorités et les pousser à prendre des décisions à la hâte pour éviter le mécontentement sociale7. Des décisions qui n’ont engagé que l’Etat tunisien et dont les conséquences ont coûté chers en termes de temps et de financement et son impact sera pire sur les futures générations à cause des mauvaises décisions et mauvaises politiques économiques mises en place.
8) *Le soutien des particuliers en allégeant le coût des crédits et les charges financières des entreprises à travers la baisse du taux directeur de 100 points de base pour le situer à 6.75% et en reportant le payement des mensualités de certaines catégories de particuliers8 et d’entreprises8 durant la période allant du 01 Avril jusqu’au 30 juin 2020 ;
* Le transfert, par anticipation des frais de séjour au profit des étudiants et du professionnel en formation à l’étranger ;
* L’Offre de la liquidité nécessaire aux banques afin qu’elles puissent continuer à exercer leurs activités.
*L’appel aux banques et aux établissements financiers à suspendre la distribution des dividendes au titre de l’exercice 2019 et à arrêter toutes opérations de rachat de leurs actions.
9) C’Etat qui prend entièrement en charge le risque et où il s’engage à payer les rendements sur le capital investi en contrepartie de meilleurs résultats sociaux.
10) Une augmentation de 4,4% en janvier 2020 après avoir été de l’ordre de 5,8% au cours du mois de décembre 2019 où l’augmentation des prix des céréales était de 12,5% 2019.
11) Telles que définies par l’article 2 de l’accord du marché commun de L’Afrique Orientale et Australe (COMESA)
12) Rapport de synthèse sur l’agriculture en Tunisie (2019), réalisé dans le cadre du projet d’appui à l’initiative ENPARD Méditerranée. https://www.iamm.ciheam.org/ress_doc/opac_css/doc_num.php?explnum_id=18243
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Une analyse raisonnable dans le cas ou : - les taux de chômage ne se multiplient pas par 2 voir même plus. - les entreprises composées en majorité de PME arrivent à surmonter la crise qui peut durer plusieurs mois. - les salariés en majorité inférieur à 1000 DT/ mois sortiront de cette crise avec des dettes lourdes. cela sans parler du PIB. du tourisme et des entreprises publiques et des charges salariales lourdes sur la balance des paiements.