L'Edito de Taoufik Habaieb - Ruptures, reconstruction…
La troisième guerre mondiale s’est subitement déclenchée. Brutalement, instantanément, de tous contre tous, en un troisième type, asymétrique. Toutes les amarres ont lâché, même celles qu’on croyait les plus solides, indéfectibles. Ni grandes puissances, ni régimes forts, ni regroupements de pays, ni économies prospères, ni sociétés unies : tout a implosé en cascade.
Un mot s’est soudainement éclipsé : la solidarité. La vraie! Ni entre les pays et les peuples, ni entre les communautés et les individus. C'est désormais l'égoïsme absolu. Dans ce "chacun pour soi" planétaire, les Etats-Unis renoncent à leur leadership, l’ONU et son système bégayent, le FMI et la Banque mondiale toussotent, l’Europe se confine, le multilatéral est à l’agonie.
Un autre sentiment l’a remplacée : la peur. Elle s’est installée. Face à la mort par contamination, de faim, de faillite, l’angoisse serre la gorge, crampe l’esprit, noue les tripes, envahit le cœur. Que l’humble citoyen, nanti ou dépourvu, y succombe, nous pouvons le comprendre, mais que le gouvernant qui s’était porté volontaire pour servir la nation s’en trouve paralysé, c’est la catastrophe annoncée.
Au lieu d’agir, nombreux sont ceux qui s’agitent et en profitent.
Au lieu de défendre la Constitution, des assoiffés de pouvoir veulent s’arroger des droits indus.
Au lieu de protéger le peuple, des députés cherchent à se protéger. Au lieu de servir, ils s’acoquinent avec des trafiquants parés d’immunité et persistent à se servir.
De nouveaux riches, en criminels de guerre, comme dans toutes les guerres, pandémies et révolutions, se gavent goulûment. Dans l’impunité.
Laissons à l’après-crise le bilan des gouvernants, des trafiquants et des poltrons. Il y a plus urgent. La gouvernance de crise en état-major de guerre tarde à se mettre en place. La vitesse de propagation du virus n’a pas été contrée par la célérité salvatrice des décisions vitales. L’approche globale, pertinente, cohérente et intégrée n’est pas encore la vertu cardinale pratiquée.
Il faut avoir le courage d’admettre les immenses pertes annoncées. Des morts, des faillites, des licenciements, des divorces, des ruptures sociales, une année scolaire blanche, des récoltes abandonnées, des hôtels vides… Lourds seront les dégâts.
Un chambardement total et profond qui n’épargnera ni notre mode de vie, ni notre rapport à l’autre, ni notre cohésion sociale, ni notre mode de travail et de production.
Toute gouvernance est remise en cause. Du sommet de l’Etat à l’entreprise, la famille. L'ordre d'hier est le désordre d'aujourd'hui, voire le chaos de demain. Seul le courage primera, avec le leadership, l’anticipation, la capacité de protéger l’autre et tous.
Faire de la survie le combat premier est la véritable communauté de destin pour l’humanité, pour les Tunisiens. Sauver l’être, préserver ce capital humain le plus précieux est la condition première de toute résilience. Sauver l’entreprise, petite et grande, l’exploitation agricole et la barque de pêche, le berger et son troupeau, est l’acte fondateur de survie aujourd’hui et de relance demain.
Sauver l’essentiel, c’est aussi et surtout secourir d’urgence les sans-revenus. Avec plus de la moitié des Tunisiens vivant d’activités informelles, près de 3 millions de nos concitoyens qui s’enlisent en dessous du seuil de pauvreté et les perspectives de licenciements massifs, de mise en chômage technique, la révolte des affamés s’annonce dans les faubourgs, comme partout, violente, dévastatrice.
La sortie de confinement est l’urgence à ne guère omettre. Remettre l’économie en marche, ainsi que tous les autres rouages de la société, se prépare aujourd’hui. En préservant l’essentiel, en renflouant la trésorerie de l’entreprise, comme de l’exploitation agricole, en maintenant ses salariés, véritables trésors de savoir-faire et de qualifications, et en fixant les balises des circuits de distribution organisés, un préalable déterminant sera garanti.
Après la rupture, doit s’engager la reconstruction. Rien ne sera plus comme avant, et tout devrait être bâti sur de nouvelles bases. Dans cette épreuve, toute l’opportunité est de se remettre en question, de chasser le superflu, pour ne garder que l’utile, de traquer le gâchis, pour le faire supplanter par le nécessaire, pour reconsidérer le rapport à l’autre, à la vie.
Aucune guerre ni pandémie n’ont anéanti l’humanité. Mais elles ont toutes déterminé ses destins. Dans l’inégalité, au-delà des fortunes précédentes, selon les comportements, la capacité de gestion, les enseignements tirés.
Gagnons ce pari !
Taoufik Habaieb
Edito de Leaders Magazine, N° 107 - Avril 2020, dans sa nouvelle version digitale, gratuite