Ahmed Friaa : Coronavirus et Après ?
Plusieurs termes, d’usage peu courant auparavant, sont devenus, en quelques semaines, présents dans la bouche de tout un chacun : Coronavirus, covid-19, confinement, pandémie, etc.
Il est extrêmement rare qu’un média ne cite pas, parmi ses informations et en boucle, l’un de ces termes, et c’est vrai dans toutes les langues. Il s’agit pourtant d’un agent infectieux, invisible, de quelques dizaines de nanomètres de diamètre (un nanomètre vaut un milliardième de mètre !), qui en est à l’origine.
Un être nanométrique, qui a du mal à se faire classer parmi les êtres vivants, a réussi en peu de temps à désorganiser la vie humaine, obliger des centaines de millions de gens à rester cloitrés chez eux, créer le désarroi chez les responsables politiques, et réaliser ce que même les grandes guerres n’ont jamais réussi à faire, transformer les places les plus prestigieuses au monde en des déserts désolants.
A Pékin, Rome, Milan, Venise, Paris, Londres, Berlin, New-York, Madrid, Delhi et dans bien d’autres grandes citées, les rues sont désespérément vides. Tout le monde a peur.
Ce qui est encore plus sournois, c’est que ce petit virus a obligé tous les pays à lui déclarer la guerre, alors qu’il est non seulement invisible mais il prend un malin plaisir à utiliser les individus comme bombes à retardement. Ce qui est paradoxal, c’est que ses propres soldats ne sont autres que nous-mêmes, êtres humains, qui devenons ainsi, involontairement et malgré nous, les porteurs potentiels des charges virales devant infecter nos propres concitoyens !
Le coronavirus a néanmoins le mérite de nous faire prendre conscience de nos propres turpitudes, de nous signifier que nous avons atteint le seuil de notre incompétence et qu’il nous faut désormais une véritable remise en question.
Ce que, malgré leur puissance, les réseaux sociaux et les technologies modernes n’ont pas réussi à bien démontrer, cet agent invisible l’a fait : étaler au grand jour les insuffisances des politiques publiques et les travers de ces modèles de développement basés essentiellement sur les concepts de rentabilité, de compétitivité et de tout transformer en produit marchand. Il démontre surtout que rien ne vaut les dépenses destinées à la santé de l’être humain et à son bien être.
Oui, je pense que nous assistons à une fin de cycle dans l’évolution des sociétés humaines. Ce terme de cycle mérite que l’on s’y attarde un peu.
Dans différentes sciences, et en particulier en sciences de l’ingénieur, de nombreux phénomènes se caractérisent en effet par des cycles composés généralement de trois phases. Une première phase, dite primaire ou transitoire, caractérisée par une forme d’instabilité et de réarrangement des particules constituant le système matériel étudié, suit ensuite une phase de relative stabilité, dite phase secondaire ou stationnaire avant de céder la place, enfin, à une troisième phase, dite phase tertiaire ou de rupture qui, par le dépassement de certaines limites, annonce la fin d’un cycle et conduit à l’effondrement du phénomène étudié.
L’histoire nous apprend que de tels cycles sont également enregistrés dans l’évolution des sociétés humaines. Ce fut le cas, à titre d’exemple, au moment de la révolution industrielle, avec le grand bouleversement que celle-ci a induite, sur les plans économique, politique, social et culturel, après une phase transitoire qui a duré quelque temps.
Elle a marqué le passage d’une société agraire à une société industrielle, urbanisée. Ce fut ensuite le cycle de la société post industrielle, avec l’apparition de l’ordinateur, des robots et de machines de plus en plus performantes et où s’est opéré, à partir des années 70 du siècle dernier, un passage remarquable vers la société de services. S’en est suivie la révolution numérique et le passage, à compter des années 90, à des sociétés dominées, d’une part par le savoir, et d’autre part, une financiarisation excessive de l’économie, dans le cadre d’une économie de marché globalisée. Une société où le virtuel domine le réel.
Le cycle dont ce minuscule virus semble annoncer l’avènement de sa phase de rupture s’est caractérisé, malheureusement, par une dégradation de l’environnement, une concentration des richesses au profit d’une minorité, un appauvrissement de la biodiversité, un mauvais choix des priorités, une marginalisation des services publics et particulièrement ceux en lien avec la santé et le bien être des gens.
L’Homme vit désormais au-dessus de ses moyens, gaspille ses ressources naturelles et se croit maitre du monde. La maudite pandémie qui frappe la planète recommande beaucoup d’humilité et une véritable remise en question. Elle prouve surtout à quel point l’équilibre de notre écosystème est fragile.
Ce constat conduit naturellement à la question qui fera l’objet sans doute de nombreuses études dans l’avenir proche et qui s’énonce comme suit : Comment sera le monde d’après corona, dans le cadre du nouveau cycle qui s’annonce ?
Il s’agit d’une question cardinale qui doit interpeler tout le monde, car, et cette pandémie vient de le prouver, nous sommes tous embarqués dans un même bateau et si, par malheur il chavire, un grand risque est encouru par chacun.
Bien entendu, ce serait prétentieux de prétendre avoir une réponse pertinente à cette ô combien importante question. Il est en revanche possible d’émettre quelques idées forces en vue d’enrichir le débat à son sujet.
1-Il convient d’abord de bien prendre conscience que les grands défis qui guettent le monde de demain concerneront de plus en plus l’humanité dans son ensemble et que leur relève nécessite une véritable coopération régionale et internationale. Une coopération basée non point sur des intérêts particuliers et sur une domination du plus fort, mais sur un véritable partenariat dans un intérêt mutuellement et équitablement partagé. Que se réveille en nous cet « animal raisonnable », dont parlait déjà Aristote.
2-Il convient ensuite de prendre conscience de l’accélération du temps et de réfléchir à un système politique qui tienne compte de cet élément nouveau et de la réelle instantanéité de l’opinion publique. On ne peut, désormais, gérer les affaires publiques comme on le faisait par le passé.
3-Il convient en outre de trouver un bon équilibre entre une centralisation nécessaire pour une prise de décision ferme et rapide, dans le cadre d’un état de droit, et une indispensable décentralisation des services vitaux. Imaginez, à titre d’exemple, ce que serait la situation de millions de gens si les ressources primaires venaient à être coupées ou rendus inutilisables (eau et électricité, notamment) ? Les technologies modernes permettent précisément cette décentralisation.
4-Il convient enfin d’opter, à l’échelle mondiale et au niveau des pays, pour un modèle de développement autre, qui place au centre de toute politique publique, l’homme et son bien-être, qui préserve l’environnement, protège la biodiversité et garantit l’avenir des générations futures. Il est à espérer que les sommes colossales qui sont annuellement allouées à l’armement et au développement des moyens de destruction serviront davantage demain au développement humain, à l’éducation, la santé, la culture et la recherche scientifique en faveur d’un monde solidaire, paisible où chaque être humain peut vivre dignement.
5-A l’échelle nationale, je réitère mon appel pour que nous nous unissions autour de notre patrie qui va avoir besoin d’une grande unité nationale pour minimiser l’impact socio-économique de la crise que nous traversons et arrêtons de regarder au rétroviseur, au moment où de grands changements à l’échelle internationale sont attendus.
Regardons davantage vers l’avenir et préparons un pays où il fait bon vivre pour nos enfants et nos petits-enfants. Faisons de la diversité de nos opinions un facteur d’enrichissement mutuel plutôt qu’un facteur de division et d’exclusion de l’autre.
Nous ne manquons ni d’imagination ni de compétences pour atteindre cet objectif. Il suffit qu’on tire les leçons de nos erreurs et qu’on ait le courage de se remettre en question.
Respectons enfin le confinement que recommande la lutte contre cette pandémie, encourageons nos héros, médecins, infirmiers, agents de la santé, de la sécurité et de l’armée et tous ceux qui se trouvent au front pour combattre ce virus. Exploitons cette douloureuse période pour consolider les liens familiaux, pour lire, réfléchir et bien méditer. Evitons au plus que ce soit un temps perdu.
Ayons une pensée pour tous ceux qui souffrent, dans les pays frères et amis, de par le monde et souhaitons une fin proche à cette dramatique situation.
Et que Dieu préserve notre planète et notre chère Tunisie.
Pr. Ahmed Friaa